L'homme, après avoir réussi le pari de subvenir à ses besoins premiers, après avoir développé le langage et l'écriture, s'est mis à «découvrir» les phénomènes qui se passent en lui et autour de lui. Pour reprendre l'idée de Maslow, celle de la pyramide des besoins, une fois les besoins élémentaires comblés, survient le besoin de connaître et de comprendre.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la recherche reposait sur une démarche empirique. En partant des observations, on théorisait. Le XXe siècle marque un tournant fondamental : les théoriciens prennent le dessus et commencent à créer, à recréer, en bref à bouleverser les conceptions que l'homme avait de la vie, de l'espace, du temps, de la matière et de leurs inter-relations. Ce véritable big-bang scientifique a permis la découverte de voies entièrement nouvelles. Aujourd'hui, on maîtrise la reproduction, le génome et bientôt le système nerveux. Ce n'est plus la nature qui transforme l'homme actuel, mais l'homme lui-même.
Quel est le rôle de l'Etat face à la science ?
La liberté d'influencer le destin humain implique des choix. La science rencontre ainsi forcément la politique. La question du rôle de l'Etat en matière scientifique se pose donc avec plus d'actualité que jamais. Dans une société démocratique et ouverte, l'Etat est le garant des règles du jeu. Il doit faciliter plutôt qu'obliger, inciter plutôt que réaliser, arbitrer plutôt qu'ordonner. En d'autres termes, il revient au politique de déterminer quelles sont les responsabilités propres à chacun des acteurs, celles qui sont liées à l'initiative privée et celles qui relèvent du rôle de l'Etat.
L'éducation préférable à la règle
Souvent se pose la question de la légitimité de l'intervention étatique. L'Etat doit-il par exemple se prononcer dans les domaines qui touchent de prime abord la conscience individuelle et personnelle ? Lorsque l'homme est touché au plus profond de lui-même, ne doit-il pas trouver des réponses qui lui sont propres, en s'appuyant sur ses convictions, aidé et soutenu par des proches ou des thérapeutes ? S'il n'en est pas capable, l'Etat doit-il simplement poser une règle pour répondre à la place de l'individu ?
Je suis intimement convaincu que non. L'Etat doit travailler en amont plutôt qu'en aval. Plutôt que de réglementer, il doit éduquer et former les individus pour leur donner les outils critiques nécessaires à se forger une opinion. Il s'agit même de l'une de ses missions premières.
Favoriser la connaissance pour elle-même
Au plan de la recherche, l'Etat a une autre mission, qui découle par ailleurs de celle que je viens de citer : il doit susciter la connaissance pour elle-même. Il doit être prêt à s'engager dans des projets de recherche dont l'applicabilité n'est pas immédiate ou évidente. En ce sens, son rôle est complémentaire à l'engagement des milieux industriels par exemple, qui ont davantage tendance à investir dans des projets a priori rapidement et sûrement profitables.
La distinction entre ce qui est «compliqué» et ce qui est «complexe» éclaire cette dualité. Un phénomène est compliqué lorsqu'on sait mesurer ce qu'on en connaît et, par conséquent, ce qu'on en ignore. Il est en revanche complexe s'il est impossible de mesurer ce qu'on en ignore. Les milieux industriels auront tendance à agir dans un environnement plutôt compliqué, car ils savent plus ou moins ce qu'ils vont y trouver. L'Etat, par sa pérennité, a le devoir d'encourager la prospection de la complexité ; il doit favoriser la recherche dans des zones absolument inconnues.
Et le rôle des chercheurs ?
Si l'Etat a des responsabilités face à la science, la réciproque est tout aussi vraie. Le pouvoir d'intervention des chercheurs s'étend aujourd'hui aux processus normaux de la vie humaine et de la mort. Si la maîtrise de la reproduction, du génome et du système nerveux est acquise au plan scientifique, son influence en matière de révolution sociale est potentiellement immense. L'action première du scientifique est sans aucun doute ciblée et circonspecte, autrement dit compliquée, mais les conséquences secondes, sociales, de ses découvertes sont difficilement prévisibles, c'est-à-dire complexes.
Il y a donc une nécessité absolue de compréhension entre scientifiques et politiques. Les uns et les autres assument des responsabilités similaires et poursuivent le même objectif : le bien-être de l'homme, que ce soit comme individu ou comme composant de la société. L'homme, son bien-être, et plus que jamais son adéquation avec le milieu dans lequel il doit grandir, doivent être au centre de toutes nos préoccupations. Voilà bien le défi majeur de ce siècle.
* Prix décerné aux Pr Timothy J. Richmond, Dr Richard Treisman et Pr Karl Tryggvason. Genève, le 19 avril 2002.