Les adolescents obèses perçoivent correctement leur corpulence et pensent que leurs parents aussi considèrent qu'ils sont trop gros, mangent trop et souhaitent les voir maigrir. Ils ont de nombreuses croyances et fausses conceptions sur l'alimentation. Seuls 45% d'entre eux pensent manger trop. Manger «normalement», de manière «saine» ou «équilibrée», signifie pour eux tout autre chose que pour les professionnels de santé. De même, manger «bien» ou de façon «idéale» les renvoie bien plus au concept de plaisir qu'à celui de santé. Ils ignorent pratiquement tout des principes qui sous-tendent les conseils diététiques, et satisfaire leurs besoins nutritionnels signifie pour eux n'avoir qu'à suivre leur instinct. Neufs infirmières scolaires interrogées font aussi état de certaines croyances et représentations. Les professionnels de l'ensemble du réseau des soins travaillant dans ce domaine devraient pouvoir être dûment formés en éducation pour la santé et/ou thérapeutique.
L'augmentation inquiétante de la prévalence de l'obésité pédiatrique et de son cortège de comorbidités fait de celle-ci un problème majeur de santé publique.1-3 L'étude que nous avons effectuée à Genève en 1995 sur un collectif de 7200 jeunes âgés de 2 à 19 ans confirme les données internationales, montrant qu'à 23 ans d'intervalle l'augmentation de la croissance staturo-pondérale est d'environ 2 cm et de 4 kg (médianes) en fin de puberté dans les deux sexes. De ce fait, la courbe actuelle du percentile p 2,5, sur le graphique d'indice de masse corporelle (BMI) / âge des 2 sexes, se situe désormais à l'emplacement de l'ancien p 10, et ainsi de suite, la courbe p 90 actuelle se superposant à l'ancien p 97,5.4
Must et coll.5 ont montré que le fait d'avoir été obèse à l'adolescence confère en soi aux individus une morbidité et une mortalité plus élevées à l'âge avancé, même s'ils reviennent à un BMI normal à l'âge adulte. C'est dire l'importance de parvenir à améliorer l'efficacité, actuellement grandement insuffisante, des programmes de prévention et de traitement de l'obésité. Cela implique une meilleure formation de l'ensemble des professionnels du réseau des soins à mener des actions de prévention (dont l'éducation pour la santé), mais aussi à diagnostiquer le plus tôt possible l'apparition d'un surpoids, en s'attachant par exemple à mesurer systématiquement le BMI dès la petite enfance afin d'identifier un éventuel rebond précoce.6 D'autre part, le traitement de l'obésité, maladie chronique, va nécessiter un suivi à long terme par des soignants qui doivent pouvoir être reconnus par les patients comme des partenaires privilégiés capables de les aider à résoudre leurs problèmes en toute connaissance de cause. Pour pouvoir remplir correctement cette fonction, les soignants doivent également être en mesure d'appréhender dans les détails les facteurs qui ont concouru à la prise de poids, qui diffèrent bien entendu pour chaque individu. Pour pouvoir poser un diagnostic éducatif précis et choisir la stratégie thérapeutique la plus pertinente pour chacun d'entre eux, il va donc leur falloir, notamment, identifier les déficits cognitifs, conceptions et croyances qui empêchent le patient de (ré)adopter un comportement de santé adéquat.7,8,9
Nous nous proposons d'illustrer ces propos à partir de deux études que nous avons réalisées auprès d'adolescents obèses scolarisés à Genève.10,11 Les objectifs de ces études étaient 1) de découvrir les perceptions qu'avaient ces adolescents de leur surpoids et du regard de leurs parents et camarades et 2) d'identifier leurs croyances et représentations en matière d'alimentation. Pour ce faire, nous avons d'abord distribué à 120 adolescents de 12 à 14 ans effectuant leur 7e année scolaire à Genève un questionnaire anonyme à questions fermées de 14 items interrogeant quelques aspects de leurs connaissances, de leurs perceptions et de leurs croyances concernant leur état nutritionnel et leur alimentation. Le collectif est composé de 36 adolescents obèses (rapport poids/taille (P/T) > p 97,5 ; 19 filles, 17 garçons), 32 adolescents minces (P/T 10
Cette enquête10 montre que les adolescents obèses interrogés évaluent tout aussi adéquatement leur état nutritionnel que le font les adolescents «normaux» ou les «minces» (fig. 1 et 2). 91% d'entre eux veulent maigrir (contre 28% des adolescents de poids normal). 55% des adolescents obèses pensent en outre que leurs parents les trouvent également trop gros (fig. 2) ; 57% d'entre eux pensent que leurs parents considèrent qu'ils mangent trop (fig. 3), et 94% s'imaginent que leurs parents souhaitent les voir maigrir. Les réponses données aux autres questions révèlent en outre que 68% d'entre eux (contre 50% des adolescents «normaux» et 42% des «minces») savent que l'obésité est associée à un risque accru d'ennuis de santé ultérieurs. Enfin, 45% des adolescents obèses interrogés considèrent manger «trop» (fig. 3), alors que 25% pensent manger «normalement», 25% disent qu'ils «ne savent pas», et 5% affirment manger insuffisamment.
