Les études du système immunitaire chez l'animal en particulier les souris, ont démontré l'organisation du pool des lymphocytes T. Chez l'homme, les travaux qui étudient les lymphocytes T mémoires sont peu nombreux. De grands principes peuvent être tirés des études animales, mais la caractérisation de certaines spécificités des lymphocytes T mémoires humains (demi-vie, fréquence de rencontre avec l'antigène) est indispensable pour mieux comprendre l'activité mémoire de notre système immunitaire. L'étude de la reconstitution immunitaire du compartiment T après greffe de moelle osseuse allogénique permet de répondre à certaines questions.
La transplantation de moelle osseuse allogénique (TMO) est le traitement de choix pour de nombreuses maladies hématologiques. Cette thérapie nécessite l'élimination aussi complète que possible du système immunitaire du patient par le traitement de conditionnement de chimiothérapie et radiothérapie. La TMO allogénique permet le remplacement du système immunitaire du patient par celui du donneur. Ce remplacement est possible grâce à la reconstitution de la moelle osseuse du patient par celle du donneur qui contient les cellules souches et tous les progéniteurs des différentes lignées des cellules sanguines. Ces progéniteurs vont ainsi se différencier en globules rouges, plaquettes et dans les différents globules blancs qui composent le système immunitaire inné (neutrophile, macrophages...) et acquis (lymphocytes T et B). La reconstitution complète prend du temps, entraînant une immunodéficience prolongée qui peut déboucher sur des infections sévères parfois létales.1
Dans les deux premières semaines post-greffes toutes les lignées du système immunitaire sont touchées. Puis, on assiste assez rapidement à la réapparition des neutrophiles qui permettent de contrôler les infections bactériennes. Les complications infectieuses susceptibles de se développer sont alors souvent en rapport avec une dysfonction du système immunitaire acquis en particulier les lymphocytes T.2 Paradoxalement, le nombre absolu de lymphocytes T est en général diminué certes, mais loin d'être effondré. Les raisons qui conduisent à cette dysfonction du système immunitaire T ne sont connues que depuis peu.
La différence entre le nombre presque suffisant des lymphocytes T et l'absence de fonction du compartiment lymphocytaire T peut se comprendre de la manière suivante :
un granulocyte est capable de tuer plusieurs sortes de bactéries, tous les granulocytes ont le même mode d'action, ainsi, la fonction granulocytaire totale est simplement la somme de tous les granulocytes fonctionnels ;
par contre, les lymphocytes T sont très hétérogènes, il existe des sous-populations (CD4+ ou CD8+ par exemple) et il est bien connu que la reconstitution des lymphocytes T après TMO ou après chimiothérapie, entraîne des déséquilibres importants de ces sous-populations (rapport CD4/CD8+, la présence de beaucoup de cellules T de phénotype activé).3 De plus, tous les lymphocytes T possèdent un récepteur TCR (T cell receptor), ce récepteur est extrêmement polymorphe, permettant ainsi de répondre aux stimulations antigéniques induites par une très grande variabilité de peptides présentés par les cellules présentatrices d'antigènes. Chaque lymphocyte T exprime un TCR (définissant un clone), la diversité du répertoire est donc représentée par l'ensemble des TCR différents, exprimés à la surface des lymphocytes.
Un nombre normal de lymphocytes T ne signifie pas forcément une grande diversité du répertoire, expliquant ainsi une fonction globale insuffisante du système lymphocytaire T.
Après l'éradication des cellules T matures post-TMO ou après chimiothérapie, la reconstitution ne se fait pas comme dans l'ontogenèse des lymphocytes T pendant la vie ftale et après la naissance. Durant l'ontogenèse, les cellules précurseurs issues de la moelle osseuse migrent dans le thymus où a lieu le processus de maturation. Ce processus, qui va permettre de générer la diversité du répertoire des lymphocytes, de reconnaître un grand nombre d'antigènes différents et ainsi de pouvoir répondre très efficacement à toute «agression», est en revanche peu performant chez l'adulte principalement à cause de l'atrophie du thymus. En fait, il s'est avéré qu'après destruction du compartiment T, par une chimiothérapie intense4,5 (comme lors d'une TMO) ou par un virus comme le VIH,6 la reconstitution ne se fait pas par la voie thymique mais par l'expansion des cellules résiduelles. Cette expansion est réglée par un mécanisme d'homéostasie responsable de maintenir un nombre constant de lymphocytes T dans le sang.
