Une question de risques et de bénéficesLors de l'«attaque à l'anthrax», des experts de la guerre bactériologique ont fait remarquer que la panoplie des armes à disposition des terroristes ne se limitait pas à ce bacille, mais qu'elle comportait encore bien d'autres germes virulents, dont celui de la variole. Dans certains pays, notamment en France, s'est alors posée la question de savoir s'il ne serait pas plus prudent de vacciner toute la population en cas d'attaque, voire même de manière préventive. Le débat a tourné court lorsque le ministre de la Santé, Bernard Kouchner, a fait remarquer qu'une vaccination généralisée à toute la population française causerait environ trois cents morts, soit sans doute bien plus de mal que ce qu'une attaque terroriste pourrait faire.A cette occasion, certains auront sans doute entonné la platitude à la mode que «le risque zéro n'existe pas» ; d'autres se seront inquiétés qu'une mesure de santé publique aussi bénéfique que la vaccination puisse être dangereuse et, s'ils sont âgés de plus de trente ans, auront peut-être regardé avec un petit pincement d'inquiétude la cicatrice laissée sur leur épaule (s'ils sont du sexe mâle) où sur le haut de leur cuisse (s'ils sont du beau sexe), se disant : «Ouf ! Je l'ai échappé belle !» Tous, cependant, auront eu, si l'on peut dire, la mémoire courte ; car il y a longtemps que l'on sait les risques de cette vaccination. Déjà au temps où cette maladie s'appelait «petite vérole» et où au lieu de vacciner, on inoculait le pus des malades varioleux, le mathématicien bâlois Daniel Bernoulli avait calculé que l'inoculation était moins risquée que la maladie naturelle. Cela, en 1760.Ainsi, se faire vacciner, c'est courir un risque. Faut-il alors se faire vacciner ? La réponse est toute simple : comme c'est le cas chaque fois qu'il y a un rapport risques/bénéfices, il faut calculer les risques, calculer les bénéfices et voir lesquels l'emportent. Au temps de Bernoulli, il fallait se faire vacciner contre la variole ; aujourd'hui, il ne faut pas le faire. Pour les autres vaccinations, on procédera de même, comme d'ailleurs c'est le cas ou devrait être le cas lors de la prise de n'importe quel médicament (bénéfices attendus versus contre-indications et effets indésirables). Bien sûr, il n'est pas toujours facile d'effectuer ce calcul certains effets peuvent se révéler indésirables à plus ou moins long terme et, particulièrement en ce qui concerne les vaccins, que l'on soit adepte de la médecine allopathique classique ou de certaines médecines alternatives va plomber le résultat. Toutefois, la méthode est claire et reste telle qu'on l'a dite : évaluer le rapport risques/bénéfices, puis choisir le bon côté de la balance.Choisir le mauvais côté, ce serait se comporter de manière irrationnelle : on doit donc choisir le plus grand bénéfice. C'est là l'exigence de la rationalité ; est-ce aussi celle de la moralité ? Autrement dit : y a-t-il un devoir moral à choisir le plus grand bénéfice ? Ceux qui affirment l'identité des deux exigences devront le dire, et ils sont nombreux. Kant, par exemple, qui définit «l'éthique comme le système des fins de la raison pure pratique»,1 ou Mill parlant de la nécessité «que la moralité se réfère à quelque fin, qu'elle ne soit pas laissée sous la domination de sentiments vagues ou d'une conviction intérieure inexplicable qu'elle soit soumise à la raison et au calcul et non au seul sentiment».2 Se comporter de manière morale, c'est se comporter de manière rationnelle.Il y a donc un devoir moral de se faire vacciner lorsque les bénéfices l'emportent sur les risques, car il y a un devoir moral de se faire du bien (de se garder en vie, de conserver la santé). Ici, ceux qui sont au fait de la littérature en bioéthique vont tiquer : et le respect de l'autonomie ? Mais ils ont tort. En effet, comme le dit encore Mill : «La moralité peut se diviser en deux parties. L'une est relative à l'éducation de soi-même, à la culture par l'être humain lui-même de ses affections et de son vouloir [
