L'augmentation régulière de l'activité chirurgicale et anesthésique au cours des vingt dernières années s'observe également en chirurgie d'urgence. L'organisation et la gestion des ressources des blocs opératoires en vue de la prise en charge des urgences posent des problèmes spécifiques. Les deux contraintes principales sont la maîtrise des délais d'attente et la nécessité de gérer au mieux les ressources humaines et le matériel pour une activité irrégulière et imprévisible. Les options choisies à l'Hôpital cantonal universitaire de Genève sont l'existence d'un bloc opératoire dédié aux urgences adultes, la concertation régulière et formelle entre les partenaires et la mise en place progressive d'un système d'indicateurs d'activité et de qualité orienté sur la mesure et l'analyse des délais d'attente. Notre article en présente les principes et quelques résultats actuels à titre d'exemple.
L'Hôpital cantonal universitaire de Genève (HCUG) dispose d'un bloc opératoire dédié à la chirurgie urgente. Les éléments relatifs à la gestion de tels blocs sont relativement rares dans la littérature médicale. Les modèles sont difficilement transposables et dépendent de l'organisation sanitaire régionale, du type d'hôpital, de sa casuistique et de ses ressources chirurgicales. L'utilité de salles d'opération dédiées aux urgences est étayée par certaines études qui, bien que portant sur de courtes périodes et de petits collectifs, montrent une réduction des délais d'attente chirurgicaux des cas urgents ainsi qu'un transfert de l'activité urgente nocturne vers une activité diurne.1,2 Ce dernier point est important pour le confort des patients et constitue surtout un élément de sécurité essentiel en diminuant l'état de fatigue des médecins en charge du cas. Le partage des plages horaires entre cas électifs et urgents dans un même bloc opératoire est de nature à générer des défaillances d'organisation graves et fréquentes, sources d'erreurs médicales et de dispersion des ressources.3
La disponibilité d'un bloc opératoire spécifique pour les urgences ne peut résoudre à elle seule les problèmes de fonctionnement.4,5 Elle doit être associée à une vision claire de la structure et de l'organisation d'une telle unité, ainsi que d'une analyse au long cours de son fonctionnement.
Le but de cet article est de faire part de notre expérience de la gestion et de l'extension de notre bloc opératoire des urgences (BOU) et d'examiner, sur la base de cet exemple, les conditions nécessaires à l'obtention puis à la gestion des ressources.
L'activité anesthésique ne cesse d'augmenter depuis vingt ans. La population médicale change et les patients sont de plus en plus âgés.6 Cette tendance, que confirment également nos données internes, est similaire dans le domaine de l'activité urgente (fig. 1). L'HCUG dispose de salles opératoires dédiées aux urgences depuis de très nombreuses années. Le BOU actuel a été mis en service en 1986 mais seules deux salles sur quatre étaient alors réservées aux urgences. L'augmentation progressive de l'activité de ce bloc et le prolongement des délais d'attente ont motivé une réflexion approfondie conduisant à l'extension et à la réorganisation de ce bloc en 1999.
Le BOU est destiné principalement à la prise en charge des urgences de chirurgie générale de l'adulte, auxquelles s'ajoutent celles d'orthopédie-traumatologie, de neurochirurgie, d'ORL, de chirurgie cardiaque et la plupart des transplantations d'organes. Les activités pédiatrique et gynécologique y sont exceptionnelles mais peuvent y être pratiquées, généralement dans le cadre d'une menace vitale immédiate d'un patient admis par la Division des urgences médico-chirurgicales (DUMC) et dont l'état clinique ne permet pas un transfert vers le site d'accueil spécifique. Les blocs opératoires de pédiatrie, de la maternité et de l'ophtalmologie sont situés dans d'autres bâtiments de l'HCUG. Ils accueillent également une activité urgente mais sans site dédié, à l'exception d'une salle de chirurgie obstétricale. L'activité du BOU est placée sous la responsabilité du chirurgien trieur de la Division des urgences médico-chirurgicales (DUMC). Il base ses décisions sur les éléments suivants :
1. Degré d'urgence chirurgicale
I Urgence 0 : menace immédiate. Chaque minute compte. Intervention requise dans un délai
I Urgence 1 : menace à court terme. Chaque heure compte. Intervention requise dans un délai
I Urgence 2 : urgence différée. Intervention requise dans les 24 à 48 heures. Exemple : fracture fermée, sans menace neurologique, vasculaire ou cutanée.
