Résumé
Voilà donc Tarmed voté, accepté. Et alors ? So what ? Tout reste à faire. D'abord, il faut maintenant éviter la scission du corps médical. Repenser ce qui nous lie. Ensuite, faire attention, très attention, que cette nouvelle tarification ne se transforme en aucune façon en cheval de Troie de la machine de guerre économique. Refuser toute tentative de budget global, d'obligation de transfert de diagnostic. Mais surtout, maintenant que le gros du psychodrame interne est derrière nous, il s'agit de toiser la nouvelle situation politique. De prendre l'exacte mesure de l'époque actuelle. Dans quelle ambiance Tarmed va-t-elle déployer ses effets ? Celle de la fin de la mode de la concertation, du respect des minorités, du pluralisme des opinions. C'est ainsi que les assureurs maladie suisses sont en train de faire comme tous les systèmes forts du moment, les Etats-Unis de Bush par exemple : ils passent d'une hégémonie douce, fondée sur une concertation-confrontation avec des partenaires, à une hégémonie dure, qui se nourrit de la certitude d'avoir raison. Pourquoi dialoguer quand on a le pouvoir ? Ici comme là, on agit selon une morale d'autant plus pure qu'elle n'est pas discutée. On définit un axe du Mal. Pour les assureurs maladie suisses, cet axe passe par le territoire des médecins. Des terroristes s'y trouveraient, voyez-vous, et il est temps de les débusquer. Mais c'est toute la médecine qui doit être systématiquement suspectée, avec ses rites étranges, ses ethnies de spécialistes rebelles, sa mentalité de résistance....Si Tarmed avait été voté en 1952, au lieu de 2002, la réaction aurait été différente. Les médecins auraient un peu râlé contre un changement de tarif, et ce qu'il implique de gains et de pertes, et de complications bureaucratiques. Mais ils ne se seraient pas sentis menacés comme actuellement. Il n'y avait pas, à ce moment, l'ambiance de panique politique liée aux coûts qui augmentent, la phénoménale prise de pouvoir des assureurs, la banalisation de la contrainte sur les médecins, ni cette méfiance systématique concernant leur honnêteté, ce doute portant sur la valeur de la médecine même. Alors qu'aujourd'hui, il ne fait pas de doute que la profession médicale est entrée dans le monde décrit par Pierre Bourdieu : «La force du néo-libéralisme, écrit-il, est d'instaurer l'insécurité, d'installer les gens, jusqu'à des niveaux élevés de la hiérarchie, dans l'instabilité, en faisant de cette insécurité permanente le moteur des ambitions, des aspirations
Il ne faut pas sous-estimer cet adversaire, capable d'installer l'insécurité jusqu'au cur même des structures, c'est-à-dire jusqu'aux lieux qui étaient perçus comme des constantes, et dont la fonction est de rassurer». Bien observé, il faut avouer, sinon que le phénomène n'est en rien propre au néo-libéralisme. Tous les fascismes et communismes ont procédé de la même façon. Pour installer l'obéissance dans les esprits, rien de tel que de désécuriser.«Vous voulez censurer les journalistes, écrit encore Bourdieu, pas la peine d'instaurer une censure, faites des contrats à durée déterminée». Même chose pour les médecins : pas besoin de leur imposer une manière d'exercer qui soit favorable aux assureurs ou un programme d'économie. Supprimer l'obligation de contracter suffit....Le problème de l'après Tarmed est que le projet de supprimer l'obligation de contracter a toutes les chances d'aboutir. Comme le dit H.-H. Brunner, la volonté politique est telle qu'il sera très difficile de s'en débarrasser, même par référendum. Or si elle venait à s'installer dans notre médecine, cette suppression, la révision Tarmed ne pourrait, de facto, pas être appliquée puisque les «conditions cadres» deviendraient caduques, rappelle le même Brunner. Il faudrait se lancer dans de pseudo-négociations entre assureurs totipotents et médecins réduits à l'état d'écoliers desquels on exige simultanément de garder les mains sur le pupitre et de ne pas parler sans auparavant lever la main....Bref, nous avons été sages mais cela ne servira qu'un temps. Un non à Tarmed aurait entraîné une période de conflit avec la société, notre oui permet de prolonger le calme. Mais de peu, en réalité : le moment où il va falloir entrer en rébellion approche. Nous ne pourrons plus jouer longtemps le compromis. Du Parlement, des politiciens, tout indique que nous devons attendre le pire. Le lobbying des assureurs est d'une telle efficacité, la vision politique du système de santé d'une telle indigence, qu'il n'y aura pas de fin au processus de «fin de l'obligation» : fin de l'obligation d'écouter les médecins, de respecter leur savoir-faire, de les payer correctement, etc. Ne restera, pour faire face à ce démantèlement, que la contestation ouverte, à la manière des médecins français qui, ces jours, descendent dans la rue....Mais contestation de quoi exactement ? D'où vient le démantèlement ? Regardons bien le mécanisme en jeu. Au-delà de la petite cuisine politique des caisses-maladies suisses, la médecine est saisie d'une crise généralisée. Et cette crise résulte de l'affrontement d'une nouvelle idéologie économique, en phase accélérée de prise de pouvoir, et de la vieille structure médicale, qui peine à se renouveler.On dira : c'est la médecine elle-même qui crée son malheur. En accumulant les succès, en proposant toujours plus, elle se met en situation d'incapacité d'autocontrôle. Apparaît un hiatus entre la rapidité du rythme d'évolution des possibilités de soins et l'inertie relative de sa culture de maîtrise de l'offre. C'est dans ce contexte que l'économie se présente comme solution. Il faut rationner, contrôler, et la médecine s'en montre incapable. Mais l'enjeu, ce pour quoi il faudra descendre dans la rue, ce n'est pas cela. C'est une vision du monde. C'est le paradigme de la médecine. Car l'économie ne débarque pas innocemment pour soigner son patient-médecin sur la scène politique. Elle s'ingénie aussi à donner le sens. La nouvelle idéologie économique se voudrait la main invisible de l'avenir heureux de la médecine. Voilà la perversion. Voilà le noyau de notre révolte....«Dans la débâcle des croyances et des idéologies, écrit Pascal Bruckner en couverture de son dernier livre,1 il en est une qui résiste : l'économie. Elle a cessé d'être une science aride, une froide activité de la raison pour devenir la dernière spiritualité du monde développé. C'est une religiosité austère, sans élans particuliers, mais qui déploie une ferveur proche du culte». Eh bien, la médecine, ça la dérange, qu'on la baratine et la contraigne avec ce genre de spiritualité.1 Bruckner P. Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis. Paris : Grasset, 2002.