Résumé
C'est fou, mais on revient de tout, ces temps, en politique de santé. Il y a cinq ans, du côté du petit monde des gens payés pour penser l'avenir, on ne parlait que de planification hospitalière. Eh bien, soyons francs : elle s'est enlisée. Si certains s'y réfèrent encore, c'est en la prenant comme option floue, à mélanger subtilement aux autres. De leur côté, les assureurs voulaient miser sur le modèle du médecin de famille, qui devait diminuer les coûts en maîtrisant les envies de tourisme médical de la population : échec, là encore. Non seulement les caisses-maladie la dernière en date étant Helsana jettent l'éponge, mais un article du New England montre que ce genre de modèle n'a que peu d'influence sur le fonctionnement du système de soins.1 La Harvard Vanguard Medical Associates, une organisation américaine de managed care, s'est amusée à supprimer subitement le système de gatekeeping qu'elle avait mis en place depuis 25 ans. Et que s'est-il passé ? Rien ou à peu près. Une fois libérés de l'ancienne contrainte, les patients ne se sont pas rués chez les spécialistes (le total des consultations spécialisées n'a que très légèrement augmenté). Ils se sont comportés comme avant, en conservant leur médecin de premier recours comme pivot de leur suivi médical. Mais cela se passait ailleurs. La Suisse est un univers à part. Nos partis politiques et le Conseil fédéral continuent à croire à la formule du médecin de famille comme à un grigri anti-gaspis.On affirmait aussi que davantage de clarté, d'information à la disposition des consommateurs, en particulier, permettrait d'améliorer les performances du système. Mais l'objectif d'une transparence utile reste hors de portée. Dégager des chiffres, c'est un peu comme faire de la communication : l'idéologie, la fausse neutralité, les intérêts particuliers restent toujours aux commandes, mais planqués derrière l'argument du constat objectif, donc d'autant plus dangereux. En réalité, même juste, le regard reste partial. Des chiffres sont nécessaires, mais ils ne sont pas en eux-mêmes une information. L'information demande de penser, d'interpréter, d'exercer un esprit critique. Impossible d'affirmer que tel hôpital coûte moins que tel autre, ou que ce médecin vaut mieux que celui-ci sans pensée, sans réflexion, sans continuelle lutte pour dénoncer les biais qui arrangent ceux qui gèrent les disques durs.On disait enfin qu'il faut réduire le domaine hospitalier, développer la médecine ambulatoire. D'accord, beaucoup le pensent encore, d'ailleurs. Mais comment ? Sans que l'on sache trop par quels mécanismes, les hôpitaux s'engorgent. Leurs urgences plaisent, rassurent. Que faire ? On ne peut refuser quelqu'un. On ne peut que communiquer des modes d'emploi du système de santé ce que l'Etat de Vaud affirme vouloir faire. Est-ce suffisant ?Le stock d'idées s'épuise. C'est la méthode qui est à revoir....Convergeant vers les urgences, l'afflux de patients devient inquiétant, donc, comme le montre avec intelligence (et un brin de mauvais pathos journalistique) un article de l'Hebdo de la semaine dernière. Dans sa conclusion, l'article avance ce qui lui semble constituer, pour les services hospitaliers d'urgence en Suisse romande, les «Huit raisons d'un trop-plein». Il y a ce qui relève de l'inéluctable : le vieillissement de la population. Ce qui appartient à l'organisation de l'hôpital : les lits suroccupés, le manque de personnel, parce que l'on rationne. Ce qui relève de la collaboration avec le reste de la filière de soins : la difficulté de faire face aux périodes de vacances des médecins installés. Ce qui traduit l'évolution frivole de la société : le «tout tout de suite» du patient devenu consommateur impatient. Et ce qui dépend d'une culture différente et d'un manque d'information : les migrants récents qui, ne sachant où s'adresser, encombrent les urgences de grippes.Mais remarquer tout cela, c'est encore se tenir à distance de l'essentiel. Pourquoi, malgré leur inadaptation aux besoins de la modernité, leur taille désuète, leurs coûts monstrueux, les hôpitaux, en particulier leurs services d'urgence, continuent-ils à faire un tabac ? C'est probablement une question d'attachement symbolique. Au sein d'une médecine moderne devenue insaisissable et désincarnée, les hôpitaux apparaissent comme l'un des derniers refuges symboliques à disposition de l'individu souffrant. Il faut de la blouse blanche, du badge, de l'odeur de désinfectant, et surtout une communauté de soignants, pour que la population ne se sente pas abandonnée à son abyssale solitude....Rien de simple, cependant, dans le comportement des gens. Les urgences sans rite communautaire style SOS médecins attirent elles aussi une population croissante. L'élémentaire, le sans engagement, le vite réglé disposent de leur marché et de leur attente psychologique. D'où la difficulté de définir et, partant, de contrôler un modèle de trajet de la population dans les filières de soins....Comment, alors, organiser ce trajet ? D'abord regarder. Ne pas faire de déni de la réalité, ni de la bien-pensance a priori du comportement, cette idée selon laquelle il suffirait d'imaginer un bon système de soins pour que les gens l'adoptent. Non : les gens ont une vision propre de leurs besoins et il arrive que cette vision les pousse à défaire ce que les théoriciens de modèles du «mieux collectif» cherchent à construire. Ce qui manque, c'est une véritable sociologie de la population moderne aux prises avec sa maladie....Autre chose, qui n'a presque rien à voir : Craig Venter, le fameux décrypteur du génome humain, celui que toute la biotechnologie encense pour ses prouesses, s'est moqué de l'humanité. Il prétendait décrypter le génome de plusieurs individus anonymes et choisis au hasard. En réalité, c'est uniquement le sien, de génome, qu'il a décrypté, puis exhibé et vendu au monde entier. C'est effrayant, mais ça prouve qu'il n'est fasciné que par lui-même, le bonhomme. Manifestement, nous sommes face à un cas grave de délinquance bio-génétique. Mais personne ne bouge parce qu'il ne s'agit que d'information. L'éthique, voyez-vous, ne s'applique qu'à la seule biologie réelle, celle qui crée, celle qui clone. Le bidonnage des sources, ce n'est que de l'accessoire. Du virtuel, du culturel, donc rien d'important.Voilà encore un domaine où l'on ferait bien de regarder la réalité en face. Attention : angélisme.1 Ferris TG, et al. Leaving gatekeeping behind effects of opening access to specialists for adults in a health maintenance organization. N Engl J Med 2001 ; 345 : 1312-7.