2. Disponibilité des salles d'opération.
3. Disponibilité des chirurgiens.
4. Disponibilité des anesthésistes.
5. Occupation des infirmières de salle d'opération (ISO).
La coordination entre le trieur et le responsable de l'équipe d'anesthésie de garde revêt une importance essentielle puisque ce dernier renseigne le trieur en permanence sur l'activité du BOU (avancement de la chirurgie, délais, problèmes inattendus, etc.) ainsi que sur l'activité de sites extérieurs qui ne relèvent pas de sa régulation (pédiatrie, maternité, cathétérisme cardiaque, radiologie interventionnelle, etc.) mais qui peuvent être de nature à évoluer vers une indication chirurgicale ou à occuper de manière prolongée l'une des équipes d'anesthésie de garde. Une mesure de cette activité a montré que 30% de l'activité de la garde anesthésique adulte de l'HCUG sont dédiés à des interventions en dehors du BOU.
Dans le contexte d'inflation des coûts de santé et de compression budgétaire, les éléments-clés qui ont permis d'obtenir les moyens de développer notre activité sont les suivants.
Une réflexion amorcée en 1996 entre les principaux partenaires a conduit à l'amélioration de la récolte de données sur le fonctionnement du BOU. Dans ce cadre, une tentative pilote d'augmenter le nombre de salles opératoires disponibles pour les urgences a été réalisée en 1997. Partant du constat que les facteurs influençant le fonctionnement d'un système de garde concernaient l'ensemble de l'institution et qu'aucun problème ne pouvait trouver une solution sans une concertation très large, la Direction générale des HUG a mandaté une commission interdépartementale de coordination des urgences chirurgicales (CCU) en 1998. Cette commission a réuni tous les acteurs de l'activité ayant un lien avec l'activité urgente :
I Chirurgiens.
I Anesthésistes.
I Médecins responsables du service des urgen-
ces.
I Chirurgiens pédiatres.
I Gynéco-obstétriciens.
I Infirmières de salle d'opération (ISO).
I Administrateurs des départements de chirur-
gie et anesthésie.
I Représentant de la Cellule qualité des HUG.
I Représentants de la direction générale.
La commission disposait de données d'activité portant sur les années 1996 et 1997 ainsi que du résultat d'un audit externe de 1988. L'analyse des données disponibles a permis à la CCU de faire l'inventaire des principaux problèmes relatifs au fonctionnement des urgences, soit :
1. Mauvaise qualité d'attente des urgences 2 d'orthopédie-traumatologie :
I Attente trop longue.
I Mauvaise information au patient.
I Jeûne prolongé.
I Interventions nocturnes pour chirurgie non
vitale.
I Plaintes patients et familles.
2. Orthopédie-traumatologie défavorisée.
3. Pouvoir de régulation du trieur insuffisant.
4. Effectifs anesthésie et ISO insuffisants.
5. Dispersion des équipes d'anesthésie de garde sur plusieurs sites et pour plusieurs mandataires effectuant des interventions urgentes dans plusieurs blocs opératoires (structure pavillonnaire pédiatrie, ophtalmologie et maternité).
6. Disponibilité des locaux insuffisante.
7. Pics d'activités diurnes difficiles à gérer.
A ces problèmes, la commission ajoutait la contrainte imposée par l'irrégularité de la charge de travail, inhérente à toute activité d'urgence.
Les objectifs majeurs retenus par la CCU étaient les suivants :
1. Réduction des attentes des urgences 2 d'orthopédie avec limite maximale à 48 heures pour les cas ne nécessitant pas de report médicalement justifiable.
2. Renforcer les différents secteurs anesthésiques ayant la charge d'une activité urgente.
3. Regroupement des sites interventionnels.
4. Renforcement de l'autorité du chirurgien trieur sur la régulation de l'activité du BOU.
Les objectifs secondaires étaient :
1. Le transfert de l'activité d'orthopédie nocturne vers une activité diurne.
2. La disparition des plaintes de patients relatives à des problèmes d'attente excessive.
L'attention était donc centrée sur les attentes des urgences 2 d'orthopédie-traumatologie. Les attentes des urgences 2 des autres cliniques chirurgicales ne semblaient pas poser de problèmes majeurs. De même les urgences 0 et 1 nous paraissaient bénéficier de temps de réponse satisfaisant. Nous avions peu de données à ce sujet au moment des travaux de la CCU mais, comme rapporté plus loin, les analyses ultérieures ont confirmé cette impression.