Dans une situation normale, les cellules T ayant répondu à une stimulation par un antigène vont proliférer, puis, une fois l'antigène éliminé, ces cellules, issues d'un ou de plusieurs clones (définis par leur TCR) vont ensuite être éliminées (par apoptose) et remplacées par des nouveaux lymphocytes provenant du thymus, garantissant ainsi une diversité maximale du répertoire. L'homéostasie fonctionne aussi dans la situation où il y a très peu de cellules T dans le pool périphérique. Dans un environnement lymphopénique, les cellules commencent à se diviser jusqu'à normaliser la cellularité du compartiment. Bien évidemment, ce mécanisme restaure le nombre mais pas la diversité nécessaire, puisque celle-ci ne peut pas être plus grande que la diversité des précurseurs qui sont, dans cette situation, peu nombreux.
Depuis environ vingt ans, on a compris que dans un premier temps, la restauration après la destruction du compartiment T ne se fait pas par la voie naturelle du thymus. Une des premières observations fut qu'après TMO, tous les lymphocytes exprimaient le phénotype d'une cellule mémoire/activée bien que le phénotype d'une cellule qui sort du thymus soit celui d'un lymphocyte naïf, car ils n'ont pas encore rencontré le ou les antigènes susceptibles d'être reconnus par le TCR. La distinction entre les lymphocytes T naïfs et les lymphocytes T mémoires/activés est basée sur l'expression de certaines protéines (molécules d'adhésion, récepteurs de certaines cytokines et chémokines). Le marqueur généralement utilisé pour différencier ces deux populations est la protéine de surface CD45 qui peut être exprimée sous deux formes par épissage alternatif :
La TMO est un modèle exemplaire pour étudier la reconstitution du compartiment T après traitement de chimiothérapie et radiothérapie, car chez certains patients, la transplantation fait cohabiter les populations lymphocytaires du donneur et également celle du receveur7 qui ne sont pas totalement détruites par le traitement de conditionnement (fig. 1). Puisque la population d'origine du patient persiste en l'absence de la moelle du patient, détruite par le conditionnement, elle peut être considérée comme 100% représentative d'une population thymus indépendante. Par contre, les lymphocytes T d'origine donneur sont constitués de populations de cellules résultant de l'expansion thymus indépendante et de cellules produites par le thymus. En général, la mise en évidence des populations donneur/receveur est possible par l'étude du chimérisme qui analyse des marqueurs génétiques (polymorphisme) qui diffèrent entre le donneur et le receveur au niveau du patrimoine génétique. La combinaison du chimérisme et de l'étude phénotypique des populations lymphocytaires T permet ainsi de mettre aisément en évidence les trois populations lymphocytaires T différentes présentes après la transplantation :
les lymphocytes T mémoires/activés du receveur (rouge dans la figure 1) basés sur l'étude du marqueur de surface CD45, sont RA-RO+ ;
les lymphocytes T naïfs du donneur qui ont le phénotype RA+RO- (en bleu dans la figure 1) ;
les lymphocytes T mémoires/activés du donneur qui ont le phénotype RA-RO+ (en jaune dans la figure 1).
Comme on le voit sur la figure 1, avant la transplantation, on observe les populations mémoires et naïves chez le donneur ainsi que chez le patient. Après le conditionnement et la perfusion de cellules souches, qui contiennent encore quelques lymphocytes T matures du donneur, ce petit nombre de lymphocytes répond tout d'abord en comblant le vide, c'est-à-dire qu'on assiste à une prolifération de la population de lymphocytes T mémoires/activés du donneur et du patient. La population lymphocytaire T, un mois après la greffe, est ainsi chimérique (cellules du donneur et du receveur) et est essentiellement composée de lymphocytes T mémoires/activés (phénotype RO+).
