«L'homme n'est parfait en aucune de ses parties ; seul l'ensemble fait illusion. Il n'est qu'un compromis génétique, qu'une solution parmi d'autres».Bert CamenDepuis une vingtaine d'années, les développements de la génétique, c'est-à-dire le domaine des sciences de la vie qui étudie le matériel génétique, support de notre hérédité, ainsi que sa transmission et la transmission des caractères qu'il détermine, ont conduit à ce que beaucoup d'entre nous appellent une «révolution génétique». Les prémices de cette révolution, pourtant, se firent sentir bien avant les développements technologiques qui maintenant la rendent possible, et si la science-fiction, de l'île du Dr Moreau à Frankenstein, a abondamment exploité les craintes et les espoirs liés à l'expérimentation humaine, certains scientifiques un peu plus visionnaires que d'autres ont également exprimé leurs sentiments, souvent ambigus, à cet égard. Jean Rostand, par exemple, suite aux travaux, surtout américains, qui jetèrent les bases de la génétique expérimentale, écrit dans les années cinquante :«Et déjà le jour n'est pas imprévisible où l'homme dirigera on ne sait quel agent transmutateur sur ses propres chromosomes, sur ses vieux chromosomes qui n'ont pas changé depuis l'âge de Cro-Magnon et où, peut-être, dorment des surhommes».Cette idée du surhomme, comme on le verra plus tard, était quelque peu subversive dans le contexte de la synthèse moderne de la théorie darwinienne de l'évolution, due à Mayr et Dobzhansky, en particulier, qui est celui de l'immédiat après-guerre. En effet, l'idée de surhomme ouvre la possibilité d'un potentiel génétique non exploité, par conséquent non sélectionné aux travers des mailles très serrées de la sélection naturelle. Elle replace l'homme sur le chemin de la perfection, alors qu'il était censé avoir abouti dans cette quête depuis longtemps.Cet agent transmutateur de nos chromosomes, aujourd'hui, c'est l'homme lui-même, puisque les connaissances acquises durant les trente dernières années lui permettent, en principe, de modifier son propre génome à volonté, voire même de choisir entre des schémas reproductifs différents. Les buts poursuivis par ces transmutations sont divers, souvent associés à l'augmentation d'un bien-être personnel ou social, quelquefois explicitement liés à la recherche de l'immortalité ou à l'amélioration de certaines caractéristiques de notre espèce. Mais dans tous les cas, il est vraisemblable que ces technologies vont avoir un impact considérable sur notre société et sur certaines valeurs fondamentales qui la structurent. La société l'a bien compris puisque l'on commence à voir surgir ici et là des lois, des interdits qui, comme on le sait, sont les armes habituelles d'une société désorientée devant des problèmes qui la dépassent, qu'elle ne sait pas maîtriser. Cette position frileuse reflète pourtant la réaction quasi unanime de rejet des citoyens face à l'application des nouvelles technologies à l'être humain, souvent il faut bien le dire, en l'absence des connaissances nécessaires à un jugement rationnel, ce qui est bien compréhensible (et d'ailleurs sont-elles vraiment nécessaires ?), souvent aussi en réponse à une pression morale latente entretenue en permanence par les médias. Ainsi, prendre position ouvertement aujourd'hui en faveur d'une quelconque modification génétique chez les humains, sans parler de clonage, bien entendu, ne relève-t-il pas du sacrilège, avec son cortège habituel d'association à l'eugénisme, au fascisme et à la déshumanisation ?Pourtant, ce réflexe culturel passé, les vraies questions ressortent, laissant espérer un débat plus ouvert sur le futur de notre société au travers du futur de nous-mêmes. Les difficultés importantes d'un tel débat ont été abondamment décrites, notamment par Sylvain Reboul, philosophe français qui s'est beaucoup exprimé sur les problèmes éthiques liés aux manipulations génétiques, et dont je cite un extrait d'un texte paru il y a une année dans le journal Libération :«Le refus, au départ apparemment unanime, des manipulations du génome