Le rôle principal de la radiothérapie dans les soins oncologiques est d'obtenir le contrôle local définitif de la maladie et ainsi, comme certaines études l'ont montré, de diminuer le taux de métastases et d'améliorer la survie. Le but actuel et futur de l'irradiation est d'augmenter son index thérapeutique : optimaliser la dose aux tissus tumoraux et diminuer celle aux tissus sains. Outre la modification des schémas (radiothérapie hyper- fractionnée ou accélérée ou combinaison des deux) et des techniques d'irradiation, la chimiothérapie concomitante et particulièrement sa capacité de radio-sensibilisation représente une des voies de recherche importantes étudiée maintenant depuis plus de quarante ans. Le cisplatine et le 5-FU sont les substances les plus connues et les mieux étudiées. Elles ont fait leurs preuves dans des études cliniques de phase III. De nouvelles molécules radiosensibilisantes et radioprotectrices sont en cours d'évaluation. Elles devront montrer un meilleur index thérapeutique et une facilité d'utilisation, justifiant leur coût économique plus élevé.
Le but de la radiothérapie est le contrôle local de la maladie oncologique sans altérer l'intégrité et la fonction des organes avoisinants. Pour y parvenir, de nouvelles techniques d'irradiation sont développées et utilisées de plus en plus en pratique comme la radiothérapie conformationnelle qui permet de limiter la dose aux organes sains, l'IMRT (intensity-modulated radiation therapy) qui permet de moduler l'intensité du faisceau d'irradiation en fonction du volume tumoral et des organes à risque. Une autre façon de faire est de modifier le schéma classique d'irradiation (1,8-2 Gy par fraction, une fois par jour, cinq fois par semaine) en augmentant le nombre de fractions par jour et total et la dose tumorale totale tout en diminuant la dose par fraction, sans augmenter les effets secondaires surtout tardifs (radiothérapie hyperfractionnée), ou en accélérant le traitement en donnant plusieurs fractions par jour, sans modifier la dose unitaire permettant de lutter contre la repopulation tumorale apparaissant durant la radiothérapie (radiothérapie accélérée) ; dans ce dernier schéma, la dose totale doit cependant être diminuée en raison de la toxicité aiguë, la toxicité tardive étant limitée pour autant qu'un intervalle entre deux fractions d'au minimum six heures soit respecté. Une troisième voie de recherche consiste à tenter de moduler la réponse biologique par des substances qui potentialisent l'effet des rayons ou limitent leur toxicité sur les tissus sains.
Depuis une quarantaine d'années, des essais de chimiothérapie en association avec la radiothérapie ont été conduits.1 Les résultats initiaux n'étant pas probants, les recherches ont été abandonnées jusqu'à la fin des années 80 où des radiobiologistes ont repris des travaux de radio-sensibilisation d'abord sur des lignées cellulaires et des modèles animaux.2 Par la suite, des études cliniques ont été publiées et les mécanismes de radio-sensibilisation sont devenus de mieux en mieux compris. Le cisplatine et le 5-FU sont les substances les plus connues et encore les plus utilisées dans la pratique quotidienne de chimio-radiothérapie en dehors de protocoles d'étude.
Dans cet article, nous allons évoquer quelques mécanismes d'action des traitements combinés chimio-radiothérapeutiques mis en évidence par l'expérimentation puis nous parlerons d'études cliniques avec ces substances.
La radiothérapie provoque généralement des cassures «uni brin» de l'ADN, considérées comme sublétales, car réparables, mais devenant létales si une lésion de l'autre brin de l'hélice survient à proximité immédiate par l'action du cisplatine, qui forme des ponts entre les brins d'ADN et, en induisant la formation de chaînes latérales sur l'ADN, inhibe la réparation par la polymérase. Le cisplatine induit également une radio-sensibilisation sélective des cellules hypoxiques, particulièrement radio-résistantes et diminue la masse tumorale permettant une réoxygénation et une redistribution dans une phase plus radio-sensible des cellules tumorales.3
De nombreuses études randomisées de phase III ont montré un avantage statistiquement significatif, en termes de contrôle local et de survie, de l'association cisplatine-radiothérapie par rapport à la radiothérapie seule dans le traitement à visée curative du cancer non à petites cellules du poumon,4,5 du col utérin,6,7,8 de la vessie9 (contrôle local seulement), de la sphère ORL.10
Une remarque intéressante à propos de l'étude de l'EORTC :4 331 patients avec cancer pulmonaire non à petites cellules non opérable ont été randomisés entre radiothérapie split-course (schéma suboptimal avec pause au milieu du traitement plus pratiqué actuellement) seule et même irradiation avec cisplatine quotidien avant la séance et enfin même radiothérapie et cisplatine hebdomadaire. Les résultats ont montré un avantage de survie pour le groupe cisplatine quotidien par rapport à la radiothérapie seule à 1, 2 et 3 ans statistiquement significatif (p = 0,009) dû à un meilleur contrôle local. Par contre, le groupe cisplatine hebdomadaire montrait une survie intermédiaire statistiquement non significative.