Mais ces mots ont-ils la même signification pour eux que pour nous, professionnels de santé ? L'appréciation de ces adolescents résulte-t-elle d'un raisonnement basé sur des connaissances suffisantes à leur permettre d'émettre un jugement pertinent, ou découle-t-elle de déductions basées sur des conceptions (erronées) élaborées à partir de notions lacunaires et/ ou inexactes, à moins qu'elle ne témoigne de la simple répétition de termes entendus et non remis en cause ?
Pour tenter d'apporter des éléments de réponse à cette question, nous avons effectué une seconde étude, dans laquelle dix-huit autres adolescents obèses (rapport P/T > p 97,5 ; 13 filles et 5 garçons dont l'âge moyen est de 14 ans ; 9 d'entre eux n'ont jamais été suivis pour leur poids) ont été interviewés de façon très détaillée (entretiens semi-dirigés de 45 minutes environ, enregistrés et retranscrits afin de pouvoir en analyser précisément le contenu) par une diététicienne, afin d'identifier les croyances et représentations qu'ils pouvaient avoir en matière d'alimentation.11
Les résultats de cette seconde étude confirment que les jeunes ne sont actuellement plus «vierges» en matière de savoir nutritionnel. Au contraire, ils connaissent même bien la répartition des aliments en 5 groupes, et identifient correctement la majeure partie des nutriments qui sont à limiter en cas de surpoids. Il ressort aussi de cette enquête que la quasi-totalité des adolescents interrogés, s'ils savent parfois comment faire pour manger mieux, ignorent presque toujours le pourquoi des consignes reçues. Ils ne savent non plus pratiquement rien sur le rôle métabolique des aliments. Un seul adolescent sait qu'ils permettent au corps de grandir (alors qu'ils sont en pleine poussée de croissance). Ils ne savent pas ce que sont les calories. «C'est presque comme les vitamines, je sais qu'il y en a dans tous les aliments mais je ne sais pas très bien à quoi ça sert». A la question «Que faire pour perdre du poids ?», seuls deux tiers mentionnent la notion de quantité et un seul adolescent parle de l'activité physique : «faire du sport comme ça on transpire, la graisse s'accumule puis s'enlève et on perd du poids». Enfin, pas plus qu'ils ne connaissent le devenir des aliments dans leur corps, les adolescents obèses ne savent la signification de certains termes qu'ils emploient pour qualifier leur alimentation.
Trois des dix-huit adolescents interrogés jugent leur manière de s'alimenter de façon uniquement positive (normale, bien, saine, équilibrée), sept autres la considèrent seulement négativement (pas bien, mal, mauvaise, trop) ; les huit derniers la considèrent à la fois positivement (le plus souvent sous l'angle qualitatif), et négativement (la plupart du temps du point de vue quantitatif).
On pourrait dès lors être tenté de se satisfaire dans un premier temps des réponses des quinze adolescents qui semblent percevoir correctement leur manière de (mal) s'alimenter en s'imaginant qu'avec eux la tâche pourrait être plus facile et se focaliser sur les trois jeunes qui, eux, pensent manger correctement. Or c'est la méconnaissance de ce qu'entendent réellement ces adolescents lorsqu'ils utilisent ces qualificatifs qui empêcherait les soignants de poser le bon diagnostic éducatif, et, partant, les amènerait à choisir une stratégie thérapeutique inadéquate qui ne répondrait pas aux vrais besoins de leur patient.
C'est pourquoi nous avons, entre autres, demandé formellement à chacun des dix-huit adolescents la signification qu'avaient pour eux les différents qualificatifs positifs mentionnés ci-dessus. En effet, il nous paraît essentiel de savoir ce qu'ils considèrent être la manière correcte de s'alimenter, puisque c'est logiquement ce à quoi ils devraient tendre le jour où ils se décideraient à gérer aussi bien seuls que suivis par des soignants (qui méconnaîtraient leurs croyances et représentations) leur problème de surpoids. L'ensemble des concepts et des explications mentionnés par les dix-huit adolescents est schématisé sous la forme d'une carte conceptuelle (de groupe) reproduite sur la figure 4.