Le projet a donc concerné l'ensemble des départements de l'HCUG et plusieurs renforcements d'équipes et modifications d'organisation ont été apportés. Leur détail ne peut entrer dans le cadre de cet article. Les étapes du développement de l'activité du BOU ont été les suivantes :
1. Définition des principes de fonctionnement des blocs d'urgences de l'HCUG.
Inscrits dans une charte de fonctionnement approuvée par tous les partenaires, ces principes règlent l'utilisation de l'ensemble des blocs opératoires agréés pour recevoir une activité chirurgicale urgente. Appliqués au BOU, ces principes se définissent comme suit :
I Principe 1 : le BOU est destiné exclusivement à la chirurgie urgente. Une salle opératoire doit être disponible en tout temps pour accueillir une urgence 0.
I Principe 2 : le trieur a autorité de décision sur la classification des degrés d'urgence et leur ordre de passage au BOU. Les urgences 2 d'orthopédie-traumatologie ne sont pas opérées au-delà de minuit.
I Principe 3 : l'observation et l'analyse de l'activité sont confiées à la CCU dont la tâche initiale se poursuit donc au-delà du projet initial. Un responsable opérationnel du BOU est désigné et réunit trimestriellement un comité restreint de la CCU pour gérer les problèmes courants.
2. Définition des horaires d'ouverture.
3. Définition des besoins en ressources humaines.
4. Mise en place du relevé informatisé des données de flux.
5. Nomination d'un responsable du BOU.
6. Etablissement d'une convention de fonctionnement anesthésie-orthopédie en marge de la Charte générale des urgences chirurgicales évoquées ci-dessus.
Début 1999, à la suite de la rédaction du projet et dans l'attente de l'attribution des moyens définitifs, des mesures urgentes ont été introduites visant à privilégier, à degré d'urgence égal, l'orthopédie-traumatologie et à étendre de 2 heures les horaires d'ouverture de l'une des deux salles du BOU. A partir du 1er janvier 2000, une salle d'opération supplémentaire, destinée à l'orthopédie-traumatologie, pouvait être ouverte quatre jours par semaine de 7 à 16 heures, suite à l'attribution des moyens supplémentaires suivants :
I Un poste médical (anesthésiste).
I Quatre postes infirmiers et aides hospitaliers (1,5 anesthésiste et 2,5 ISO).
Les chirurgiens orthopédistes ne recevaient pas de moyens supplémentaires, une équipe étant déjà existante, mais limitée jusque-là dans son accès au BOU par manque de disponibilité de salle d'opération. Les figures 2a et 2b montrent l'évolution de la situation du BOU entre 1996 et janvier 2000. En tenant compte de quelques variations d'horaires durant les week-ends et de l'ouverture de la salle de traumatologie quatre jours sur sept, la disponibilité horaire hebdomadaire standard du BOU passe de 291 à 365 heures (+ 20%) et sa capacité maximale, incluant les salles «Urgence 0» de 459 à 533 heures (+ 16%).
Depuis le 1er février 1999, tous les patients en attente d'une intervention au BOU sont enregistrés dans une base de données informatique. Sur le plan opérationnel, les données, saisies en temps réel, permettent de visualiser à tout moment la liste des patients en attente ainsi que l'avancement de l'activité du BOU et les annulations éventuelles. Sur le plan analytique, les données de flux et d'identifications des mandataires peuvent être extraites à intervalles réguliers et permettent l'analyse de l'activité et des délais d'attente. Le début de l'attente a été défini comme l'heure d'inscription du patient sur le programme opératoire d'urgence qui correspond, dans la majorité des cas, à l'heure de décision de l'indication chirurgicale. La fin de l'attente est définie comme l'heure du début de la prise en charge anesthésique au BOU.
Conformément aux exigences de la CCU, des réunions trimestrielles du comité restreint, incluant les principaux partenaires opérationnels (chirurgiens, anesthésistes et ISO), sous la présidence du responsable du BOU, permettent de faire régulièrement du fonctionnement des urgences chirurgicales adultes. Ces réunions permettent d'évaluer et de régler rapidement des problèmes éventuels de nature interdépartementale. De plus, des réunions semestrielles de l'ensemble de la CCU permettent de rendre compte de notre activité à la Direction générale des HUG (fig. 3).
Indicateurs d'activité et d'attente
Pour exemple, nous présentons quelques éléments des analyses réalisées à intervalles réguliers sur l'activité du BOU. Ces éléments servent de base de travail pour la CCU. Parmi eux, les graphiques de contrôle des attentes constituent un système sentinelle pour la surveillance des délais d'attente.