et du clonage humain est en train de se réduire comme une peau de chagrin, sous la pression des chercheurs et des industries. Il convient, devant cette évolution de nous interroger sur la rationalité des motifs éthiques et/où moraux de la condamnation sans appel qui a suivi le clonage de la brebis Dolly, au motif que l'on ne doit pas traiter le génome humain comme le génome animal, face aux motifs présentés comme médicalement et économiquement rationnels. D'autant que le débat met en jeu des convictions religieuses et des impératifs de moralité absolus dans leur application qui n'ont rien à faire avec des arguments recevables dans une démocratie laïque, c'est-à-dire pragmatique. Si nous avions affaire au débat entre une morale de conviction et une éthique de responsabilité, pour reprendre la distinction chère à Max Weber, il conviendrait alors de réévaluer cette interdiction à la lumière des possibles progrès de la médecine pour réduire les souffrances des hommes et accroître leur autonomie, c'est-à-dire leur joie de vivre. N'est-ce pas là en effet, les seuls critères qui puissent valoir pour un débat rationnel ?»Ce texte montre bien, me semble-t-il, les différents niveaux dans lesquels ce débat peut se situer et illustre parfaitement la difficulté qui existe de définir un contexte dans lequel nous puissions tous nous exprimer. En ce qui me concerne, j'aimerais aujourd'hui tenter d'expliquer en quoi cette révolution génétique nous impose une réflexion différente sur notre statut biologique, et quelles en sont les conséquences potentielles sur notre approche de ces problèmes. A certains égards, dans certaines formulations, je serai volontairement provocateur. Ce n'est pas là l'expression de convictions personnelles, ni d'un excès de rationalisme scientifique, il s'agit simplement, pour dégager les vrais enjeux, de s'affranchir partiellement du discours actuel pseudo-humaniste politiquement correct, véritable clonage de la pensée qui veut que toute atteinte au génome humain soit le fait d'apprentis sorciers. J'aimerais ici à la fois essayer de mieux cerner les espoirs et les risques portés par ces nouvelles technologies, mettre à jour certains des fantasmes et des mythes qui leur sont associés et tenter d'entrevoir dans quel cadre et sous quelles conditions certaines de ces approches pourraient être mises au service des hommes.Le kit de transmutationEn quoi les technologies de la transmutation consistent-elles ? Quels en sont les pouvoirs et les applications ? A quoi peuvent-elles nous servir et en quoi peuvent-elles nous asservir ? Il m'apparaît utile ici, de vous rappeler, en quelques mots, la nature biologique des transformations qui nous guettent, d'essayer d'expliquer très succinctement ce qui se cache derrière des mots tels que transgenèse, clonage thérapeutique ou clonage reproductif. On peut, en simplifiant, réduire ces nouvelles approches au nombre de quatre, et ainsi couvrir quasiment l'ensemble des préoccupations actuelles des citoyens.Premièrement, le clonage reproductif (le clonage), cette soi-disant reproduction à l'identique d'un être (humain). Ensuite, la transgenèse, méthode qui permet la modification à volonté de notre patrimoine génétique. Puis le typage génétique, qui est en quelque sorte la lecture de notre avenir dans nos gènes et de ses implications dans la médecine prédictive. Et enfin les cellules souches, ou le clonage thérapeutique, dont on entend beaucoup parler à l'heure actuelle.Commençons par ces cellules souches, puisque c'est probablement la technologie dont l'application à l'homme sera, à moyen terme, la plus bénéfique, donc la moins problématique. Cette technique des cellules souches consiste à isoler des cellules multi-potentielles d'un embryon humain âgé de quelques jours, à un stade où il ressemble à une petite mûre, un amas d'une quarantaine de cellules. Ces cellules sont appelées souches car elles sont capables de produire tous les types cellulaires, comme par exemple des cellules musculaires, nerveuses ou sanguines. Une fois isolées, ces cellules peuvent être conservées