Dans une étude prospective sur une population de 570 femmes, nous avons mis en évidence deux groupes distincts d'antécédents, pendant la grossesse, de la dépression post-partum. Pour la majorité des femmes qui ont fait une dépression du post-partum (65,5%), il est apparu comme antécédent un trouble de nature dépressive pendant la grossesse que nous avons appelé le syndrome de dépression du pré-partum, accompagné de facteurs de risque spécifiques. Pour l'autre groupe (34,5%), il n'y avait pas de signe pendant la grossesse, mais des caractéristiques de l'accouchement (séparation mère-enfant, vécu subjectif négatif, problèmes néonatals) permettant de les différencier significativement du groupe contrôle. Ces données permettraient de détecter la majorité des femmes à risque de dépression du post-partum et d'entreprendre des mesures préventives.
Du point de vue épidémiologique, la dépression du post-partum est très fréquente, elle touche au moins 10% de l'ensemble des accouchées ; certains auteurs avancent même le chiffre de 15%. Les comportements observés sont typiquement ceux d'une symptomatologie dépressive : tristesse, apathie, désintérêt, auto-reproches, auto-dévalorisation.
Les mères n'interprètent pas leur état en termes de trouble dépressif. Elles le comprennent le plus souvent en termes moraux de «mauvaise mère», incapable de s'occuper de ses enfants. Elles portent donc un jugement sur elles-mêmes et, de ce fait, ne demandent pas d'aide et ne sont pas traitées.
Ayant constaté cette difficulté d'aider ces femmes après leur accouchement, nous avons essayé de détecter leur propension à la dépression pendant la grossesse ; c'est ainsi que nous avons mis sur pied une recherche pour collecter les éléments qui nous permettraient de prévenir la dépression post-partum. Cette recherche a été effectuée en collaboration avec M. Righetti et E. Conne-Perréard.1,2
Notre hypothèse était qu'on pouvait détecter les risques de dépression du post-partum en repérant les femmes qui, auparavant, n'avaient pas suffisamment pu faire face (coping) aux situations de perte, de séparation, de deuil, ou leurs équivalents. Notre premier objectif était de mettre en évidence et d'élaborer une échelle simple, applicable par un personnel n'ayant pas une formation spécialisée. Notre deuxième objectif était d'étudier la relation mère-enfant dans ces cas de dépression du post-partum.
Notre population était de 570 femmes choisies au hasard, avec lesquelles nous avons eu trois entretiens (tableau 1) : le premier a eu lieu dans le troisième trimestre de leur grossesse, le deuxième trois mois après la naissance, à la maison également avec observation de la relation mère-enfant ; le troisième dix-huit mois après la naissance, à la maison, avec les mères déprimées et celles du groupe contrôle pour une observation de la relation mère-enfant et de l'état développemental de l'enfant. Le questionnaire que nous avions élaboré pour le premier entretien a été répété dans les autres rencontres et servait notamment à interroger d'abord sur les données démographiques, puis sur la situation familiale du couple (parents, enfants, amis), la situation socio-professionnelle, les pertes, deuils et autres événements de vie, le vécu de la grossesse, l'attente d'enfants, la façon d'imaginer celui qui allait venir, et aussi les souvenirs de la relation que ces femmes ont eue avec leur propre mère lorsqu'elles étaient elles-mêmes des enfants. Ce questionnaire était complété par des échelles.
Pour le premier entretien, au troisième mois de la grossesse, nous avons utilisé, en plus du questionnaire, l'échelle suivante : The Hopkins symptom check list (HSCL).3
Pour le deuxième entretien, trois mois après la naissance, nous avons utilisé les échelles suivantes : The Edinburgh Postnatal Depression Scale (EPDS) de Cox ;4 Indicateurs sur les altérations précoces de la relation mère-enfant de Guaraldi (questions + observation) ;5 Echelle clinique de la relation mère-enfant de Bur (observation).6
Pour le troisième entretien, dix-huit mois après la naissance, en plus du questionnaire, nous avons utilisé les échelles suivantes : The Edinburgh Postnatal Depression Scale (EPDS) de Cox ; Indicateurs sur les altérations précoces de la relation mère-enfant de Guaraldi ; Echelle clinique de la relation mère-enfant de Bur ; Test d'Ainsworth (séparation) «situation étrange» ;7 Test d'Uzgiris Piaget (permanence de l'objet) ;8 Test de Bayley (niveau développemental) ;9 Test Denver (niveau développemental).10
Au troisième mois après l'accouchement, nous avons trouvé cinquante-huit femmes déprimées, l'équivalent de 10,2% de notre population totale.