]. L'autre [concerne] la régulation de nos actions extérieures».3 Autrement dit, il existe des devoirs envers soi-même et des devoirs envers autrui. Or, l'obligation de se faire du bien appartient aux premiers, le respect de l'autonomie aux seconds. Ainsi, un médecin qui se trouve face à un patient refusant une vaccination bénéfique pensera que ce dernier se comporte de manière irrationnelle et donc immorale, mais il ne saurait lui imposer quoi que ce soit : ce serait du paternalisme.4Voilà ce que nous dit l'approche des questions de bioéthique en termes de principes : respect de l'autonomie, bienfaisance et justice. Ici, le dernier principe la justice paraît hors course ; toutefois, à la réflexion, il se pourrait bien qu'on l'ait un peu négligé : en refusant une vaccination, ne faisons-nous pas courir un risque aux autres ? Et même si ce n'est pas le cas somme toute, il est aussi de leur devoir de se faire vacciner ne profitons-nous pas du risque encouru par ceux qui se sont fait vacciner et dont l'immunité nous bénéficie aussi ? Ici comme souvent, on se rend compte que la focalisation sur le respect de l'autonomie laisse dans l'ombre d'autres questions qui, surtout lorsqu'il s'agit de santé publique, devraient être posées. Le parasitisme social n'est pas une attitude recommandable, et il serait inquiétant qu'il soit blanchi par le respect de l'autonomie ! Mais ne nous emballons pas et évitons de nous placer «sous la domination de sentiments vagues ou d'une conviction intérieure inexplicable», car, on va le voir, les choses sont plus compliquées qu'il n'y paraît. Nous aimerions le montrer en centrant notre propos sur un aspect délicat de la question de la vaccination, celle des enfants, par rapport à la responsabilité que ressentent tous les parents soucieux du bien de leurs rejetons. D'autant que c'est un sujet qui revient régulièrement dans le débat public : pensons aux polémiques récentes concernant le vaccin contre l'hépatite B où à la paresse supposée et déplorée par les milieux médicaux des parents pour le vaccin ROR.L'intérêt personnel bien compris et les exigences de la justiceGénéralisons la thèse de Bernoulli pour les besoins de l'argumentation : pour toute maladie, il vaut mieux se faire vacciner que de l'attraper (s'il existe un vaccin efficace, bien sûr). L'intérêt personnel est donc de se faire vacciner et, si nous avons à cur l'intérêt de nos enfants, de les faire vacciner. C'est ce que dicte le principe de bienfaisance appliqué à nous-mêmes et à nos proches. Seuls s'y refuseront ceux qui se comportent de manière irrationnelle et, comme il existe de telles personnes dans toute société, il y aura des individus qui ne seront pas immunisés et ainsi leurs enfants, s'ils en ont. Que faire alors ? S'ils sont peu nombreux, ils ne courront aucun risque, la couverture vaccinale de la population les protégeant. Et s'ils sont plus nombreux ? Le respect de l'autonomie fait que seul le cas des enfants posera problème, car ils seront exposés à un risque qu'ils n'ont pas choisi. Faut-il alors leur imposer la vaccination, comme cela l'a parfois été ? Raisonnons par analogie : l'autorité parentale n'est justifiée que si elle s'exerce pour le bien de l'enfant ; on peut donc la suspendre ou passer outre dans le cas contraire, comme on le fait lorsqu'on transfuse un enfant malgré le refus de ses parents. Cela dit, il faut se garder de conclure hâtivement : dans le cas d'une transfusion, il y a risque vital imminent, ce qui n'est pas le cas pour la vaccination, certaines maladies dont elle nous protège étant même relativement bénignes. Suspendre l'autorité parentale serait donc une mesure disproportionnée. Est-on alors impuissant ? Non, car on peut contourner l'irrationalité des parents de manière indirecte, en imposant une obligation au niveau de la société, si