La synergie de l'association 5-FU-radiothérapie est connue depuis longtemps in vitro et in vivo.1 Cependant, ses mécanismes ne sont pas encore parfaitement connus. Le 5-FU facilite l'apoptose par induction, comme d'autres antimétabolites et la radiothérapie, de l'expression nucléaire du p53. La pharmacologie clinique nous apprend que sa demi-vie d'élimination est courte. Concernant la radio-sensibilisation, on pense que le 5-FU inhibe la réparation des lésions radio-induites. Miller et Kinsella11 ont étudié la corrélation éventuelle entre degré d'inhibition de la thymidylate synthétase (TS) par le 5-FU ou ses analogues, ici le FUdR, et sa durée, avec la radio-sensibilisation sur la lignée de cellules de carcinome colique HT-29. Une exposition courte au FudR (deux heures) entraîne une inhibition de la TS quasi immédiate qui dure près de 30 heures après que le FUdR ait été retiré du milieu ; cependant, l'effet radio-sensibilisant n'est observé que 12 à 16 heures après avoir retiré le FUdR, jusqu'à 30 heures. L'explication en est encore peu claire. Le FUdR entraînerait aussi une accumulation des cellules en début de phase S, plus radiosensible, jusqu'à 24-28 heures après l'avoir retiré du milieu.
On peut conclure que l'administration du 5-FU chez l'homme sous forme d'une perfusion continue, débutant 12-24 heures avant la radiothérapie, à dose suffisante, et se poursuivant 24 heures après la séance, apparaît optimale.
Cette option de perfusion continue durant toute la radiothérapie semble confirmer sa supériorité en clinique en tout cas dans une étude, celle de l'intergroupe américain :12 660 patients ont été randomisés entre quatre bras dans le traitement postopératoire du cancer du rectum. L'étude a montré que la semustine n'avait pas d'utilité et que la perfusion continue de 5-FU durant la radiothérapie était supérieure en termes de diminution du taux de métastases et d'amélioration de la survie par rapport au 5-FU donné en bolus avant chaque séance de radiothérapie durant les semaines 1 et 5.
L'association de 5-FU à la radiothérapie a montré sa supériorité en termes de contrôle local, de survie, et de diminution du taux de métastases par rapport à la radiothérapie seule dans le traitement postopératoire du cancer du rectum ;13 le traitement combiné est également supérieur à la radiothérapie seule en termes de contrôle local et de taux de non-recours à une colostomie dans le traitement curatif du cancer avancé du canal anal.14 La combinaison a également montré sa valeur dans le traitement exclusif ou associé à la chirurgie des cancers sophagiens15 et pancréatiques.
Nous allons maintenant parler de nouvelles molécules et de leurs possibilités de radiosensibilisation, étudiées tout d'abord en laboratoire puis chez l'homme en clinique dans des études de phase I et II. Elles devront démontrer un meilleur index thérapeutique et une facilité d'administration pour justifier leur coût plus élevé que le cisplatine et le 5-FU.
Le docétaxel et le paclitaxel sont les deux représentants les plus connus de la famille des taxanes. Leur intérêt pour la radiothérapie réside dans le fait qu'ils provoquent un arrêt du cycle cellulaire (par stabilisation des microtubules) en phase G2/M, qui est la plus radio-sensible. Une majorité de lignées cellulaires in vitro montrent une augmentation de la réponse à l'irradiation après exposition à ces substances. Le taux de potentialisation varie entre 1,3 et 1,8.16 La radio-sensibilisation était maximale pour des cellules en phase proliférative par rapport à des cellules en phase-plateau et lorsque l'irradiation était délivrée lorsqu'elles étaient en bloc G2/M. Les taxanes ont également un effet cytotoxique direct à des concentrations à peine supérieures. Le mécanisme d'action est une apoptose p53-indépendante,17 via une phosphorylation de bcl-2.18
Dans les expériences de Milas sur des modèles de tumeurs murines citées ci-dessus, on distinguait deux types de réponse : un taux de radio-potentialisation maximale au moment du bloc G2/M, qui se fait habituellement 6-12 heures après l'administration de la drogue pour un groupe de cellules, une réponse plus tardive, 1-3 jours après, pour un autre groupe. La conclusion était donc qu'il existait deux mécanismes in vivo de potentialiser la radiothérapie : par bloc mitotique et synchronisation uniquement pour des cellules «taxanes-résistantes» par réoxygénation tissulaire tumorale après mort cellulaire massive due à l'apoptose induite par les taxanes pour les cellules «taxanes-sensibles».