et se multiplier in vitro. Des traitements appropriés de ces cultures de cellules permettent dès lors de produire des stocks importants de cellules particulières qui peuvent être utilisées pour remplacer des cellules adultes déficientes, un cur malade, des neurones fatigués. Il ne s'agit pas ici de produire un individu de rechange, chez lequel on irait se servir en pièces détachées comme on l'a souvent entendu, mais de cultures de cellules qui, sous l'action de substances appropriées, peuvent générer des «pièces de rechange». A priori, cette technologie ne devrait pas poser de problèmes majeurs à la société. A ce stade de développement en effet, l'embryon ne présente aucun des critères que l'on pourrait considérer de façon rationnelle comme pouvant définir un être humain, en particulier dans une société qui pratique l'interruption de grossesse jusqu'à des stades beaucoup plus avancés.Cependant, la notion de personne humaine, sa définition, est bien évidemment un point de divergence majeure entre individus. Entre nos différentes sociétés également, d'ailleurs, puisque les cadres législatifs, lorsqu'ils existent, sont tous différents les uns des autres. Cela reflète l'éventail très large de nos cultures vis-à-vis de cette question fondamentale, qui va d'une vue inspirée par les religions dans laquelle un embryon est évidemment une personne humaine à part entière, avec tous ses droits, dès sa conception, à une vue que l'on pourrait qualifier de rationnelle, selon laquelle seul un corps un tant soit peu organisé et doué d'un début de système nerveux acquiert la condition d'être humain. Ce problème de définition est bien sûr au centre de notre réflexion dans ce domaine, puisque nous sommes probablement tous d'accord, en tout cas dans nos cultures d'Europe centrale, avec ce que notre collègue bioéthicien, Alex Mauron, qualifie de «embryological kantianism», à savoir qu'une personne humaine ne doit en aucun cas être utilisée comme moyen pour atteindre un but, mais bien entendu comme but en lui-même, d'où l'importance de cette définition de la personne humaine.Le cas échant, il faudra cependant bien trouver des embryons humains quelque part. Comme vous le savez, les congélateurs de nombreux centres de procréation assistée contiennent des centaines de ces embryons que l'on appelle «surnuméraires», un qualificatif curieux pour des embryons humains, et qui pourraient ainsi être utilisés au bénéfice des malades, avec l'accord parental.Néanmoins, des phénomènes de rejet rendent ces interventions difficiles, car les défenses immunologiques d'un patient n'accepteront pas toujours l'«invasion» de cellules étrangères, même dans un but thérapeutique. D'où l'idée de produire des embryons sur mesure, à partir de la personne pour laquelle cette approche thérapeutique serait nécessaire ou souhaitable, afin que les phénomènes de rejet soient exclus. Mais comment produire un embryon à partir d'un individu adulte ? Seul le clonage peut le faire. Je reviendrai un peu plus loin sur le clonage en lui-même, mais dans ce cas précis, il s'agirait de prélever une cellule du patient adulte, une cellule de peau ou d'un autre organe, d'en extirper le noyau, c'est-à-dire le matériel génétique, et de le réimplanter dans un oocyte humain auquel on aurait précédemment retiré son propre matériel génétique. L'embryon sera alors mis en culture pour quelques jours avant d'en tirer ces fameuses cellules souches, qui, le cas échéant, seraient tolérées puisque contenant le même matériel génétique que le patient qui aurait donné son noyau. C'est cela le clonage thérapeutique, un clonage, certes, mais qui ne conduit pas à la production d'un individu vivant cloné. D'ailleurs, ce terme mal choisi de «clonage thérapeutique» est, à mon avis, largement responsable du rejet de cette idée par nos concitoyens, puisqu'il nous renvoie bien évidemment au clonage reproductif.Il n'en reste pas moins que cette technique requiert la mise à disposition d'oocytes, et en nombre considérable puisque le succès de cette opération est faible. On se dirige donc vers