du moins le risque créé par la maladie est sérieux. Cela a manifestement été le cas pour la variole ; pour les autres vaccins, cela va évidemment dépendre de la grandeur du bénéfice relatif (bénéfice moins risques). On peut donc parfois justifier une contrainte au nom de la bienfaisance.Les considérations de justice viennent renforcer l'argument. On a dit plus haut que, s'il y a peu de personnes irrationnelles, la couverture vaccinale de la population les protégera tout de même, et leurs enfants aussi. Tant mieux pour eux, mais il y a là quelque chose d'injuste : comme tout vaccin représente un risque pour celui qui le prend, il s'ensuit que les réfractaires profiteront des risques pris par les «compliants» : c'est du parasitisme ! On le voit bien si on exprime la situation par un dilemme du prisonnier. De quoi s'agit-il ? Imaginons que deux prisonniers A et B sont questionnés séparément pour un crime qu'ils ont commis en commun. Les risques pénaux qu'ils encourent sont les suivants :On peut alors classer les résultats ainsi :A et B auraient donc avantage à se taire ; mais comme aucun ne sait ce que l'autre va faire, chacun est poussé à parler, ce qui peut se révéler très néfaste pour eux. Ici, la bonne solution passe par la communication et la coopération, et il en va encore ainsi quand on généralise à toute la société, ce de quoi ce genre de dilemme veut justement nous faire prendre conscience. Appliquons-le maintenant à notre problème, en rappelant qu'il s'agit d'une situation où il y a peu de personnes irrationnelles :Si A ou B n'est pas vacciné, il profitera «gratuitement» du risque pris par l'autre. C'est bien du parasitisme. Ainsi, pour des raisons d'équité ou de justice, il faut rendre la vaccination obligatoire (c'est ce que la coopération sociale demande). Et ici, la justice rejoint la bienfaisance puisque, en l'absence de contrainte, aussi bien A que B seront tentés d'éviter la vaccination, ce qui peut déboucher sur la pire solution : un risque vital pour tous les deux.Soulignons que cette conclusion a été obtenue sans aucun recours à des arguments de santé publique ou d'altruisme, mais uniquement à partir de considérations basées sur l'intérêt personnel bien compris des individus concernés et sur la justice impartiale. Si on pense que, en éthique, l'altruisme et la poursuite du bien commun comptent, cela ne fera que renforcer la conclusion à laquelle nous sommes arrivés.L'intérêt personnel mieux compris et la responsabilité des parentsRefuser de faire vacciner ses enfants n'est bénéfique que si les autres les font vacciner, et si on agit ainsi, en toute connaissance de cause, on se rend coupable de parasitisme social et, peut-être, de cynisme. C'est exactement ce que disait un médecin dans un quotidien genevois (je cite de mémoire) : «Ce que les parents aimeraient, c'est que leurs enfants échappent aux risques des vaccinations, mais qu'ils soient protégés moyennant les risques pris par ceux des autres». Condamnation morale sans appel !Et pourtant, quand on y réfléchit, les choses se brouillent quelque peu. Revenons à notre «dilemme des vaccinés» et imaginons non pas, comme nous l'avons fait, que nous dominons la situation et évaluons chaque possibilité, mais que nous sommes le père ou la mère de A. Ainsi placés, comment voyons-nous les choses ? Nous savons que la grande majorité des enfants est vaccinée et que cela a été fait indépendamment de nous (nous n'avons pas milité pour que les enfants des autres soient vaccinés, dans l'idée d'épargner ce risque au nôtre) ; donc A est de toute manière protégé, que nous le fassions vacciner ou non. Par ailleurs, en tant que parents, nous voulons le meilleur pour notre enfant, ce qui signifie notamment : lui faire courir le moins de risques ou du moins ne pas lui faire courir de risques inutiles. Or, le faire vacciner dans la situation présente lui fera courir un tel risque. Ainsi, faire vacciner A va contre