La diversité de cette population lymphocytaire (la diversité du répertoire TCR capable de répondre à une multitude d'antigènes) va ainsi dépendre directement de la diversité résiduelle du receveur et de la diversité de la population apportée par le donneur lors de la transplantation.7 Les études du répertoire après une greffe montrent que la diversité de cette population est en général mauvaise, voire médiocre. Il existe de nombreux trous dans ce répertoire ce qui explique l'état d'immunodéficience persistant puisque l'étroitesse de ce répertoire ne permet pas de répondre à tous les antigènes. Dans les mois suivants, on assiste lentement et progressivement, à ce qui est appelé le rebond thymique. La moelle osseuse du patient s'est reconstituée grâce aux cellules souches transplantées et les cellules précurseurs qui sortent de la moelle osseuse sont donc logiquement issues du donneur. Des cellules lymphocytaires précurseurs (du donneur) vont ainsi migrer dans le thymus pour subir les différentes étapes de maturation et ainsi former une nouvelle population de lymphocytes T naïfs (phénotype RA+RO-). Cette population forme donc le nouveau répertoire lymphocytaire T, le plus diversifié possible capable de répondre aux multiples stimulations antigéniques.
La figure 2 montre les analyses de ces différents répertoires sur un patient. Par une technique appelée spectratyping (qui étudie le répertoire en analysant la diversité des récepteurs TCR, l'explication plus détaillée de cette approche sort du cadre de cet article), on voit très bien la différence de diversité du répertoire entre les différentes populations, naïve du donneur, mémoire du donneur, et mémoire du patient, sept ans après une TMO allogénique. Il est clair que la population lymphocytaire T naïve d'origine donneur est la population avec le répertoire le plus complet et, a ainsi comblé les trous dans le répertoire des cellules mémoires du donneur. Le répertoire des cellules générées par la voie thymus indépendant reste extrêmement médiocre. Le rebond thymique va ainsi combler les trous du répertoire et permettre de restaurer progressivement un état d'immunocompétence.7 Ces résultats sont confirmés au niveau clinique par des travaux effectués sur des jeunes adultes transplantés qui mettent en évidence qu'après 20 à 30 ans post-transplantation de moelle osseuse allogénique, l'immunité peut être considérée comme normale ou presque normale.8
Il est évident qu'une grande hétérogénéité existe au niveau de la reconstitution immunitaire entre les patients. Les populations mémoires/activées (donneur et receveur) qui sont retrouvées juste après la greffe peuvent être bien diversifiées ou au contraire comme souvent contenir de très nombreux trous. L'efficacité du rebond thymique est également très variable et peut ainsi conduire à la persistance d'une immunodéficience durant de nombreuses années après la greffe. C'est plus souvent le cas chez les patients âgés avec une fonction thymique diminuée. Après la naissance, on assiste progressivement à une involution du thymus. Il persiste toutefois du tissu thymique qui permet la maturation continue de lymphocytes T naïfs ainsi que, lors de TMO allogénique ou de chimiothérapie, de régénérer le répertoire par ce phénomène de rebond thymique. L'efficacité de ce processus décline avec l'âge et il est logique que chez les receveurs plus âgés la reconstitution du répertoire étant moins efficace, une immunodéficience plus ou moins importante va donc persister.9
L'étude de la reconstitution de la population lymphocytaire T après TMO allogénique a permis de mieux comprendre pourquoi, malgré un nombre de lymphocytes T normal, un état d'immunodéficience très prolongé entraînant une susceptibilité accrue à de nombreuses infections peut persister. Une fois le compartiment granulocytaire reconstitué, les complications infectieuses sont généralement en rapport avec une diminution de l'immunité cellulaire (lymphocytes T), en particulier les virus et certains germes opportunistes. De plus, compte tenu des interactions étroites entre l'immunité cellulaire et humorale (la fonction des lymphocytes B, producteurs des anticorps IgG notamment, est sous le contrôle étroit des lymphocytes T CD4+) la production d'anticorps est aussi souvent diminuée.
L'altération des fonctions immunitaires cellulaire et humorale post-greffe explique également pourquoi les patients ne doivent pas être revaccinés pendant la première année, puisque le répertoire pourrait s'avérer très insuffisant pour répondre au stimulus antigénique vaccinal. En revanche, une fois le répertoire reconstitué, une nouvelle vaccination sera nécessaire, de plus, toutes les vaccinations effectuées avant la TMO devront être répétées. Nous avons récemment démontré7 l'efficacité de ces revaccinations chez les patients après le rebond thymique, en revanche, ceux qui n'ont pas eu ce rebond ne répondent pas à la stimulation antigénique.