Edito: La néphrologie à l'âge adulte
Pierre-Yves Martin et Jean-Pierre Wauters
Rev Med Suisse
2002; volume -2.
21972
Résumé
Il y a 40 ans, la néphrologie devenait une véritable spécialité avec l'avènement de l'hémodialyse chronique et les premières transplantations rénales. C'est en effet en 1960, sous l'impulsion des Prs Jean Hamburger (Hôpital Necker, Paris) et René Mach (Hôpital cantonal universitaire de Genève) qu'eut lieu à Evian le premier Congrès international de néphrologie, véritable coup d'envoi de la spécialité. Les Prs G. Richet et A. F. Muller ont fait récemment un remarquable résumé des faits importants de ce Congrès dans Néphrologie.1 Il est utile pour les néphrologues et médecins praticiens dont la moyenne d'âge ne doit pas beaucoup dépasser celle de la néphrologie de prendre connaissance des débuts de cette spécialité. B. H. Scribner y présenta «devant un auditoire incrédule» son shunt a.v. qui permettait l'hémodialyse itérative, une présentation d'anthologie sur quatre observations cliniques documentées. Les pionniers de la transplantation rénale présentaient les résultats encore non publiés des transplantations effectuées chez des donneurs non homozygotes en se posant déjà les questions que nous nous posons encore aujourd'hui : comment éviter rejets et complications ? Quelle survie ? Comment induire la tolérance ? Quel risque de récidive ? On connaît la suite, puisque ces deux alternatives thérapeutiques ont permis depuis lors de sauver la vie de milliers d'insuffisants rénaux dans le monde. Nous suivons encore plusieurs patients qui ont été les premiers privilégiés à bénéficier de l'hémodialyse et de la transplantation en France ou en Suisse. Nous utilisons le terme «privilégié» car peu nombreux étaient les patients qui pouvaient participer à cette nouvelle médecine. A son début, en effet, la néphrologie était limitée par sa technologie et il suffit de voir les premiers dialyseurs pour comprendre qu'on était en pleine médecine expérimentale. Les patients sélectionnés étaient jeunes et sans autre comorbidité. Le traitement auquel ils ont pu accéder leur a véritablement sauvé la vie et permis dans la plupart des cas de mener une vie proche de la normale sur le plan social et professionnel. Il est intéressant de relever que lors de l'introduction de l'hémodialyse chronique à Genève, une discussion avait eu lieu au niveau politique pour savoir si on pouvait laisser aux médecins (la spécialité de néphrologie n'existait pas) le droit de décider quel patient traiter en dialyse ou s'il ne fallait pas recourir aux pouvoirs politiques (on ne parlait pas de comité d'éthique à cette époque).Quarante ans plus tard, la situation a sensiblement changé. Les traitements de l'insuffisance rénale terminale sont bien codifiés et font partie de l'arsenal thérapeutique de l'ensemble des pays occidentaux. Les machines de dialyse sont devenues des petits bijoux technologiques, munies de nombreuses sécurités et faciles d'utilisation. Ceci ne doit cependant pas nous faire oublier les risques de ces traitements. Les décès survenus en 2001 en Espagne et en Croatie suite à la contamination de filtres par des perchlorofluorures lors de la fabrication nous incitent à la vigilance.2 Grâce à ces changements technologiques, les critères de sélection pour la dialyse ne sont plus limités par la technique et la démographie des patients a changé. Dans les pays européens ou nord-américains, l'incidence des patients nécessitant un traitement de remplacement rénal continue à augmenter de plus de 5% par année et ce sont les patients de plus de 65 ans qui contribuent le plus à cette augmentation. A l'élévation de la moyenne d'âge, s'ajoute également une augmentation des comorbidités parmi lesquelles les maladies cardiovasculaires et le diabète prédominent largement.De ce fait, les néphrologues sont maintenant confrontés à deux populations bien distinctes. L'une, en nette diminution, correspond au profil des premiers patients dialysés pour lesquels le but du traitement est de substituer la seule déficience rénale et de proposer la meilleure alternative possible (transplantation, DPCA, hémodialyse) en privilégiant la transplantation puisque ce traitement offre la