Seuls deux adolescents définissent la normalité en termes de quantité et de qualité, sept ne font référence qu'à la quantité, six à la qualité seule, et cinq à la manière de manger. Là encore, si l'on se satisfaisait de ces assertions, on passerait à côté des vrais problèmes. En effet, si l'on demande à chaque adolescent de poursuivre ses explications jusqu'au bout comme nous l'avons fait, on met alors en lumière nombre de connaissances tronquées et de représentations erronées. Ainsi, par exemple, manger en «quantité normale», c'est : manger «moins que mon frère», «juste à ma faim», «tout ce qu'on arrive à supporter», etc.
On constate, sur la figure 4, que les concepts de manger «normalement», «équilibré», «bien», ou encore de façon «saine» ou «idéale», ramènent tous pour ces adolescents à la notion de «couvrir ses besoins nutritionnels». Mais de nouveau, qu'entendent-ils par là ? En effet, quand on leur demande s'ils pensent couvrir leurs besoins, ils répondent tous par l'affirmative, mais ne savent pas expliquer sur quoi ils se basent pour le dire. Et quand il leur est demandé d'énoncer comment ils peuvent connaître leurs besoins, les quelques adolescents qui n'éludent pas la question en répondant «en mangeant normalement», ou autre «ma mère me donne tout ce qui m'est nécessaire», etc., évoquent alors leur capacité instinctive à les ressentir. Ce qui n'est pas le moins préoccupant quand on connaît les troubles du sentiment de satiété dont peuvent souffrir les patients obèses. Un seul adolescent répond «ça dépend de l'énergie que je dépense dans la journée. Quand on a besoin de faire plus d'effort, je pense qu'on mange plus».
Ces adolescents nous apprennent aussi les termes que les soignants devraient utiliser avec précaution avec eux parce qu'ils se révèlent être particulièrement ambigus et qu'ils ne les renvoient que très rarement au concept de santé, et bien plus souvent à celui du seul plaisir : Ce sont les expressions «manger bien» et «manger de manière idéale» (fig. 4). En effet, alimentation «idéale» pour qui ? pour le patient obèse ou pour ses soignants ? Un seul adolescent dit : «il y a un idéal différent pour chacun». Mais là encore, qu'entend-il par là ? Est-ce une considération d'ordre physiologique, ou plutôt philosophique de l'école épicurienne ?
Les conceptions que nous avons mises en évidence (par exemple «le vinaigre fait grossir», «les adultes n'ont pas besoin de calcium parce qu'ils ne grandissent plus», «boire de l'eau en mangeant fait grossir», etc.) résultent peut-être d'une tentative personnelle d'«organisation» de diverses notions fragmentaires et disparates, glanées ici et là, élaborées pour tenter de comprendre et partant, d'accepter le bien-fondé d'un nouveau comportement alimentaire vécu comme contraignant.
Dans l'optique d'identifier les besoins éducationnels des professionnels de la santé appelés à suivre ces jeunes de façon à pouvoir élaborer à leur intention des programmes de formation pertinents en éducation pour la santé et/ou en éducation thérapeutique,7,8,9 nous avons enfin mené une troisième étude dans laquelle nous avons interrogé les neuf infirmières de santé publique qui travaillent dans les établissements scolaires que fréquentent ces adolescents. A nouveau, nous avons procédé par entretiens semi-directifs menés par une psychologue, toujours enregistrés et retranscrits pour permettre une analyse fouillée de leur contenu.
Ces neuf infirmières sont de poids normal, même si 7/9 considèrent «avoir quelques kilos en trop». Trois d'entre elles signalent avoir souffert d'un surpoids à l'adolescence, normalisé depuis. Avoir un poids normal leur paraît important pour «être bien dans sa peau ... et dans ses pantalons» (n = 8), pour l'image de soi (n = 5), pour la forme physique (n = 2) , pour la santé (n = 1 !). Pour l'une d'elles, «le poids n'a pas d'importance, car je n'ai pas de problème de ce côté-là». A la question «Cela est-il difficile dans vos relations avec les obèses d'avoir (eu) ou non des problèmes de poids, ou cela vous aide-t-il, au contraire ?», six infirmières répondent «ça m'aide» (par exemple : «ça me permet d'avoir une certaine écoute», «le mal-être que j'ai vécu à l'adolescence, ça aide», «ça aide, d'ailleurs j'ai été traumatisée par l'infirmière scolaire, donc je fais attention. Il y a des phrases qui m'ont blessée et que je ne dis pas») ; pour les trois autres : «ça ne m'aide pas (par exemple : ça n'aide pas, parce que chacun est différent, ça, j'ai compris»). Les principales raisons auxquelles elles attribuent le développement d'une obésité chez le jeune sont rapportées au tableau 1, et les objectifs qu'elles considèrent prioritaires pour le suivi thérapeutique figurent au tableau 2.
