Dans toutes les sociétés étudiées à ce jour apparaissent des différences entre hommes et femmes dans leur rapport à la langue. Une partie de ces différences peut s'expliquer au travers de modèles fondés sur l'inégalité socio-économique entre les sexes. Cet article rend compte de certains résultats d'une étude conduite auprès de praticien(ne)s de Suisse romande montrant que le rapport entre langue et médecine est également concerné par la question du genre.
Hormis certains tenants de la psychologie générale ou de la nosologie médicale,1 plus personne n'adopte cette position ruineuse qui consiste à voir dans les deux pôles de la relation médecin/patient des catégories abstraites socialement sans ancrage. On le sait aujourd'hui cette relation, comme toute interaction intersubjective, se déroule dans un espace social fortement structuré2 entre des individus présentant une pluralité d'identités : identité sexuelle, identité socioprofessionnelle, identité culturelle, identité générationnelle, etc. Compte tenu des réalités observées, ces identités sont plus ou moins valorisées et peuvent en conséquence être pensées en termes de distances sociales dans les rapports interpersonnels effectifs.
Il n'est plus à démontrer que le langage verbal reflète et, dans une certaine mesure, entretient de telles distances,3,4 celles observées lors du colloque singulier comprises. Les résultats de plusieurs études de West5,6 portant sur le lien entre langue et genre dans le contexte médical nord-américain sont à cet égard éclairants. Cet auteur montre en effet qu'au sein de ses collectifs, les médecins de sexe féminin sont systématiquement plus souvent interrompus par leurs patients mâles que ne le sont leurs confrères masculins, et ce quel que soit le statut socioprofessionnel des patients considérés. Tout se passe comme si, pour ces derniers, l'identité sexuelle de leur médecin respectif primait leur identité professionnelle, révélant, ce faisant, leur croyance affirmée dans l'inégalité avérée entre hommes et femmes états-uniens au plan économique et socio-symbolique.7
Le Service de psychiatrie de liaison du Centre hospitalier universitaire vaudois a conduit, il y a peu, une étude qui, si elle n'est pas centrée a priori sur une problématique de différences entre les sexes en médecine, livre certains résultats en relation directe avec celle-ci et qui informent à plusieurs titres.
Cette recherche, multidisciplinaire (sciences médicales et sciences de la communication), avait pour but de porter au jour certains des problèmes de communication que le corps médical suisse est amené à rencontrer dans sa prévention du sida. Elle a été initiée sur la foi d'une idée-force voulant que si le langage verbal principal vecteur des messages médico-préventifs permet la communication, il peut aussi l'entraver. En effet, les langues offrent toujours une certaine variabilité se manifestant, entre autres choses, par le fait que les membres d'une communauté linguistique donnée peuvent associer à certains termes des significations différentes.8 Cette variabilité du langage verbal constitue donc un facteur potentiellement limitatif au discours de prévention au même titre que d'autres facteurs, déjà mis en évidence, tels une formation des médecins pré- et post-graduée insuffisante9 ou la propre anxiété des praticiens face aux risques personnels qu'ils encourent.10
L'étude dont il est fait état ici est centrée sur la prise en compte ou non, par les médecins, de la variabilité du langage verbal quand ils font acte de prévention du sida. Elle est caractérisée par trois critères de sélection :
I l'investigation se limitait au domaine des représentations ;
I les aspects communicationnels étudiés étaient liés à la seule prévention dite primaire ;
I la population cible se composait exclusivement des praticiens de Suisse romande installés et travaillant en qualité de médecins de premier recours.
La production des données s'est faite au travers d'un questionnaire auto-administré. En dépit des limites qu'il présente, le recours à ce type d'instrument s'est avéré le seul possible compte tenu de la très faible disponibilité temporelle de la population concernée. L'échantillon appelé à représenter cette population (tableau 1) comprend 620 individus chiffre équivalant à près de la moitié du total des médecins romands de premier recours et a été construit selon la technique dite du recensement.