le développement soit d'un système de «donation d'oocyte», les femmes étant appelées à donner, tous les mois, leurs précieuses cellules germinales, soit d'un marché, ce qui est plus vraisemblable puisque les coûts associés seront substantiels (une laparoscopie coûte plus cher qu'une prise de sang). Cela peut paraître alarmant, mais une société dans laquelle donner, ou vendre son sang, comme cela se passe (se passait) dans de nombreux pays, est considéré comme un acte citoyen, peut-elle condamner le don ou la vente d'oocytes ? Aujourd'hui, les oocytes d'une étudiante de Harvard ou du MIT, aux Etats-Unis, se négocient à 50 000 dollars par cycle ovarien et de nombreuses candidates espèrent payer leurs études grâce à une seule laparoscopie. Le problème de la source semble donc résolu pour ceux qui y mettront les moyens. Pour les plus démunis, on peut néanmoins trouver sur Internet des oocytes indiens à 10 francs pièce. N'est-ce pas là peut-être que se trouvera une fois de plus le vrai problème? La question du typage génétique, c'est-à-dire de la liste exhaustive des petites variations que chacun de nous aura inévitablement dans l'ensemble de ses gènes, est beaucoup plus complexe car elle conduit, à terme, à la redéfinition de l'état pathologique et, par conséquent de la normalité. De quoi s'agit-il ? La connaissance complète du génome humain, disponible depuis environ une année, va nous fournir un catalogue de variations génétiques, associées à des caractères particuliers. Ceci pourrait mettre en cause des traits clairement définis comme pathologiques, par exemple une mutation dans un gène qui conduirait à l'apparition ultérieure d'une tumeur du sein, ou d'un diabète, mais également de traits génétiques pouvant apparaître comme handicapants dans un contexte social, culturel, familial particulier.Cette cartographie génétique, effectuée chez l'enfant permettrait bien sûr une meilleure approche préventive, une adaptation à son génome, en quelque sorte, mais qui se transformerait rapidement en sélection si cela était fait sur un embryon issu d'une fécondation in vitro puisque dès lors, nous aurions le choix de détruire l'embryon ou de le modifier avant de le réimplanter. D'abord, ce choix pourrait porter sur le sexe de l'enfant ou sur des caractères simples tels que les yeux bleus ou les cheveux roux, mais cette liste ira en augmentant de façon exponentielle et la notion de sélection remplacera rapidement celle de choix. Dès lors, l'établissement de nouveaux critères d'acceptabilité de l'embryon nécessitera la définition d'un état génétique général normal. Mais cette tâche est impossible, puisqu'un tel état ne pourrait être jugé, le cas échéant, que a posteriori, d'après l'expression globale de ce génome qui, comme nous allons le voir, est beaucoup plus complexe que la simple addition de ses parties. Ainsi, il est certain que beaucoup des caractères concernés par une sélection possible, je pense par exemple à l'intelligence, aux performances sportives ou au charme, nécessiteront la considération d'une multitude de gènes, selon des paramètres et des péréquations qui seront extrêmement complexes, voire impossibles à établir.Du pareil au même ?Avec le clonage reproductif, nous touchons à une problématique différente puisque c'est bien d'un nouveau mode de reproduction de notre espèce qu'il s'agit de discuter. D'abord, de quoi s'agit-il ? Comme dans le cas du clonage thérapeutique, il s'agit de prendre un oocyte, de le vider de son contenu génétique et de le remplacer par le génome d'une cellule adulte, prélevée sur le bras ou ailleurs.Ce nouvel embryon peut dès lors être implanté chez une mère, qui peut être soit la donneuse d'oocyte, soit une mère porteuse. Notons au passage que ce nouveau type de reproduction peut très bien s'opérer en l'absence totale de mâles, seules les femmes étant nécessaires pour donner leurs oocytes. C'est là un argument qui est rarement soulevé, et qui est pourtant d'une certaine importance. Comme l'a relevé Henri Atlan, cela ouvrirait la voie au grand complot féminin, visant à l'élimination