C'est fait : l'affaire de la vache folle est devenue, stricto sensu, une affaire d'Etat. Réclamant une indemnisation substantielle, deux des quatre familles françaises comptant une victime de la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob viennent de s'adresser au chef du gouvernement et au chef d'Etat. Faute d'une réponse positive dans les deux mois, elles engageront une action devant le Conseil d'Etat. Tout est consigné dans un courrier daté du 27 novembre 2001, signé de maître François Honnorat dont le cabinet est situé 7, rue Le Sueur dans le 16e arrondissement de Paris. C'est une lettre de 8 pages, accompagnée de multiples annexes sur supports papier ou informatique et adressée à «Monsieur le Premier ministre, Hôtel Matignon» ; une lettre dense qui nous rappelle bien des épisodes, parfois méconnus, de ce gigantesque et formidable dossier.Maître Honnorat, avocat des familles de Laurence Duhamel, décédée le 4 février à l'âge de 36 ans, et d'Arnaud Eboli, décédé le 24 avril à l'âge de 19 ans, explique que sa demande d'indemnisation «repose sur les carences des services de l'Etat dans sa mission de police sanitaire au regard des risques de contamination humaine par l'agent de l'encéphalopathie spongiforme bovine.» Tout indique en effet selon lui que les victimes ont été contaminées entre le mois de juillet 1988, date des premières mesures britanniques et le 27 mars 1996, date de la décision communautaire d'embargo général sur les viandes britanniques et leurs produits dérivés. «Cette période chronologique constitue au regard des délais d'incubation de cette maladie, du rythme de développement de l'épizootie britannique et de l'annonce du premier cas de contamination animale en France en 1991, la période très hautement probable de contamination des deux victimes» écrit l'avocat.Affaire française, affaire britannique, affaire européenne ? Maître Honnorat rappelle ici l'article 36 du traité de l'Union permettant à l'Etat français de prendre de manière unilatérale les mesures «d'interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d'ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux.» La liste des griefs «qui viennent au soutien d'un engagement de la responsabilité de l'Etat» peut être résumée de manière simple : Il s'est écoulé 13 mois (juillet 1988/août 1989) entre la première mesure britannique et la décision française du ministère de l'Agriculture d'interdire les importations de farines de viande britanniques. Il a fallu 25 mois aux autorités françaises pour suivre l'exemple britannique et interdire l'emploi des farines de viande. Il s'est écoulé six ans avant que la Communauté européenne n'interdise l'exportation des farines britanniques suspectes vers les Etats membres et huit ans avant que cette interdiction ne s'applique aux pays tiers. Il s'est écoulé huit ans avant que, pour prévenir les risques de fraudes ou de contaminations croisées, toutes les farines d'origine animale, à l'exception de celles issues de produits laitiers, mais y compris les farines de volailles et de «cretons», soient interdites pour l'alimentation des ruminants.Tous ces retards sont, il est vrai, d'autant plus surprenants quand on sait que la fabrication, la mise sur le marché et la distribution de compléments alimentaires et d'aliments pour jeunes enfants contenant des tissus bovins ou ovins présentant des risques de transmission de l'encéphalopathie spongiforme bovine sont interdites ou que des recommandations sont faites en matière de médicaments, de préparations pharmaceutiques ou encore de produits cosmétiques dès 1992. Pourquoi a-t-il fallu alors attendre 1996 pour que des mesures de protection plus générales (comme l'exclusion des abats à risques spécifiés) soient prises, mesures dont tout le monde reconnaît aujourd'hui le bien-fondé ?On dira, avec raison, qu'il est facile de réécrire l'histoire. On ajoutera que rien d'un point de vue scientifique ne permettait d'affirmer que le prion pathologique de la maladie de la vache folle pouvait contaminer l'homme par voie alimentaire. On soutiendra peut-être que les diverses décisions britanniques, françaises ou communautaires ont, quoique tâtonnantes, suivi grosso modo l'évolution des connaissances. A l'inverse, de nombreux éléments permettent de nourrir un violent réquisitoire, dire que les intérêts économiques ont toujours prévalu sur ceux de la santé publique, ajouter qu'en l'absence de confirmation du risque, ce risque existait bel et bien, soutenir que les multiples inconnues comme la haute dangerosité des maladies à prions appelaient sans conteste d'appliquer ce qui ne s'appelait pas encore le principe de précaution.Nous avons pleinement conscience, en écrivant ces lignes, de survoler ce qui, demain, sera analysé, soupesé, tranché par les servants d'une justice que l'on dit aveugle. Nous avons aussi conscience de l'immensité de la tâche qui attend les juges et de l'inquiétude qui doit commencer à gagner les esprits de tous ceux, et ils sont nombreux, qui, de près ou non, ont eu à traiter d'une affaire qui, prenons-en malheureusement le pari, deviendra de plus en plus explosive.