Notre constatation la plus importante fut que ces cinquante-huit femmes se divisent en deux groupes distincts lorsqu'on les étudie durant le dernier trimestre de leur grossesse : le premier groupe, qui est le plus important (65%), est constitué par des femmes qui présentaient ce que nous avons appelé une «dépression du pré-partum» tandis que celles du groupe minoritaire (34%), (groupe «à grossesse normale»), ne se différenciaient pas pendant la grossesse de celles qui ne feraient pas de dépression du post-partum (fig. 1).
Le groupe majoritaire (environ les deux-tiers), celui correspondant au «syndrome de dépression du pré-partum» (tableau 2), est constitué par des femmes qui manifestent de façon caractéristique des sentiments de solitude, auto-reproches, auto-dévalorisation, de l'anxiété, des troubles du sommeil ainsi que des problèmes somatiques tels que démangeaisons ou douleurs dorsales. En plus de ces symptômes dépressifs qui caractérisent ce «syndrome de dépression du pré-partum», elles présentent également un vécu difficile de leur grossesse et moins d'activité, se sentant limitées dans leurs mouvements. Ces symptômes s'accompagnent de variables que l'on peut qualifier de facteurs de stress tels que des événements malheureux, notamment des décès dans la famille, des séparations ou des difficultés économiques. Ces femmes sont aussi davantage éloignées de leur famille (les non-Européennes sont hyper-représentées dans ce groupe) ; enfin, il faut relever une prédominance de la catégorie socio-professionnelle basse (tableau 2).
Le groupe minoritaire à grossesse «normale» (un tiers de celles qui vont faire une dépression du post-partum) ne se différencie pas durant la grossesse des femmes évoluant normalement après l'accouchement. D'après nos résultats, ce sont les circonstances entourant l'accouchement qui font la distinction (tableau 3).
Ces femmes ont un accouchement qui diffère statistiquement et d'une manière hautement significative des autres femmes par la conjonction de trois variables : un accouchement mal vécu, de façon subjective ; un problème somatique quel qu'il soit avec l'enfant juste après la naissance ; plus de séparations qu'habituellement entre la mère et l'enfant. Ces trois variables pourraient nous permettre de détecter mais après l'accouchement les femmes qui ne sont pas encore déprimées et qui vont l'être au troisième mois du post-partum.
Le résultat le plus saillant de notre étude nous semble être l'existence pendant la grossesse d'un «syndrome de dépression du pré-partum» dont l'ampleur et la fréquence se sont avérées très importantes. Ces données contrastent avec l'idée généralement admise que la grossesse améliore l'état thymique et le bien-être général des femmes, idée relayée par la culture qui idéalise l'état «d'espérance», de même que la maternité. Il s'agit d'une dépression «cachée», que les femmes n'évoquent qu'après avoir vaincu leurs réticences et dans des conditions relationnelles suffisamment confiantes.
Les femmes déprimées dans le post-partum ne constituent pas un groupe homogène en ce qui concerne les antécédents. Si la majorité d'entre elles étaient déjà déprimées pendant la grossesse (syndrome de dépression du pré-partum), un tiers environ ne l'étaient pas et ne se différenciaient en rien de l'ensemble des femmes enceintes faisant une grossesse «normale» et sans dépression du post-partum ensuite. Nous avons vu pour ce dernier groupe, que l'accouchement faisait la différence de façon significative ; nous pouvons penser que ces incidents périnatals prennent pour ces mères une signification de perte ou de menace de perte de l'enfant et que cette expérience psychologique est en rapport avec l'état dépressif qui survient.
Suite à ces résultats, nous avons effectué la même étude dans une recherche multicentrique dans trois autres maternités (à Paris, Bilbao et Yverdon).
Les données ont été concordantes pour l'essentiel, de même que dans deux travaux comparables au nôtre effectués à la même époque.11,12 Cela nous a permis de confirmer qu'il était possible de détecter pendant la grossesse un groupe à haut risque de dépression post-partum.
Actuellement, nous initions un programme d'intervention préventive à la maternité de Genève, dans lequel nous commençons par tester l'efficacité comparée de trois types de mesures (psychothérapie brève individuelle, groupe de femmes, action sociale) ; cette étude est faite en collaboration avec la maternité de Genève, le service de Guidance infantile et la consultation psychosomatique en gynécologie. Ces activités préventives seront accompagnées d'une intensification de la collaboration avec les pédiatres dans l'action thérapeutique après l'accouchement (psychothérapeutique, pharmacologique et sociale).