des mâles, ce que certaines espèces animales qui se reproduisent par parthénogenèse, ont réussi à faire depuis des siècles sans grands problèmes, semble-t-il.Le bébé cloné sera une copie génétique de la personne qui lui aura donné son génome, le père ou la mère, de la même façon que des vrais jumeaux, issus de la séparation d'un seul embryon en deux, sont génétiquement identiques l'un à l'autre. C'est cette identité génétique que l'on qualifie de clone ; ce sont des clones. Naturellement, cette ressemblance physique extraordinaire entre vrais jumeaux ne s'appliquerait pas dans le cas du clonage reproductif puisque l'enfant cloné aurait l'apparence qu'avait son père ou sa mère, à un âge comparable. Il ne s'agit pas de poupées russes, ou alors de poupées russes en quatre dimensions, que l'on ouvrirait à chaque génération. C'est là un point important qui est souvent mal compris par nos concitoyens, telle cette femme entendue à la radio peu après le clonage de Dolly et qui disait :«Quelle horreur ! me retrouver en face de moi-même !».Outre ses problèmes personnels évidents, cette femme oubliait bien sûr que le soi-même évolue avec l'âge, comme l'aspect physique, hélas, et qu'un soi-même de 5 ans ne serait peut-être même pas reconnu par le même soi-même de 55 ans ; une expérience bien tentante, avouons-le. Pour mieux comprendre cette distinction entre le clonage reproductif et les vrais jumeaux, faisons l'exercice suivant: imaginons que nous sommes retournés à l'âge de la pierre, que notre espérance de vie est de 25 ans et que, par conséquent, seuls deux générations cohabitent ; les parents et les enfants. Au sein d'une grande famille, par la grâce d'une force créatrice, la femme donne naissance à un clone d'elle- même. La question est la suivante : la petite fille clone sera-t-elle reconnue comme telle par sa famille ? Par la société ? Certainement pas, car les ressemblances entre générations sont affaire de grands-mères. Comme tu ressembles à ton père, quand il avait ton âge ! En l'absence de grands-mères, de documents photographiques, le clonage reproductif, j'en ai peur, passerait inaperçu. Cette question de la ressemblance «physique» (entre guillemets) est passionnante bien sûr, car elle nous semble dépendre uniquement de critères objectifs. Mais ces grands-mères, que reconnaissent-elles véritablement à trente ans de distance, entre un fils et un petit-fils ? Est-ce simplement le reflet d'une enveloppe charnelle, ou bien est-ce l'expression acquise d'une filiation, de l'émergence d'un apprentissage de la vie influencé par des parents, par un contexte familial ?Le clonage reproductif, évidemment, nous impose, une fois de plus, une réflexion sur la définition de la personne humaine, afin de pouvoir y réfléchir l'esprit libéré du cortège de mythes et de peurs qui l'accompagne. Prenons d'abord le réductionnisme biologique extrême : si l'homme est défini par son appartenance à une espèce animale, donc par ses gènes, alors un clone est effectivement une copie de la personne clonée, un double. A l'inverse, si l'homme se définit par sa conscience de faire partie de ce monde animal, cette propriété extraordinaire de notre système nerveux central (système dans le sens où le tout est supérieur à l'ensemble de ses parties), alors peu importe l'enveloppe, l'identité entre personnes est impossible, car le clonage de la conscience n'est pas concevable.«Consciousness is a process, not a thing»,a écrit le neurobiologiste James. La conscience est un processus, non pas une chose, et ce processus ne s'hérite pas, il se construit et se modifie constamment au gré de nos expériences personnelles et du milieu dans lequel nous évoluons. Jean Piaget avait beaucoup étudié les effets de l'environnement sur la construction mentale de l'individu au travers de ses processus cognitifs. Pris par son élan et son enthousiasme, sa formation de zoologiste l'avait même poussé à adapter ses conclusions à l'évolution de notre matériel génétique, par ses fameuses boucles rétroactives, centripètes, selon ses propres termes. Cet effort de