Résumé
Ce qui frappe tout de suite, en feuilletant le dernier-né de la collection des Cahiers médico-sociaux intitulé «Une nouvelle approche de la différence»,1 c'est sa façon de prendre à rebours la discussion habituelle de la question du handicap. Toute la société s'est lancée dans une course effrénée vers la normalité et même la surnormalité. Remplie de bons sentiments, l'humanitaire et les droits de l'homme en bandoulière, elle considère le handicap comme une tragédie qu'il faut prendre en charge, institutionnaliser. Eh bien non, disent les auteurs de ce livre. Non à cette approche individuelle et médicale qui, sous couvert d'ouverture, enferme, stigmatise, déshumanise.Il y a de l'objectif, bien sûr, dans le handicap, mais cet objectif (défauts, déficits, lésions, etc.) ne prend de l'importance que par la force d'un environnement culturel de la même façon que le concept de défaut génétique n'a de pertinence que dans un milieu biologique particulier....Au printemps 2001, l'OMS adoptait une classification des handicaps révisée pour tenir compte de l'importance des facteurs environnementaux, le CIDIH-2. C'était un bon début de dépoussiérage, une amorce de façon de penser à l'endroit, observent de nombreux auteurs. Mais la démarche ne va pas assez loin. Patrick Fougeyrollas, spécialiste québécois du handicap et l'un des auteurs les plus décapants de l'opuscule cité plus haut, rappelle qu'il n'y a rien d'absolu dans le handicap, qu'il n'est qu'un sous-produit de la «norme biologique, fonctionnelle et sociale». Mais l'OMS continue à se laisser abuser. Il suffit de voir comment le CIDIH-2 s'y prend dans sa classification : en se basant sur des tâches telles que «organiser un repas», «utiliser un moyen de transport» ou «maintenir des relations amicales». Il fait donc comme si l'incapacité de travailler ou d'utiliser un moyen de transport était une caractéristique intrinsèque de la personne, comme si nous ne requerrions pas tous de plus en plus de prothèses dans ces domaines....En réalité, la question centrale, celle qui traverse d'un bout à l'autre la problématique des handicapés et que cet ouvrage rappelle sans cesse, la voici : que faut-il changer, standardiser, «appareiller», améliorer : la personne ou la société ? Le but est-il d'adapter les gens à un système de plus en plus compétitif, sans pitié, intolérant, discriminatoire ou, au contraire, d'adapter la société à une population diverse, à des esprits et des corps aux entraves variées, mais qui aspirent à la liberté et qui chacun constitue une exception ?...L'expression la plus claire de notre volonté de contrôle des handicaps, c'est le diagnostic prénatal. Difficile, pour les parents modernes, de résister à la tentation de choisir leur enfant et d'éliminer les formes de diversité que la médecine déclare anormales. On s'achemine vers un contrôle de qualité, ici comme ailleurs. Les difformités et les écarts à la norme vont se raréfier, faisant croître l'intolérance à l'égard de ceux qui les portent, comme le signale David Le Breton. Dans les pays riches, le futur des handicapés menace donc de s'assombrir. Les biotechnologies permettront de mettre au monde des êtres de plus en plus parfaits, issus de fécondation in vitro, hors sexualité, aux gènes contrôlés. Mauvaise science-fiction ? Mais non. Regardez : nous y sommes. Déjà, la sélection génétique fait ses premiers pas. De plus en plus d'individus remanient sans cesse leur corps pour rester dans la norme. La technologie installe son pouvoir et sa certitude, la dictature de la normalité plante ses premiers repères. Bientôt, l'humanité riche sera zéro handicap....Bien sûr, le diagnostic prénatal constitue une démarche légitime de lutte contre la souffrance et le handicap. Alors, pourquoi se méfier ? Pourquoi s'inquiéter d'une atteinte au statut des handicapés, soupçonner une logique déshumanisante ? Parce que «toutes les puissances d'argent sont de ce côté», affirme Le Breton. Fantasme de toute puissance, confiance immodérée en la technologie capable d'éradiquer les maladies : nous vivons au cur d'un nouvel enchantement, quasi religieux, qui a la perfection corporelle comme fin dernière, et comme principal inconvénient la mise en place d'un «rejet croissant de toutes les formes de différence»....Ambivalence, face au handicap : à la fois terreur et fascination. D'un côté, le handicapé est un monstre, parce que les gens ne parviennent pas à s'identifier à lui. D'un autre côté, il fascine, il est un spectacle. C'est le spectacle qui fait que les gens peuvent le regarder sans culpabilité, rappelle Le Breton.Une évidence : la discrimination s'opère d'abord par le regard. C'est pourquoi le handicap est d'autant plus lourd à porter qu'il est visible. Les handicapés sont toujours en «représentation». A cause de cela, ils sont en continuelle marginalisation. Là se trouve l'insupportable de leur statut. Témoignages des handicapés : oui, leur vie vaut la peine d'être vécue. Leur handicap serait tout à fait supportable s'ils n'avaient pas à subir «la violence qui leur est faite au quotidien, le mépris des autres, l'absence d'intégration sociale et de considération»....Quelle naïveté, cette façon de croire qu'en éradiquant toute maladie, tout handicap, s'installeront le bonheur, le paradis. Que le malade doit vivre dans l'attente d'une guérison, tendu vers des lendemains qui chantent. Un enfant paralysé qui peut à nouveau marcher n'est pas soudainement heureux. «Le XXe siècle nous a appris à nous méfier des lendemains qui chantent» rappelle Le Breton. Aucune guérison du corps ne donne de sens à la vie. «Le bonheur n'est pas à la mesure du corps, il est d'abord à la mesure de la signification que l'homme projette sur le monde»....Il ne faudrait pas oublier que ce qui, en l'humain, permet qu'existe une activité créatrice, ce qui sécrète ce qui compte, c'est ses failles, ses impuissances, ses fragilités. Le handicap se pose donc comme le signe de la possibilité d'une création hors de la norme. ...Il y a, chez le handicapé, pour le dire autrement, quelque chose qui met en exergue notre statut métaphysique. Le rappel qu'à l'incroyable précarité de nos existences est lié ce qui leur donne le plus de goût, de sens, de valeur. «Un rien nous détruit, de la même façon qu'un rien nous émerveille, rappelle Le Breton. En bonne santé, nous oublions ce rien, alors «que la personne frappée par l'adversité connaît en permanence le bonheur de la saveur d'un café, d'un déplacement de quelques mètres, la beauté d'un paysage». D'où ce renversement : le handicapé comme personne-type de la jubilation d'exister.1 Une nouvelle approche de la différence. Comment repenser le handicap. Sous la direction de R. de Riedmatten. Coll. Cahiers médico-sociaux. Genève : Ed. Médecine et Hygiène, 2002.