l'intérêt (mieux compris) de l'enfant, tellement que c'est un manquement aux devoirs parentaux. Il est donc immoral de faire vacciner son enfant !On répliquera que cela n'est vrai que si la couverture vaccinale est suffisante et que même si elle l'est, l'éradication de la maladie exige l'effort de tous, pour éviter tout foyer infectieux résiduel. Certes, il existe des situations où l'intérêt mieux compris coïncide avec l'intérêt bien compris ; quant à l'éradication, elle peut être un but louable, mais que penser de parents qui sacrifieraient sciemment l'intérêt mieux compris de leur enfant à des fins collectives ? Ils font un peu froid dans le dos, car si un médecin déjà doit placer au-dessus de tout l'intérêt de ses patients, des parents ont évidemment pour devoir premier de veiller au bien de leurs propres enfants. Bref, ce n'est pas à eux, en tant que parents, de mettre en avant des objectifs communautaires, voire même de se préoccuper d'équité et de justice sociales ; il y a d'autres instances à cet effet.Et puis, on peut même douter que l'intérêt mieux compris de l'enfant coïncide jamais avec son intérêt bien compris et donc que les parents doivent faire vacciner leurs enfants, quelle que soit la situation. Pour le comprendre, imaginons ce qui suit.Un programme de vaccination contre la maladie infantile M est mis sur pied dans une population comprenant 500 000 personnes. M tue chaque année deux cents enfants ; le vaccin (antiM) en tue trois. Si on vaccine toute la population, les trois enfants qui mourront ne seraient très probablement pas morts si on n'avait pas vacciné, car il n'y a aucune raison particulière de penser qu'ils auraient succombé à M, voire même qu'ils l'auraient contractée.5 On a donc deux groupes disjoints : celui des M-victimes et celui des antiM-victimes. Comme le premier est plus grand, on peut penser que la vaccination est justifiée. C'est sans doute vrai d'un point de vue de santé publique, mais qu'en pensent les parents ?Encore une fois, mettons-nous à leur place. Mon fils est en âge d'être vacciné ; je connais les statistiques, risques et bénéfices et je me demande : que dois-je faire ? Je serai peut-être tenté de faire confiance aux statistiques, de fermer les yeux et de prier pour que tout se passe bien ; mais justement, je veux décider dans le meilleur intérêt de mon enfant, car je suis un parent responsable. Pour ce faire, j'imagine les scénarios suivants :1. Mon enfant est vacciné et il est immunisé.2. Mon enfant n'est pas vacciné et il ne succombera pas à M.3. Mon enfant est vacciné et il meurt.4. Mon enfant n'est pas vacciné et il meurt.Ce que des parents veulent éviter par-dessus tout, ce sont les drames, c'est-à-dire (3) et (4). De telles issues seront d'autant plus traumatisantes pour eux qu'ils auront joué un rôle dans leur survenue, en (3) par action, en (4) par omission. Comme (4) est plus probable que (3), on peut penser que c'est là une bonne raison de vacciner, puisque de toute façon la responsabilité causale des parents est engagée. Toutefois, il n'est pas sûr que ce soit une raison déterminante. En effet, si (4) se réalise, je me reprocherai certes de ne pas avoir vacciné, mais je devrai reconnaître que la cause de la mort de mon enfant réside d'abord dans M qu'il a contractée et ensuite seulement dans mon omission. Par contre, si (3) se réalise, je serai le seul et unique responsable de sa mort (rappelons que je connais les statistiques, risques et bénéfices et ne saurais donc accuser le médecin). Or, être le seul et unique responsable de la mort de son enfant est ce qu'un parent responsable voudra éviter par-dessus tout, car c'est la négation même de son rôle de parent.6 Bref, entre deux maux possibles, (4) est le moindre et le fait qu'il soit plus probable que (3) n'y change rien : pour un parent, (3) représente quelque chose comme un mal absolu.Le dilemme des parents éclairés et responsablesPendant longtemps, les