Pourquoi tombe-t-on malade ? Essentiellement par prédisposition génétique, par négligence, par malchance ? Une maladie dont nous pourrions dire sans aucun doute qu'elle est d'origine héréditaire, par exemple, ou encore qu'elle est due à une malencontreuse contagion, n'impliquerait pas notre responsabilité personnelle. En l'occurrence on pourrait nous plaindre, mais pas nous accuser de n'avoir pas su mieux gérer notre santé, désormais perdue. En revanche, contracter une affection que nous aurions pu éviter, ne pas tenir compte de certaines prescriptions hygiéniques et en conséquence tomber malade par notre propre faute, cela implique que nous allons manquer des heures de travail, que nous imposons des désagréments à notre entourage, que nous finissons par entraîner des pertes économiques pour la société si minimes soient-elles dans son contexte général.
Dans cette perspective, une maladie donnée serait comprise comme une possibilité d'enfreindre une obligation communautaire : la maladie comme non-respect d'un devoir social. Alors qu'une maladie attribuée à la malchance pourrait être vue comme une forme de privation du droit légitime de jouir d'une qualité de vie suffisante en proportion de son âge.
Ceci étant, parlant de malchance, nous nous situons encore dans une vision du monde très irrationnelle et en quelque sorte pré-technologique. Car de nos jours, par le truchement de diverses institutions sanitaires, on pourrait blâmer la société de n'avoir pas pris assez de mesures de prévention. Des mesures destinées précisément à garantir le droit à la santé pour chacun, ou plus simplement, dans les termes du slogan bien connu de l'OMS : «la santé pour tous».
Pour aborder cette problématique sous un angle tout différent, rappelons-nous qu'en Allemagne, dans les années 30, les Nazis, à leur arrivée au pouvoir, déclenchent une guerre pas comme les autres. Une guerre notamment contre le cancer, que l'on tente de prévenir par des campagnes d'hygiène publique en partant du principe que même une maladie de ce type pourrait bel et bien résulter d'une vie malsaine. Et sur fond de guerre à la maladie, on voit alors se dérouler une guerre aux causes présumées de cette dernière, comme l'abus d'alcool ou de tabac. Mener une vie saine devient progressivement un devoir sacré pour tous les citoyens. Il s'agit de cultiver la santé, de potentialiser le plus possible sa vitalité, d'éviter les menaces susceptibles de nuire au bon fonctionnement corporel.
Nous connaissons, hélas, les visées d'une telle politique de santé : préparer les citoyens pour une vraie guerre. Préparer les corps à supporter les restrictions alimentaires, la fatigue, le manque de sommeil, les blessures. Préparer l'esprit à affronter l'angoisse, la peur, la souffrance morale. Etre capable de transcender sa propre individualité pour l'intérêt collectif. En d'autres termes, une santé qui n'a plus rien de personnel et que l'on envisage comme un bien commun, une propriété de l'Etat.
Il est intéressant de noter qu'à la même époque, ou peu s'en faut, de l'autre côté de la barrière, c'est-à-dire dans l'univers marxiste, la tendance du moins théorique est de voir la santé comme un droit plutôt que comme un devoir ; peu importe ici quelle utilisation est faite de ce concept.
Nous pouvons aujourd'hui tirer de tout cela quelques conclusions riches d'enseignement et d'un intérêt indiscutable.
Souvent, dans les campagnes de prévention visant à mettre en garde contre les méfaits du tabac ou de la drogue, alcool compris, nous pouvons donner l'impression d'insister particulièrement sur la notion de santé-devoir. De même lorsque nous focalisons la prévention sur les accidents de la route. Il ne faut pas oublier toutefois qu'à évoquer la notion de devoir on déclenche automatiquement une envie de transgression et de défi vis-à-vis du danger, quel qu'il soit.
Tandis que si nous penchons trop dans l'autre sens, en insistant sur le droit de chacun à gérer sa santé comme bon lui semble, nous risquons non seulement de rendre inefficaces nos campagnes de prévention, mais même de leur faire perdre leur sens.
La santé, ce bien si cher à chacun, est ainsi prise entre le marteau et l'enclume : si on la comprend comme un capital individuel, on peut craindre sa dilapidation, tandis qu'à l'opposé, si on la comprend comme un bien que la communauté nous aurait cédé en gérance, ce que l'on peut craindre, c'est d'être tenté de l'endommager, ne serait-ce que pour affirmer notre indépendance, notre refus des normes. Et cela pourrait nous jouer des tours imprévisibles, qui feraient que le désir de nous débarrasser des contraintes sociales finirait par nuire à notre propre bien-être.