meilleure survie et réhabilitation à ces patients.L'autre population, sans cesse croissante, comprend des patients âgés pour lesquels la mortalité annuelle est très élevée et dont l'espérance de vie en dialyse est souvent inférieure à 12 mois du fait de l'importance des comorbidités. C'est un pronostic plus sombre que la plupart des cancers. Il est temps d'agir comme le rappelle récemment un éditorial de l'American Journal of Kidney Diseases.3 Sur le plan éthique tout d'abord, les décisions de prise en dialyse peuvent être très difficiles. Ce qu'on offre à ces patients est souvent proche d'un traitement palliatif afin de leur permettre une transition la plus douce possible entre l'insuffisance rénale terminale et la mort. La décision d'avoir recours à un moyen de dialyse nécessite une réflexion du patient aidée par le néphrologue, les autres intervenants médicaux et la famille. Malheureusement, dans plus de la moitié des cas, l'urgence de la situation ne laisse pas le temps nécessaire à ces réflexions et celles-ci doivent être entreprises alors qu'un moyen de dialyse (habituellement l'hémodialyse en aiguë) a dû être débuté.Par ailleurs, l'évaluation de la charge de travail des centres d'hémodialyse est totalement sous-estimée. Les néphrologues qui s'occupent de dialyse sont unanimes : les patients sont plus lourds, il faut plus d'infirmiers/ères et aides-infirmiers/ères, il faut un soutien social accru, il faut une équipe interventionnelle pour des abords de dialyse plus compliqués, il faut une approche diététique plus élaborée, etc.Sur le plan technique et socio-économique ensuite, nous devons développer, avec l'aide de l'ensemble des partenaires, des méthodes qui s'adaptent à ces patients. Des méthodes comme la dialyse péritonéale automatisée nocturne ou l'hémodialyse nocturne à bas débit pourraient répondre en partie à ces besoins. Des infrastructures doivent être développées afin de permettre ce type de méthodes dans des structures extra-hospitalières comme certains EMS. En France, cette discussion a lieu au niveau gouvernemental sous la direction de B. Kouchner dont le plan de l'insuffisance rénale chronique (IRC) est devenu une priorité de santé. En Suisse, cette discussion a lieu entre la Commission de dialyse de la Société suisse de néphrologie et la SVK (Schweizerischer Verband für Gemeinschaftsaufgaben der Krankenversicherer), mais sans relais encore au niveau gouvernemental. La communauté médicale et politique doit prendre conscience de l'importance de ce problème pour l'économie de la santé de cette prochaine décennie. Une sous-estimation de ce problème pourrait aboutir à une limitation économique de la prise en charge optimale des patients dialysés.4Parallèlement, la recherche doit être encouragée pour enrayer l'augmentation de l'incidence de l'IRC. L'insuffisance rénale ne commence pas à faire des dégâts lorsque le patient est urémique et anurique, les perturbations métaboliques commencent tôt dès que la clairance est inférieure à 60 ml/min et même avant. L'insuffisance rénale chronique doit être considérée comme un facteur de risque cardiovasculaire au vu de la prévalence de ces complications et des campagnes de sensibilisation doivent être faites. Nous n'avons pas de traitement véritablement efficace pour stopper la progression d'une IRC hormis le blocage du système rénine-angiotensine dont l'efficacité reste malgré tout limitée. Finalement, le néphrologue doit rester suffisamment fort pour garder son indépendance vis-à-vis des maisons pharmaceutiques avec lesquelles il doit impérativement collaborer.Au total, la néphrologie a atteint l'âge adulte, mais elle se doit, d'une part, de garder un il critique sur certains de ses développements et d'autre part, de collaborer étroitement avec les autorités politiques et sanitaires. Du fait de l'amélioration de ses résultats thérapeutiques, elle s'adresse aujourd'hui à une population différente, et cette évolution nécessite non seulement des moyens accrus mais aussi une réflexion approfondie.
Contact auteur(s)
Pierre-Yves
Martin, PD
Médecin chef a.i.
Division de néphrologie
Hôpital cantonal universitaire
Genève
Jean-Pierre
Wauters
Médecin chef
Division de néphrologie
CHUV
Lausanne