parents ont ignoré les risques de la vaccination et les médecins n'ont pas entrepris grand chose pour les en informer, sûrs qu'ils étaient des bienfaits apportés à la population. Ils ont ainsi fait vacciner leurs enfants en toute bonne conscience et en parfaite ignorance de cause. Actuellement, l'hégémonie de la doctrine du consentement libre et éclairé a profondément changé la situation et une telle ignorance n'est moralement plus acceptable. Même si, en un certain sens, c'était une douce ignorance : on se sentait mieux avant d'avoir été obligé à y réfléchir ! On peut certes continuer à faire comme si rien n'avait changé : la politique de l'autruche à ses attraits. Mais pour un parent responsable, cela ne peut convenir. Comment alors va-t-il se déterminer ? Les réflexions qui précèdent nous le disent : être un parent responsable, c'est vouloir le bien de son enfant et uvrer à cet effet ; c'est donc faire tout son possible pour que, en aucun cas, on ne soit mis dans la situation de lui causer un mal sérieux évitable : «Primum non nocere» est ici aussi un principe moral primordial. Un tel parent évitera donc tout vaccin qui fasse courir un risque plus qu'insignifiant à son enfant, quels que puissent être par ailleurs les bénéfices statistiquement probables escomptés. Ainsi, si du point de vue de la santé publique, du bénéfice pour la majorité de la population ou pour les générations futures, une vaccination est un bien, on ne saurait exiger des parents qu'ils y consentent spontanément ; on doit s'attendre au contraire à ce qu'ils la refusent, s'ils ont été complètement informés (ce qui ne surprendra que les partisans d'un paternalisme indirect, qui pensent que plus les patients sont éclairés par eux, meilleure est la compliance). On objectera qu'avec ce raisonnement et l'attitude parentale qui s'y conformerait, la variole n'aurait jamais été éradiquée, et que si elle l'a tout de même été, ce n'est alors que moyennant des méthodes immorales ! Toutefois, cela ne serait vrai que si le point de vue des parents était le seul point de vue moral acceptable ; or ce n'est pas le cas : celui de la santé publique, l'exigence de poursuite de biens communs comptent aussi et peuvent dans certaines situations l'emporter sur celui des parents.7 Mais alors il faut être clair et ne pas demander à des parents en tant que parents d'y souscrire : il est nécessaire qu'une autorité institutionnelle l'impose, contraignant les parents à adopter un point de vue plus large et dégageant par là leur responsabilité si (3) se produisait, puisque la cause de ce malheur se trouverait non en eux-mêmes, mais dans l'institution.On pourrait s'arrêter là si l'on ne se rappelait que, au début de notre réflexion, nous avons allégué de hautes autorités Kant et Mill pour appuyer la thèse que la moralité est identique à la rationalité. Or, notre conclusion paraît aller en sens inverse. En effet, un père ou une mère qui se reconnaîtrait dans les propos de nos deux philosophes pourrait fort bien, prenant le contre-pied de ce que nous avons affirmé dans le paragraphe précédent, refuser d'accorder une telle importance aux considérations sur le rôle parental, ou du moins penser qu'il ne faut pas comprendre ce rôle ainsi. Car ce que la rationalité impose, c'est ni plus ni moins qu'on recherche impartialement le bénéfice relatif le plus probable. Ainsi, si comme le disait Sénèque, «l'unique devoir de l'homme, [c'est] d'être utile aux hommes»,8 le devoir de tout parent d'être utile à son enfant ne saurait faire abstraction de ce qui est utile pour tous : ce qui est le meilleur pour tous ou pour chacun en moyenne, l'est pour chacun en particulier. En outre, puisqu'être moral, c'est être rationnel, il faut se méfier de ses émotions : elles ne sont pas de bons guides en éthique. Or, se placer du point de vue parental, c'est justement risquer de faire une trop grande place aux sentiments, car quelle relation humaine