De ces données expérimentales, on peut donc envisager deux façons de donner les taxanes durant la radiothérapie : par perfusion quotidienne avant la radiothérapie pour le premier groupe «taxanes-résistant», par perfusion ponctuelle hebdomadaire par exemple pour le second, «taxanes-sensible».
Les deux taxanes augmentent également la radiosensibilité des cellules saines de l'intestin, de la peau et des tissus de connexion, mais de façon modérée, améliorant ainsi l'index thérapeutique.
Une étude de phase II19 a étudié 35 patients avec un cancer non à petites cellules localement avancé, traités avec du docétaxel 30 mg/m2, 1 x/semaine, combiné à une radiothérapie thoracique conventionnelle. Une réponse complète thoracique a été observée chez 12/35 (34%) et une réponse partielle chez 16/35 (46%). En raison de la toxicité sophagienne, la thérapie a dû être temporairement interrompue durant deux semaines chez 6/35 patients et durant 3-7 jours chez onze autres patients.
Dans une étude de phase II multicentrique française (GORTEC 98-02),20 63 patients avec des carcinomes de la cavité orale et de l'oropharynx localement avancés ont reçu une radiothérapie de 70 Gy en 35 fractions et une perfusion hebdomadaire de docétaxel 20 mg/m2 pendant sept semaines.
Les faits marquants étaient : 20 patients (32%) ont eu une interruption de traitement d'une durée moyenne de 7,4 jours en raison d'une réaction cutanée (54% de grade 2-3 sous forme d'une desquamation humide) et muqueuse marquée (74% et 19% de mucite confluente respectivement grade 3 et 4). L'hématotoxicité était heureusement modérée. Le contrôle local, la survie actuarielle à trois ans, avec un suivi moyen de 22 mois, étaient excellents respectivement de 85% et 66%.
En ce qui concerne le paclitaxel, nous citerons une étude de phase I conduite chez 23 patients avec un cancer non à petites cellules du poumon localement avancé.21 Ils ont reçu du paclitaxel hebdomadaire à dose progressive durant six semaines de radiothérapie thoracique (60 Gy). Avec un suivi de 7 mois, quatre (17%) avaient une réponse complète, treize (57%) une réponse partielle. La dose maximale tolérable était dans cette étude de 60 mg/
m2/semaine.
La gemcitabine présente des caractéristiques métaboliques qui la distinguent de ses analogues. Une fois à l'intérieur de la cellule, la gemcitabine est rapidement phosphorylée par la deoxycytidine kinase, qui est l'enzyme limitante de la formation de métabolites actifs, en gemcitabine di et triphosphate. L'accumulation des métabolites est rapide et grande. Le gemcitabine diphosphate inhibe la ribonucléotide reductase, qui est responsable de la formation du pool de déoxynucléotides, nécessaires pour la réplication et la réparation de l'ADN. La diminution des déoxynucléotides cellulaires favorise l'intégration compétitive de la gemcitabine triphosphate dans l'ADN, qui entraîne une paralysie de la polymérase et de la synthèse. Ainsi s'explique la synergie d'action avec la radiothérapie. La gemcitabine induit également une redistribution des cellules dans des phases plus radio-sensibles. Enfin, elle provoque une apoptose mais seulement parmi les cellules en phase S. En cultures cellulaires humaines et animales, la radio-sensibilisation apparaît, par conséquent, maximale parmi les cellules en phase S. Elle était également plus importante pour des tumeurs de la sphère ORL que pour des néoplasies pancréatiques.22
Une étude de phase I intéressante a été conduite pour des patients avec des tumeurs ORL où la fludarabine, un analogue également des nucléosides, a été donnée durant les deux dernières semaines de la radiothérapie, au moment où la repopulation tumorale était maximale, et avant l'irradiation du complément (boost) petit volume afin de minimaliser la toxicité sur les muqueuses. Les résultats ont montré une diminution de la synthèse de l'ADN à des doses de fludarabine de 12 mg/m2 et l'élévation de la dose à 15 mg/m2 n'augmentait pas la toxicité muqueuse.23