rassembler dans leurs mécanismes, à la fois la réalisation d'un programme fixe (celui de notre génome) et celle d'un programme au combien flexible (celui de notre cerveau) était louable. C'était cependant une tentative vouée à l'échec, puisque c'est précisément dans cette différence-là que se trouve notre condition d'homo sapiens.En effet, les centaines de millions de neurones de notre cerveau établissent des milliers de contacts entre eux, tissant ainsi un réseau de milliards de connexions. C'est bien là que se trouve notre unicité, dans la construction et l'entretien de cette incroyable machine neuronale. Ici, pas moyen de faire du pareil, la différence est obligatoire ; c'est là que les clones montrent leurs limites.Ceci nous amène à ce que l'on pourrait appeler le paradoxe du clonage, que l'on observe souvent lors de discussions à ce sujet et qui est le suivant : le rejet de l'application de cette technologie aux humains, au motif que l'on produirait une copie conforme d'un individu avec les problèmes moraux, philosophiques et sociaux qui en découleraient, critique justement fondée d'ailleurs, ne vient-il pas souvent de personnes qui, curieusement, considèrent que l'homme est certainement l'expression de quelque chose de bien plus que de son simple matériel génétique ? A l'inverse, si l'homme ne se définit que par sa pensée, sa conscience, alors ne devrions-nous pas nous battre contre les «cloneurs de pensées» qui eux, mettent l'humanité en péril, plutôt que contre les cloneurs d'enveloppes ?Le clonage reproductif ne m'apparaît pas comme une menace sérieuse sur le devenir de notre espèce et sur les valeurs fondamentales de notre société, pour autant bien sûr qu'il ne soit pas appliqué en série, et encore. Outre les écueils techniques, peut-être insurmontables, il est vrai que les problèmes liés à ce type de reproduction sont nombreux ; le fait qu'un individu cloné ressente son aspect physique comme résultant d'un choix parental plutôt que du hasard n'étant pas des moindres. Néanmoins, je persiste à croire, à tort peut-être, que le choix s'offrant, toute personne sensée préférera s'en remettre à l'aléatoire plutôt que de risquer la copie. Dans tous les cas, me semble-t-il, la polémique devrait porter davantage sur les exigences de l'environnement affectif, culturel, social, afin de donner à cette enveloppe charnelle, clonée ou pas, un contenu digne de sa condition. Ni la tolérance ni le partage ne sont inscrits dans nos gènes. Et si un jour, d'aventure, le clonage reproductif se pratiquait en série avec la production d'une meute d'individus semblables, c'est que notre société aurait fait des choix tels que des problèmes d'une tout autre ampleur devront être résolus. N'oublions pas que le clonage, comme mode de reproduction, n'est pas stable, c'est-à-dire que la reproduction sexuelle ne peut pas pérenniser le clonage. Contrairement aux manipulations génétiques, le clonage est une affaire d'une génération unique. Gageons donc que, le cas échéant, les serial clonés, courageusement se révolteront d'un élan subversif et libéreront leurs gènes au travers de l'accouplement salvateur.Avec la transgenèse, ou d'une façon plus large, toute modification stable de notre génome transmissible à notre descendance, c'est un phénomène d'une autre ampleur qui s'annonce, car il s'agit bien là d'influencer le cours de notre évolution, et non plus de le fixer au travers d'une reproduction non sexuée : le clonage passe, les modifications génétiques restent. Encore une fois, sans entrer dans les détails, il suffit de dire que les technologies génétiques nous permettent aujourd'hui de produire chez de petits mammifères, les souris en sont le meilleur exemple, n'importe quelle modification du génome voulue par l'expérimentateur. Mutation, translocation, gènes surnuméraires, gènes absents ; toute la panoplie du parfait bricoleur y passe, la limitation se trouvant dans la créativité du scientifique plus que dans l'approche expérimentale elle-même ; une révolution épistémologique, d'ailleurs, dans les sciences de la vie. Or, il n'y