L'analyse des résultats de la recherche a permis de mettre en évidence la présence de nombreuses différences entre praticiennes et praticiens. Une d'entre elles tient dans ce que les premières (35%) sont deux fois plus nombreuses que les secondes (18%) à déclarer être à l'initiative des consultations où le thème du sida est abordé. Mais c'est sur des résultats liés à la représentation développée par les enquêtés à propos de la variabilité formelle de certaines questions que l'on se concentrera ici. Une des potentialités du langage verbal réside dans le fait qu'il autorise la synonymie, autrement dit qu'il permet de faire correspondre à une même réalité extra-linguistique des signes linguistiques différents. Ainsi, en français, on peut se demander quel locuteur opère une différence de sens entre les expressions je vous défends de sortir et je vous interdis de sortir. Cependant, de tels cas de synonymie parfaite sont relativement rares et l'on a plutôt à faire à des cas de synonymie partielle. C'est, par exemple, le cas pour les variantes de questions dites interro-négatives et interro-positives.
«Vous ne vous injectez pas de drogue ?», «Vous n'avez pas eu de relations avec des partenaires VIH positifs ?» sont deux questions souvent posées dans le cadre des entretiens cliniques soumis à l'analyse au moment de la première phase de notre recherche.11 On ne s'attardera pas sur la courbe intonative de ces questions qui, dans le contexte des entretiens que nous avons enregistrés, ne présente pas à la finale le caractère ascendant qu'on attend généralement en français d'une question et qui, de ce fait, tend à leur conférer un statut d'affirmation qu'il s'agit, pour le patient, de simplement confirmer. On doit en revanche s'interroger, au vu de leur contenu, sur leur aptitude à saisir l'information désirée. En effet, peut-on attendre de la part du patient qu'il réponde sans réserve à ce type de questions, dont le contenu explicite l'appelle à livrer des éléments qui sont loin d'être banals, et dont le contenu implicite peut lui donner à penser que l'auteur de la question, en la formulant à la négative, est par avance persuadé que de tels agissements ne sauraient concerner son interlocuteur ?
Etant admis que la forme positive ou négative d'une question conditionne la réponse qu'elle appelle, plusieurs items du protocole de recherche ont porté sur ce point. L'un d'entre eux se présentait dans ces termes : «S'agissant de les comparer du point de vue de leur impact sur un patient toxicomane, comment évaluez-vous les questions 1 et 2 dans le cadre d'un entretien préventif du sida ?»
1. «Vous vous injectez des drogues ?»
2. «Vous ne vous injectez pas de drogues ?»
Comme on peut le lire (fig. 1), hommes et femmes ne perçoivent pas, il s'en faut, les deux variantes de la question, en des termes identiques (p = 0,00007). Ainsi à peine 8% des praticiennes sont d'avis que les deux variantes offrent une équivalence en termes d'impact sur un patient effectivement toxicomane contre près de 16% de leurs confrères masculins. En outre, on relève que près des trois quarts d'entre elles (73,7%) tombent d'accord sur le fait qu'il est plus difficile pour un tel patient de répondre par l'affirmative à la variante interro-négative, avis que partage à peine plus d'un médecin mâle sur deux (50,2%).
En termes de pratiques déclarées, on observe aussi une différence significative entre les sexes. Si près de 80% des femmes du collectif déclarent généralement recourir à la variante interro-positive de la question relative à la prise de drogue, les hommes sont un peu moins de 60% à répondre dans ce sens. Ces derniers inclinent davantage à choisir la variante interro-négative ou à ne pas privilégier l'une des deux variantes.
C'est à des résultats de même nature que conduit une série d'items portant sur la formulation des questions introduites ou non par la particule «est-ce que». Largement étudiée,12 cette particule apparaît comme ouvrante et «déculpabilisante», réduisant sur la personne interrogée la pression de certains présupposés plus ou moins normatifs. Interrogé à propos de cette particule, le collectif a été appelé à répondre à cette demande : «Comment évaluez-vous les questions 3 et 4 dans le cadre d'un entretien préventif du sida ?» :
3. «Est-ce que vous utilisez toujours des préservatifs avec votre partenaire ?».