Toutes qualifient leur alimentation de manière positive, sauf une qui la dit «pas terrible» et «irrégulière». Six d'entre elles pensent manger correctement par rapport à leur âge/ taille/poids ; les trois autres pensent manger «trop par rapport à leurs besoins» (1 trop en quantité et en qualité, 1 trop en qualité, 1 trop en quantité). La figure 5 montre les réponses données à la question : «sur quoi vous basez-vous pour dire que vous couvrez vos besoins ?», quatre seulement mentionnent la stabilité du poids (sans mentionner l'aspect qualitatif) et une seule le fait de «manger en fonction de ce qu'on dépense». Quand on leur demande alors si elles pensent que les obèses se basent sur les mêmes notions qu'elles pour répondre à la même question, toutes répondent par la négative, en invoquant les motifs suivants : «certains adolescents pensent que c'est une fatalité», «ils manquent de connaissances», «ils ne font pas de parallèle avec ce qu'ils mangent», «leurs besoins psychiques sont ressentis comme physiques», «ils ne distinguent pas l'envie de la non-envie», «ils sont de cultures différentes».
Chaque individu est unique, et le fait qu'il soit devenu obèse ne va rien changer à cela, même si ces patients ont acquis des caractéristiques communes (l'obésité et son cortège de comorbidités) qui pourraient nous faire «scotomiser» cet état de fait. Pire : autant de causes d'obésité que d'individus, dont les contextes de vie sont non seulement singuliers, mais aussi forcément complexes. Cela implique qu'en matière de suivi thérapeutique, les soignants vont devoir faire du sur-mesure, et non du prêt-à-porter. Parce que malgré les apparences, «le bon marché est toujours trop cher», dans le domaine de la santé comme ailleurs. Etablir des priorités éducatives pour «investir» temps et énergie au bon endroit ne signifie en effet pas, dans le domaine de la prévention et du traitement de l'obésité, se limiter à faire passer quelques consignes d'ordre diététique, voire tenter de «plaquer» un quelconque autre savoir sur des conceptions erronées préexistantes.
Ces études nous le montrent bien : lorsqu'un adolescent nous dit qu'il mange normalement ou qu'il mange bien, par exemple, ces adverbes ne signifient pas du tout la même chose pour lui que pour nous. Il est donc primordial de lui demander des précisions quant à la signification qu'il leur donne. Ensuite, toute démarche d'éducation nutritionnelle entreprise à cet âge ne devrait plus se limiter à dire ce qu'il faudrait ou ne faudrait pas faire en pratique pour manger mieux (comme on pourrait être tenté de faire quand il s'agit de très jeunes enfants n'ayant pas encore acquis la notion de causalité) sans expliquer sur quoi se basent ces conseils.12-15 Faire l'économie de cette étape ne peut qu'inciter les individus à élaborer, vraisemblablement dans le but de trouver une certaine logique aux consignes reçues, des conceptions qui tôt ou tard demanderont force temps et énergie pour être «détricotées» afin de permettre l'intégration véritable de connaissances nouvelles. Cela nous a d'ailleurs poussé à réaliser un outil pédagogique (calqué sur le Monopoly) qui se révèle capable de développer chez les jeunes non seulement un savoir d'ordre diététique, mais également de les amener à comprendre vraiment les notions d'équilibre et de variation des besoins énergétiques quotidiens en fonction de l'activité physique, qu'il s'agit quant à elle de promouvoir au maximum.16 Lors de ce jeu,17 les jeunes développent un savoir-faire qui leur permettra d'adapter au mieux leurs choix alimentaires en fonction des événements de leur vie quotidienne (activité physique, etc.). Dans la mesure où la problématique identifiée dans ces études doit très vraisemblablement être partagée par nombre d'individus adultes, nous avons entrepris d'adapter également ce jeu à ces derniers.
Enfin, les soignants eux-mêmes possèdent leurs propres croyances et représentations. Apprendre à les identifier, les corriger au besoin et acquérir les compétences nécessaires pour travailler à prévenir l'obésité et traiter à long terme les patients qui en souffrent devrait constituer une priorité dans la formation des professionnels de l'ensemble du réseau des soins appelés à travailler dans ce domaine. On se trouve en effet ici dans le domaine de l'empowerment (tant des professionnels que des patients eux-mêmes), dont l'Organisation mondiale de la santé a fait une priorité,18 et qui devrait permettre, à terme, d'optimaliser l'efficacité de notre politique de santé publique.