a pas de raison, a priori, pour que de telles techniques ne soient pas applicables à nous-mêmes, et cela ouvre la voie à ce que certains appellent des «améliorations» potentielles de notre espèce, comme on parlerait d'une vache produisant plus de lait ou de légumes résistant aux pestes.Personne n'est parfaitCette approche soulève une question fondamentale, tant du point de vue de la biologie que de la philosophie, qui est celle de la perfection de l'homme, de la remise en cause de sa position au sommet de l'échelle du vivant. Car enfin de deux choses l'une : si l'homme est parfait, toute modification ne peut qu'aller vers le pire et doit donc, par principe, être prohibée.A l'inverse, si l'homme n'est qu'à mi-chemin de l'état de complétion que lui permettrait d'atteindre son matériel génétique, le bien-fondé de telles manipulations peut dès lors être discuté. Cette question essentielle nous rappelle la découverte de la non-saturation de l'univers chimique, peu après la synthèse de la morphine par Marcellin Berthelot vers les années 1830 et la prise de conscience alors, que des centaines de nouvelles formes chimiques pouvaient être créées de toutes pièces. Qu'en est-il du pendant biologique ? Avons-nous atteint la perfection saturante ou y a-t-il encore une marge de laquelle le surhomme de Jean Rostand pourrait émerger ? Là encore, une telle question trouve ses réponses à de nombreux niveaux. J'aimerais toutefois me concentrer davantage sur l'aspect biologique et examiner dans quelle mesure les développements de la génétique peuvent nous aider dans cette réflexion.L'idée de la perfection des humains est bien sûr intimement liée à celle de la Création. Produits d'une force divine, nous ne pouvons qu'être parfaits, puisque résultant d'un projet dont nous sommes le but ultime. Dès lors, dans un schéma transformiste de notre origine en tant qu'espèce, c'est-à-dire après l'énoncé de la théorie de Lamarck, cette idée de perfection nécessita le recours à un artifice téléonomique : nous sommes issus de la transformation d'animaux, mais ce mouvement ne peut alors que suivre une progression vers le haut, tendre vers un idéal, c'est-à-dire nous. Cette idée d'une téléonomie de notre évolution est tenace et les arguments qui la nourrissent réapparaissent régulièrement. Bergson, par exemple, au travers de cette idée d'élan vital qui porte à des réalisations de plus en plus élevées, la formulait à peu près de la façon suivante :«Puisque les animaux ancestraux, les micro-organismes, par exemple, sont si parfaitement adaptés (au sens Darwinien) à leur milieu, alors pourquoi la vie (lisons l'évolution, le devenir de la vie) ne s'est-elle pas arrêtée avec eux ?».Naturellement, la réponse à cette question se trouve déjà dans l'origine des espèces, de Darwin, texte fondateur de la théorie actuelle de l'évolution, qui postule que les variations sont aléatoires et permanentes et que seules les plus appropriées seront conservées par un mécanisme qu'il appelle la sélection naturelle, à savoir la capacité de s'adapter à l'environnement ambiant. Notons que cette théorie est souvent qualifiée de «théorie de la sélection naturelle», plutôt que de «théorie de la variation aléatoire», mettant ainsi l'accent sur son premier pilier, plutôt que sur le second. Ceci n'est vraisemblablement pas innocent et peut être lié au fait que la sélection peut conduire à la perfection alors que l'aléatoire, par définition, en est incapable. En effet, si la «nature», au travers de la sélection, façonne les différentes parties de notre corps depuis des millions d'années en les adaptant aux contraintes de notre environnement, comment ne pas en conclure que toutes ces parties sont naturellement parfaites et que, par conséquent, le tout l'est également ? En 1861, Edouard Claparède, ayant connaissance de la théorie de Darwin, qu'il fut d'ailleurs un des premiers à disséminer, rendons lui ce mérite, déclare :«J'aime mieux être un singe perfectionné qu'un Adam dégénéré».Nous sommes donc des singes, soit, mais avec la perfection en plus. Et si celle- ci ne nous