Résumé
Non seulement le Conseil national vient de dire non au diagnostic préimplantatoire en refusant l'initiative parlementaire présentée par Barbara Polla, mais il a en plus empêché qu'une longue procédure (celle de la motion d'une commission), s'étalant sur plusieurs années, puisse mener un jour à son autorisation, à des conditions définies, bien entendu. Il a donc mis un point final à la discussion. Comme s'il était dans son pouvoir de retenir la biotechnologie, de maintenir à distance les révolutions qui traversent le monde moderne, de préserver la Suisse de ce que Guillebaud appelle la «violence du changement»....L'argument massue, pour la majorité du Conseil national ? L'eugénisme. Autoriser le diagnostic préimplantatoire reviendrait, estime cette majorité, à «ouvrir la porte aux considérations eugéniques». Peut-être. C'est un danger. Mais le diagnostic prénatal, autorisé, lui, a déjà coincé son pied dans cette porte. Sans compter qu'il entraîne la destruction de ftus autrement plus complexes et différenciés que les quelques cellules totipotentes concernées au moment du diagnostic préimplantatoire. Il faudrait donc mieux définir ce qui est visé par cette interdiction. Evoquer l'eugénisme ne suffit pas. Le débat mériterait au moins une certaine cohérence....Différents types d'eugénisme sont possibles. D'abord la sélection. C'est elle que permet le diagnostic préimplantatoire ou prénatal. Elle peut inquiéter. Mais un contrôle permet d'éviter des dérives. Il ne s'agit pour le moment pas, dans les démocraties avancées, de choisir les filles ou les garçons, ou d'autres caractéristiques futiles. Du moins le mouvement est-il marginal. La médecine s'occupe encore de surveiller cela. L'économie est tenue à distance. Mais la biologie moderne cherche aussi à améliorer. Ou même, encore plus fort, à changer les règles du jeu biologique. Ce sont ces deux nouveaux types d'eugénisme qu'il devient urgent de considérer....L'eugénisme est-il un danger ? Oui. Une régression historique reste-t-elle possible ? C'est certain. Mais attention aux visions simplistes : dans ses rapports à la science, l'Histoire ne repasse pas les plats. Le nouveau monde ouvert par les biotechnologies pourrait engendrer un eugénisme qui n'a rien à voir avec celui qui a précédé.Et puis, les politiciens feraient bien de ne pas oublier que l'eugénisme prend naissance dans les têtes. L'erreur serait de reporter tous les fantasmes sur la biologie. L'époque vénère les meilleurs, les beaux, les gagneurs, les riches. Elle mélange les pouvoirs. Elle se montre prête au renoncement démocratique pour un plat de lentilles télévisuelles. Voilà l'inquiétant....Les biotechnologies ont leur rythme, indépendant du tempo politique. Que notre Parlement refuse cet état de fait, c'est bien. Mais qu'il se voile la face parce que l'accélération de la réalité lui fait peur suscite le malaise. Lorsque les règles internationales, les conventions, les lois communes se dissolvent dans un non-lieu mondialisé, il ne s'agit pas de renforcer les barrières intérieures au pays, comme pour se rassurer. Surtout pas en bioéthique, où les enjeux sont d'emblée planétaires. Il s'agit, au contraire, pour le politique, de s'accorder à cette révolution de son rôle. De parler dans ce cadre-là....Les politiques aiment l'économie, la police, la surveillance des traditions, et tout ce qui entre dans les classiques dicastères des administrations. Mais ne se risquent quasi jamais, avec leur programme de parti et leurs visions du monde, sur le terrain des biotechnologies. Même constat d'ailleurs pour les médias. D'accord pour en faire des scoops, pour soulever des angoisses ou des fantasmes. Mais on ne creuse pas au-delà. Pauvreté des idées !Protéger l'embryon donne une impression de maîtriser la fuite en avant de la biotechnologie. Quant à s'attaquer aux questions politiques posées par cette fuite en avant, c'est une autre paire de manches. La colonisation de la recherche biomédicale par le marché, les brevets sur le vivant, les menaces sur la solidarité : là, oui, les luttes sont véritables, ont un coût. L'éthique ne peut être que l'attitude de celui qui n'a pas peur....Interdiction de pratiquer un diagnostic préimplantatoire, de congeler les embryons, de les conserver, d'en implanter plus de trois : pour protéger les débuts de la vie humaine, la loi suisse empêche les médecins spécialistes de la reproduction d'agir au mieux de leur pratique. Mais cette rigueur est sélective. Ce qu'il refuse de cette main médicale, le législateur est en passe de l'autoriser d'une autre main. Pour sa recherche sur la biologie du vieillissement, le Pr Karl-Heinz Krause, de Genève, recevait il y a peu au moment même où le Parlement enterrait le diagnostic préimplantatoire ses cellules souches embryonnaires humaines importées des Etats-Unis. Avec la bénédiction du Fonds national. Et tout indique que la Suisse ne va pas tarder à autoriser la production de ces cellules. Comment pourrait-elle faire autrement ? Les promesses thérapeutiques sont immenses, et tout le monde voudra en profiter....Jean-Yves Nau, la semaine dernière, présentait dans ce journal l'ultime prouesse de la biotechnologie. A couper le souffle. En deux mots : des chercheurs ont réussi à synthétiser puis à intégrer une paire de nucléotides d'une composition nouvelle au sein d'une molécule d'ADN. Ils ont ajouté une lettre à l'alphabet fondamental A, G, C, T. Et encore ne s'agit-il que du début de leur projet. Selon ces chercheurs, l'ensemble des mécanismes cellulaires, la lecture de l'ADN, la production de protéines, l'évolution elle-même, tout cela est contingent, peut et doit être changé, amélioré, soumis à des finalités nouvelles. Ils ne veulent plus se contenter de jouer avec la gamme existante du code génétique, ils veulent produire des variants de la vie, créer du différent, de l'artificiel. La «transgression» qu'ils inaugurent est d'un ordre nouveau, inconnu et à peine envisagé jusqu'à très récemment. Comme le dit un éditorial du Monde, elle marque «une césure fondamentale dans l'histoire des sciences».Cette manipulation va-t-elle faire école ? Bien sûr : elle se situe dans le droit fil de l'entreprise scientifique qui cherche autant à comprendre qu'à soumettre le vivant. Va-t-elle concerner l'homme ? Evidemment. Elle entrera dans le monde surveillé de la biologie humaine par le cheval de Troie de la médecine, d'abord. Puis elle s'émancipera. L'homme va compliquer le vivant et sa propre biologie sera en première ligne. Refuser le diagnostic préimplantatoire au prétexte d'un danger d'eugénisme est-il un bon moyen de faire face ? Non parce l'eugénisme qui menace est autre : grave, fondamental, totalement ouvert. C'est lui qu'il s'agit maintenant de penser. Pour éviter que l'inhumain s'installe à la faveur de l'artifice. Mais comment définir les limites, maintenant que nous sommes, selon les mots de Nau, «définitivement au bord des abîmes du vivant inconnu» ?