4. «Vous utilisez toujours des préservatifs avec votre partenaire ?».
A l'évidence (fig. 2), les femmes (69%) sont clairement plus enclines que les hommes (55%) à accorder à la variante de la question introduite par la particule «est-ce que» un caractère moins directif que celle fondée sur l'intonation (p = 0,00009).
En outre, on trouve deux fois plus d'opinions insistant sur l'équivalence sémantique entre les variantes chez les praticiens (18,1%) que chez les praticiennes (9%).
Du point de vue de l'usage rapporté, plus de sept femmes sur dix (71,%) déclarent avoir tendance à formuler généralement la question du port du préservatif introduite par «est-ce que», réponse que livre moins d'un de leurs confrères sur deux (49,5%). A noter que ces derniers sont deux fois plus nombreux (14% versus 6%) à privilégier la question reposant sur une intonation montante.
On pourrait se contenter de voir dans les réponses des médecins qui se portent sur les variantes ouvrantes des questions l'objectivation d'une stratégie consciente et routinisée pour réduire l'asymétrie fondamentale entre médecin/patient, stratégie clairement plus fréquemment mise en uvre par les femmes. Cependant, l'importance des écarts observés entre les sexes invite à l'établissement d'un constat plus nuancé et formulé dans les termes d'un modèle à prétention explicative des disparités langagières liées au genre. Un des plus convaincants en la matière est issu de ce qu'il est convenu d'appeler les gender studies. Les adeptes de ce modèle, dit dominance model, considèrent que les différences linguistiques entre hommes et femmes résultent du jeu inégal des positions sociales occupées par chacun des deux sexes. Ce modèle, qui raisonne en termes de domination d'un sexe sur l'autre, est celui qu'empruntent les chercheurs montrant que les femmes formulent davantage leurs questions ou leurs injonctions de manière indirecte ou qu'elles posent plus de questions que les hommes.13 Pour ces chercheurs, cet état de fait est interprété comme étant la manifestation du simple désir d'établir un rapport de force équilibré. Ainsi, à la différence de leurs interlocuteurs qui, de ce point de vue, disposent de beaucoup plus de latitudes, un des seuls moyens qu'ont les femmes de voir la discussion se centrer sur un thème de leur choix est de l'introduire par le biais de questions répétées et construites en termes atténués.
Sachant qu'une observation directe confirme ce qui n'est ici que pratiques déclarées, ne pourrait-on pas voir dans le fait que les praticiennes de notre collectif recourent beaucoup plus massivement aux variantes les plus atténuées une certaine intériorisation, pour une part d'entre elles tout du moins, de ce statut de subordination qu'en général les femmes ont à subir, même, on l'a vu en introduction, dans un univers aussi privilégié que le domaine médical ? Reste à expliquer le fait que les femmes interrogées dans le cadre de la présente étude insistent clairement plus que leurs homologues masculins sur l'impact défavorable de certaines variantes formelles des questions. A cet égard, il n'est pas infondé de voir précisément en elle l'expression d'une conscience plus marquée des situations que ces variantes introduisent pour les patients habitués, mutatis mutandis comme elles-mêmes, à occuper une position plus ou moins frappée de subordination ?
Chacun est libre évidemment d'adhérer ou non à cette interprétation brièvement exposée qui fait émerger l'existence d'un langage de «femmes médecins» plus que de «médecins femmes». Mais tout le monde tombera sûrement d'accord pour considérer que l'élaboration de questions ouvrantes et déculpabilisantes est tout bénéfice pour les patients, que ce soit dans le cadre de la prévention du sida comme ailleurs. Ce type d'élaboration des questions constitue, à l'évidence, une stratégie discursive à portée sanitaire, qu'une petite moitié de praticiens mâles, il faut le rappeler, incline à développer. Il convient donc de la voir se généraliser, ce qui suppose une opération de promotion auprès de toutes celles et surtout de tous ceux qui exercent et qui enseignent la médecine.