Dans une étude de l'université de Michigan où la gemcitabine était combinée à une radiothérapie pour des tumeurs ORL, une toxicité cutanée et muqueuse sévère a été notée pour des doses de 300 et 150 mg/m2.24 La tendance actuelle est de donner la gemcitabine à très petites doses 2 x/semaine. Dans le cancer du pancréas, trois études de phase I combinant la gemcitabine à la radiothérapie ont été présentées à l'ASCO 1998 où la faisabilité a pu être démontrée.25,26,27
Elles représentent une classe de molécules nouvelles, inhibitrices de la phase S, qui provoquent une inhibition spécifique de la topoisomérase-l, enzyme impliquée dans la réplication, la transcription et la réparation de l'ADN.28 La fixation de la substance au complexe ADN-enzyme entraîne une rupture irréversible d'un brin de l'ADN et conduit à une mort mitotique.29 La radiothérapie entraîne aussi des ruptures d'un brin de l'ADN, considérées comme sublétales mais devenant «mortelles» en cas d'inhibition de la réparation ou lésion concomitante de l'autre brin.30
Les camptothécines sont actives contre différents types de tumeurs humaines, développées en xénogreffes sur souris nues comme le cancer du côlon, du sein, du poumon, de l'ovaire et de l'estomac.31 On sait que le facteur limitant de ces médicaments en pratique clinique est la toxicité digestive et hématologique. Kirichenko et coll. de l'Université de Virginie32 ont pu démontrer que l'administration répétée de petites doses de 9-aminocamptothécine était mieux tolérée et produisait une meilleure radio-sensibilisation. En outre, la substance entraînait moins de toxicité digestive si elle était perfusée durant la période de repos du cycle circadien des souris au moment où la prolifération de la muqueuse intestinale était faible. Ces travaux et d'autres confirment la présence de variations circadiennes dans le rythme de prolifération des cellules souches de l'intestin et de la moelle osseuse et ouvrent de nouvelles voies de recherche de combinaison d'administration de chimio et radiothérapie.
Le CHUV à Lausanne conduit une étude de phase I pour les cancers du rectum localement avancés (T3-T4 and N or T1-T2 N+). Les patients reçoivent une chimiothérapie d'irinotécan à doses d'étude progressives aux J = 1, 8, 15 associée à une radiothérapie hyperfractionnée accélérée préopératoire de 41,6 Gy, 2 x/j, 1,6 Gy/fx. dès le J 8. La chirurgie est effectuée dans les six jours suivant la fin du traitement. Un traitement adjuvant avec le même médicament est ensuite proposé. Vingt patients ont reçu ce traitement. A l'histologie, on constate un downstaging chez neuf patients. La toxicité postopératoire est assez marquée puisque quatre patients ont présenté une complication majeure.33
Les dérivés imidazoles comme le misonidazole, l'étanidazole, le nimorazole et le pimonidazole ont montré l'étonnante propriété d'entraîner une radio-sensibilisation des cellules hypoxiques, particulièrement radio-résistantes. En raison de leur index thérapeutique favorable, seuls le nimorazole et le pimonidazole ont pu être étudiés dans des études préliminaires cliniques de phase I et II.34 Le premier montre une courbe dose-réponse plate, indiquant qu'à des doses cliniques relevantes, le taux de radio-sensibilisation est tout à fait favorable (facteur 1.3 environ). Cette substance est donc particulièrement intéressante pour le traitement des tumeurs ORL où le taux d'hypoxie est élevé.
Le nimorazole a été étudié dans une étude randomisée de phase III multicentrique au Danemark pour des carcinomes du larynx supra-glottique et du pharynx.35 Entre 1986 et 1990, 422 patients (414 éligibles) ont été randomisés entre radiothérapie curative conventionnelle avec ou sans nimorazole. Le suivi médian était de 112 mois. Globalement, le groupe nimorazole a montré un meilleur contrôle local statistiquement significatif (49% versus 33%, p = 0,002). La survie était également meilleure mais non significative (26% contre 16%, 10-year actuarial values, p = 0,32). La toxicité aiguë et tardive était similaire. Malgré ces excellents résultats, cette molécule n'est que peu utilisée dans la pratique clinique actuelle en Europe.
Le pimonidazole a été testé dans une étude de phase III conduite par le MRC.36 Les résultats ont été décevants puisque le bras combiné avait un moins bon contrôle local et une survie diminuée de façon significative.