est-elle plus «chaude» que celle qui lie des parents à leur enfant? Il faut donc vacciner, quelque inquiétude (une émotion) qu'on ressente en tant que parent, et si les choses se passent mal (ce qui est très improbable), on se rappellera, malgré notre douleur, qu'on a fait son devoir, c'est-à-dire ce que la raison et la morale nous dictaient. Par contre, si (4) se produisait, en plus de notre douleur, nous nous reprocherions d'avoir été irrationnels, donc immoraux.Qui a raison ? Le parent émotionnellement «chaud» ou celui qui est rationnellement «froid» ? Manifestement, nous sommes ici face à deux tempéraments éthiques différents, dont il n'est pas très facile de dire lequel est préférable. Mais plutôt que de trancher, il nous apparaît plus important de souligner que, ainsi tracé, le contraste entre les deux tempéraments est trompeur. En effet, le modeler sur l'opposition entre la sensibilité (les émotions) et la raison n'a rien à voir avec une description neutre, mais est déjà une prise de position masquée en faveur de la raison «froide» et une forme de dévalorisation de ceux qui ne reconnaissent pas son empire, laissant entendre qu'ils sont «sous la domination de sentiments vagues ou d'une conviction intérieure inexplicable». Or, si effectivement les émotions peuvent nous fourvoyer, elles nous révèlent aussi ce qui est porteur de valeur, c'est-à-dire ce qui compte moralement, par exemple la valeur qu'ont la santé et la vie des enfants pour leurs parents. De plus, quand on y réfléchit, on se rend compte que l'attitude du parent «chaud» n'a aucune relation privilégiée avec l'émotionnel : nous l'avons présentée en parlant de responsabilité et en argumentant ; nous avons même vu que, lorsque la couverture vaccinale est importante, il est rationnel, car dans son intérêt, de ne pas faire vacciner son enfant ici, c'est le parent qui adopte la politique de l'autruche qui se comporte de manière irrationnelle. Une manière plus judicieuse de concevoir cette opposition serait de contraster une approche particulariste (nous avons des devoirs particuliers envers certaines personnes qui nous sont proches) et une approche universaliste (nos devoirs sont les mêmes envers toute personne, bien que la place que nous occupons par rapport aux autres nous permette de mieux veiller sur certaines personnes que sur d'autres). Et cette fois, la seconde approche pourrait bien apparaître moins attractive que la première, en tout cas lorsqu'on est engagé dans des relations familiales.En définitive, quelqu'un qui a le souci de la santé et de la vie de ses enfants, qui se laisse guider par des émotions appropriées et par la justesse des arguments, pourrait bien vivre un dilemme où chacune des solutions (vacciner, ne pas vacciner) lui apparaît comme préférable lorsqu'il envisage les conséquences de l'autre, mais où aucune des deux ne lui semble souhaitable lorsqu'il envisage ses conséquences particulières. 1 Doctrine de la vertu. Paris : Vrin, 1985 ; 51.2 Essai sur Bentham. Paris : PUF-Quadrige, 1998 ; 236.3 Op. cit., p. 207.4 Il faudrait bien sûr nuancer en fonction de la nature de l'irrationalité et de l'importance du risque.5 C'est sans doute un raisonnement analogue qui avait poussé Kant à se demander si la vaccination est moralement permise pour soi-même, puisqu'on risque sa vie, même si c'est dans le but de la conserver. Cf. Doctrine de la vertu, p. 98.6 La situation ne sera pas meilleure, peut-être même sera-t-elle pire, si le vaccin ne tue pas, mais laisse handicapé, à la suite d'une encéphalite par exemple.7 Bernardino Fantini relève que, au XIXe siècle : «Le médecin était prêt à mettre en danger la santé et même la vie de son propre patient lors d'une vaccination, au nom des intérêts généraux et de sa responsabilité morale face à la collectivité» («Le spectre de l'eugénisme», Cahiers médico-sociaux, 1997/1, p. 74).8 L'oisiveté. In Entretiens. Paris : Laffont-Bouquins, 1993 ; 383.