est pas donnée par la grâce divine, eh bien ma foi, la sélection graduelle de M. Darwin fera l'affaire, qui dépend d'une Nature bien entendu parfaite puisque créée et ainsi de suite... Cependant, cette citation contient aussi l'idée que l'homme actuel est dégénéré, et que par conséquent, il existerait une représentation d'un homme qui nous serait supérieur. Le grand naturaliste allemand Haeckel, dans son «Histoire de la création des êtres organisés d'après les lois naturelles», publiée en 1890, exprime également son ambiguïté face à cette notion de la perfection naturelle, ainsi que ses doutes sur nos capacités à traiter de cette question de façon objective. Il écrit :«A la vue d'un organisme, la conviction qui semble tout d'abord s'imposer sans conteste, c'est qu'une machine si parfaite, un appareil de mouvement si développé, peuvent seulement avoir été produits par une activité analogue à celle que l'homme déploie dans la construction de ses machines, mais infiniment plus parfaite
(...).Plus loin, cependant, il conclut :«Or, toutes ces idées reposent nécessairement sur la base fragile de l'anthropomorphisme».Eh bien, justement, ce sont aujourd'hui des arguments scientifiques qui, s'ajoutant à ces réserves d'ordre anthropomorphique, remettent en cause cette perfection des hommes. Afin de mieux comprendre, il faut revenir sur quelques-unes des grandes découvertes de ces dernières années dans le domaine de la génétique moléculaire, certaines d'entre elles obtenues suite au décryptage du génome humain, à la lecture intégrale de notre code génétique, et à sa comparaison avec les génomes de quelques autres animaux.Premièrement, nous savons maintenant de manière certaine que les gènes sont les mêmes chez tous les animaux. Cette universalité des gènes restera une des avancées majeures de la fin du XXe siècle. Deuxièmement, les principes d'action de ces gènes, leur coordination, leur fonctionnement en réseau sont également identiques chez tous les animaux. Finalement, tout ceci n'est pas très étonnant puisque, cerise sur le gâteau, en quelque sorte, les génomes entiers sont conservés entre les animaux, avec quelques différences, bien sûr, mais mineures en regard des similitudes. Il faut bien l'admettre, la nature est parcimonieuse, elle a cherché la facilité dans le quantitatif et le remaniement, plutôt que la difficulté dans l'invention et la nouveauté. Il y a encore vingt ans, nous cherchions le gène de la trompe chez les éléphants, voire même les gènes de l'intelligence chez les humains. Aujourd'hui, nous savons que ceux-ci n'existent pas, et que les gènes qui contrôlent la fabrication de la trompe des éléphants sont bien présents chez nous, mais simplement occupés à faire autre chose, ou la même chose mais d'une façon un peu différente.Cette constatation atteint son paroxysme lorsque, récemment, le séquençage complet de notre génome nous a révélé que nous ne contenons que 35 000 gènes ! Pourquoi seulement 35 000 ? Simplement parce que la petite mouche du vinaigre, ou même des vers nématodes qui sont constitués de moins de 1000 cellules (nous en avons des milliards) contiennent tout de même près de 20 000 de ces gènes ; et ce sont les mêmes ! Alors comment peut-on construire un organisme aussi complexe que l'homme avec même pas deux fois le nombre de gènes nécessaires à la fabrication d'un ver qui possède au total moins de synapses qu'un seul de nos neurones corticaux ?Le compromis génétiqueCes découvertes fondamentales sont à la fois le triomphe du transformisme : oui, nous sommes tous issus d'une même filiation, mais elles impliquent également une adaptation, le mot est bien choisi, de la théorie darwinienne moderne de l'évolution. Car en effet, si un génome à peine plus complexe qu'un autre est capable d'une performance biologique tellement supérieure, cela signifie soit que des systèmes d'information existent dans notre matériel génétique qui n'ont pas encore été mis à jour ou que nous ne comprenons pas, soit que les gènes eux-mêmes sont plus performants, plus qualifiés en quelque sorte, chez nous qu'i