La récolte systématique des données informatiques a débuté le 1.2.1999. Les figures 4a et 4b montrent la progression constante de l'activité chirurgicale urgente. L'augmentation, mesurée sur des périodes comparables (1er février-30 septembre) de 1999 à 2001 est de 14% pour l'ensemble de l'activité du BOU et de 25% pour l'activité orthopédique. Cette augmentation a été plus marquée entre 1999 et 2000 en conséquence de l'ouverture de la salle supplémentaire de traumatologie. La distribution des mandataires montre une progression relative de l'orthopédie-traumatologie de 3% entre 1999 et 2001 (fig. 5).
Toutes chirurgies confondues, les attentes moyennes mensuelles des urgences 0 sont stables et maîtrisées depuis mars 2000 (fig. 6). Depuis cette date, nous n'avons plus observé de dépassement de la valeur de référence (
En revanche, on relève que les délais d'attente des urgences 2 d'orthopédie-traumatologie ne sont pas stables (fig. 8). Nous observons une tendance de hausse progressive des moyennes mensuelles aboutissant, depuis l'été 2001, à des dépassements successifs de la limite de contrôle supérieure (+ 3 SD). Statistiquement, cette limite ne devrait pas être dépassée plus de 1/1000 mois. Ce graphique nous révèle donc très rapidement que l'objectif principal visé n'est pas atteint et qu'une analyse des causes d'échec doit être entreprise.
Limitations
La qualité de l'analyse doit être améliorée sur les points suivants :
1. Un certain nombre de patients sont transférés du programme d'urgence vers le programme du bloc opératoire électif. Notre système informatique actuel ne permet pas de suivre ces patients de manière simple et donc d'avoir une mesure de leurs délais d'attente.
2. Les urgences 2 de traumatologie regroupent une vaste gamme de pathologies et de comorbidités. A ce jour, nous ne sommes pas parvenus à différencier de manière systématique les patients qui pourraient être opérés sans délai de ceux qui doivent attendre pour diverses raisons orthopédiques ou médicales (par exemple : réduction d'dème d'une fracture de cheville, correction d'une défaillance cardiaque).
3. Le suivi quantitatif des plaintes de patients, orales ou écrites, n'est pas organisé actuellement.
4. Il n'y a pas de mesure de la satisfaction des patients opérés en urgence.
L'ouverture d'une salle supplémentaire dédiée à la traumatologie dans notre bloc opératoire des urgences a permis d'augmenter notre activité tout en favorisant le report de l'activité nocturne vers l'activité diurne. Ce dernier point, ainsi qu'une meilleure programmation des cas, sont de nature à améliorer la qualité de l'attente. Cependant, cette augmentation d'activité ne nous permet pas d'absorber l'ensemble de l'activité traumatologique dans des délais souhaitables et les attentes pour cette chirurgie restent non maîtrisées.
Les liens entre la prolongation des attentes chez les patients de traumatologie, la durée de séjour et le pronostic vital ne sont pas démontrés.7,8 Bien que la littérature ne distingue pas l'attente simple de l'attente «médicalement active», destinée à améliorer les fonctions vitales avant une intervention d'ostéosynthèse, on peut néanmoins admettre que les pertes fonctionnelles liées à l'immobilisation prolongée d'un patient âgé justifient en elles-mêmes une intervention dans le délai le plus rapide possible.9 La restauration de l'autonomie, qui est l'objectif final de la prise en charge traumatologique, est liée à des facteurs psychosociaux pré-traumatiques10 et le lien avec la durée d'attente préopératoire n'est pas démontré.
Sur le plan organisationnel, nos observations montrent que la simple attribution de moyens supplémentaires, en personnel et en matériel, n'est pas un élément suffisant en soi pour régler les attentes avant une chirurgie urgente bien que sans menace vitale immédiate. L'utilisation de ces moyens doit donc faire l'objet d'une analyse permanente, d'une convergence de vue des partenaires, et d'une répartition homogène des moyens entre les différents acteurs.
L'impossibilité d'atteindre les objectifs d'attente fixés pour une des catégories de patients doit retenir toute notre attention. Il convient de rechercher des hypothèses explicatives puis d'introduire des mesures de correction dont l'effet sera lui-même réévalué.
Les pressions qui résultent simultanément de l'augmentation de l'afflux des patients dans les services de chirurgie urgente et des restrictions budgétaires imposent la gestion rigoureuse des moyens attribués. L'activité anesthésique et chirurgicale urgente étant transversale et sujette à de très nombreux facteurs d'influence et de désorganisation, la modification d'un facteur isolé peut être insuffisante pour atteindre les objectifs recherchés. L'observation constante de l'activité, la recherche d'indicateurs de qualité et les décisions stratégiques basées sur la concertation des partenaires sont essentielles. La mise en place de systèmes sentinelles permet de détecter au plus vite les dérives de qualité et de décider des mesures correctives.