Résumé
A quelques semaines d'intervalle, plusieurs articles de revues sérieuses1 viennent de prendre la peine de gratter la patine de la modernité et de soulever une vieille question : la relation de confiance en médecine. Signe qu'elle n'est pas définitivement ringardisée. Façon de dire : la mode de l'empowerment des patients, c'est bien, mais observons-les, ces patients : ce qu'ils demandent avant tout, c'est de pouvoir garder confiance en leur médecin et en la médecine tout entière.Confiance ne signifie pas paternalisme. La notion est bien plus subtile. Rebelle à la pensée dominante et aux catégories de la bioéthique nouvelle vague, elle a le culot de se situer sur un autre plan que l'information partagée la «evidence-based information» que célèbrent G. Domenighetti et ses épigones comme vertu salvatrice de la médecine et sur un autre plan aussi que l'autre stratégie de conquête du patient-consommateur, la propagande, le marketing, la publicité. La confiance flotte dans un entre-deux ténu, découle de quantité d'impondérables et dépend de valeurs humaines auxquelles se mêlent, en une subtile alchimie, quelques principes et beaucoup d'intuition....La confiance constitue une façon de répondre à la crise actuelle du «contrat social» entre médecine et société, rappelle la «Charte du professionnalisme médical» que vient de publier le Lancet.2 Le problème est le même partout dans le monde : un fossé se creuse entre «les besoins légitimes des patients, les ressources disponibles pour atteindre ces besoins, la dépendance accrue envers les capacités du marché pour transformer les systèmes de soins et la tentation des médecins de délaisser leur engagement traditionnel en faveur de la primauté des intérêts des patients». Seul remède à cette crise, estime la charte : réaffirmer les principes du professionnalisme (compétence professionnelle, honnêteté envers les patients, confidentialité, etc). Pas de médecine sans contrat social. Et l'essentiel de ce contrat repose sur «la confiance que le public a dans les médecins, laquelle dépend à la fois des médecins individuels et de l'ensemble de la profession». D'où l'importance que «l'ensemble de la profession» fonctionne sur une autre logique que celle des petits intérêts, reconstruise sans cesse les conditions de sa crédibilité....L'erreur, un peu naïve, que l'on trouve dans cette Charte, très intéressante à part ça (hormis une rédaction lourdingue et lisse, pire qu'un communiqué de l'OMS), est que des valeurs, des préceptes ne peuvent suffire. Non. La confiance se construit aussi au travers du courage, de l'indignation, de la séduction, du supplément d'âme, du charisme, bref, de l'irréductiblement humain.Pourquoi avoir peur de ces domaines, comme si l'on voulait épurer la médecine de son «grain» humain ? Pourquoi vouloir se situer au-dessus de sa mythologie et de son histoire ? L'éthique courageuse ne consiste pas à défendre un programme hors de tout sentiment et de tout irrationnel. Elle consiste à les utiliser pour parler à l'intelligence....Mais il faut se méfier, bien sûr. Confiance, contrat social, faux-semblant, demi-mensonge : tout cela coexiste désormais pêle-mêle dans une même ambiance culturelle. Nous voici au cur du problème, l'air de rien. C'est que, surfant sur sa puissance technologique et son arrogance mondialisée, le pouvoir moderne ne sait plus que choisir entre la raison et sa parodie, entre la vérité et sa singerie virtuelle. La finance s'inquiète de la faillite d'Enron et de ce que signifie, en termes de confiance, la monstrueuse magouille qu'elle révèle. Pas de confiance, pas de finance mondiale. Mais la confiance dont il s'agit a depuis longtemps été absorbée par les lois de la mise en scène. Et la politique : pourquoi Berlusconi est-il au pouvoir ? Parce que, de toute façon, la confiance a déserté une partie du système démocratique. Ne reste plus que la bouffonnerie affichée, la roublardise vantarde. La médecine, si l'on ne la surveille pas comme le lait sur le feu, pourrait bien finir dans ce fossé du spectacle mondialisé, ce triste Hollywood politico-mercantile. Seulement, la médecine joue, au cur de nos sociétés, un rôle bien plus important que la finance ou la politique. Si la médecine venait à se crasher dans le non-sens, avec la parade sous les paillettes médiatiques comme seule force de conviction, c'est tout un pan de la vision que l'homme a de lui-même, du respect qu'il a pour lui, et surtout de sa confiance en la société qui disparaîtrait dans le même temps. Le dommage serait immense....Autre danger, plus pervers encore : se laisser embarquer dans un système de soins qui, n'ayant plus aucune confiance en la confiance, mise tout sur le contrôle. Si survenait ce que nos politiciens appellent d'une unanime réflexion visionnaire la fin de l'obligation de contracter c'est une sorte de mise à l'envers, tête en bas, du système de soins qui se produirait. Primauté du contrôle externe et de la relation contractuelle sur la relation de confiance (dont le contrôle est interne, dans l'individu). Médecins surveillés, «moyennisés» (ce serait le nouveau «moyennage» de la médecine, disait par lapsus une consur lors d'une réunion Tarmed), plutôt que médecins stimulés à construire une relation de confiance.Non qu'il soit nécessaire, ou désirable, d'éviter toute régulation ou contrôle de la pratique médicale, ou tout type de relations contractuelles. Mais la base du fonctionnement médical, ce ne peut être que la confiance, non la régulation. Pour des raisons éthiques mais aussi économiques : ce qui en effet menace la médecine, dans l'univers «moyennageux» de la fin de l'obligation de contracter, c'est de crouler sous les dépenses de contrôle. Choisir cette option pour la médecine, c'est la pousser dans une logique de fuite en avant, où les uns, assurés et médecins, s'amusent à jouer les failles du contrôle (c'est humain) que les autres doivent sans cesse colmater à grands renforts de moyen. Contre cette tendance, la technique reste sans pouvoir : mieux vaut donc agir d'emblée dans le registre de la confiance, de la relation ouverte. En médecine, davantage encore que dans n'importe quelle organisation humaine, le primat du contrôle mène à un cul-de-sac culturel et économique....L'évolution actuelle tend à vouloir supprimer tout rapport de confiance comme s'il s'agissait d'un reliquat d'une médecine dépassée ? Eh bien, ne nous laissons pas impressionner. Pour affronter l'avenir, écrit Pellegrino, nous ne pourrons nous se passer de «reconstruire une éthique professionnelle fondée sur l'inéradiquabilité de la confiance». 1 Goold S D. Trust and ethics of health care institutions. Hasting Center Report 2001 ; 31 : 26-33. Clark C C. Trust in medicine. Journal of Medicine and Philosophy 2002 ; 1 : 11-29. Illingworth P. Trust : the scarcest of medical resources. id. 31-46.2 Medical professionalism in the new millennium : A physicians charter. Lancet 2002 ; 136 : 243-6.