Comme toute recherche sur des sujets humains, la recherche avec des patients âgés déments exige le consentement libre et éclairé de ceux-ci, ou, en cas d'incapacité du patient, un consentement substitué, encadré par des normes éthiques et des prescriptions légales strictes. La Convention européenne sur les droits de l'homme et la biomédecine n'autorise la recherche sur des patients incapables de discernement et sans bénéfice direct pour ceux-ci qu'à titre exceptionnel. De plus, la recherche ne doit présenter qu'un risque minimal et offrir un espoir de progrès significatif du savoir ou un bénéfice à terme pour la catégorie de patients concernés par l'essai. Par ailleurs, la question du consentement du patient âgé dément est l'occasion de repenser la notion même d'autonomie personnelle.
L'augmentation générale de la longévité nous oblige à nous confronter sans détour à ce qui sera le terme naturel de la vie pour un nombre croissant d'entre nous, à savoir les démences séniles et en particulier la maladie d'Alzheimer. Retarder cet angoissant destin devient un objectif de recherche très important, objet d'espérances des proches de personnes malades comme du grand public, d'attentes scientifiques face aux mystères biologiques du vieillissement, et last but not least, d'espoirs de profits commerciaux potentiellement énormes. Il convient donc de s'interroger sur les conditions sous lesquelles la recherche en psychogériatrie est légitime et conforme à l'éthique.
Dans l'histoire moderne de l'éthique de la recherche clinique, la notion de consentement libre et éclairé de la personne se prêtant à la recherche joue un rôle absolument fondamental.1 Initialement, elle était même considérée comme une condition sine qua non de toute recherche : c'est la position du Code de Nuremberg de 1947. Dans une telle interprétation rigoriste, la recherche sur les personnes âgées dont la démence aurait affecté la capacité de discernement serait impossible. Dès les années 60 (Déclaration d'Helsinki 1964 et révisions ultérieures, Rapport Belmont 1979), il a été reconnu que cette interprétation a des effets pervers, car elle prive des populations entières de patients des bénéfices associés à certains progrès médicaux. Ainsi par exemple, le patient dément doit certes être protégé contre des atteintes à son intégrité mais en même temps, en tant que patient d'une spécialité médicale particulière à savoir la psychogériatrie, son intérêt est que cette discipline fasse des progrès. En d'autres termes, le patient appartenant à un collectif marqué par une vulnérabilité particulière a le droit d'être protégé contre les risques et les fardeaux de la recherche ou encore contre le fait d'être exploité ; mais en tant que membre de ce collectif, il a intérêt à l'avancement des connaissances et des traitements propres aux pathologies qui le concernent. C'est pour concilier autant que possible ces deux impératifs à première vue contradictoires que s'est progressivement mis en place un cadre éthique qui inclut la possibilité de faire de la recherche sur des sujets incapables de discernement, accompagné de protections spécifiques pour ceux-ci et plus généralement pour les sujets vulnérables. Ce cadre n'est pas seulement fait de directives d'éthique mais relève aussi du droit. Il faut mentionner dans ce contexte un instrument de droit international, la Convention européenne sur les droits de l'homme et la biomédecine.2 Non encore ratifiée par la Suisse (mais recommandée à la ratification par le Conseil fédéral), la Convention pose le principe que toute recherche sur une personne incapable de consentir doit offrir « un bénéfice réel et direct » au patient (art. 17, alinéa 1). L'article 17 alinéa 2 précise que des exceptions peuvent être envisagées pour certaines recherches sans bénéfice direct pour le patient, mais deux conditions supplémentaires doivent alors être impérativement respectées :
«1. La recherche a pour objet de contribuer, par une amélioration significative de la connaissance scientifique de l'état de la personne, de sa maladie ou de son trouble, à l'obtention, à terme, de résultats permettant un bénéfice pour la personne concernée ou d'autres personnes dans la même catégorie d'âge ou souffrant de la même maladie ou trouble ou présentant les mêmes caractéristiques.
2. La recherche ne présente pour la personne qu'un risque minimal et une contrainte minimale».
On notera que les conditions ci-dessus sont cumulatives. Par ailleurs, toute recherche sur un patient incapable de discernement requiert l'autorisation d'un décideur substitué, habilité de par la loi à consentir par écrit à la place du patient. Notons encore que la clause du risque et de la contrainte minimaux signifie que les risques encourus ne peuvent en aucun cas dépasser ceux inhérents à la vie quotidienne. En particulier, le rapport explicatif de la Convention exclut explicitement, dans ce contexte, la notion d'un risque qui serait acceptable car proportionnel au bénéfice attendu.
Ce cadre normatif est tendanciellement plus rigoureux que celui qui prévaut aux Etats-Unis, où des projets de recherche sans véritable bénéfice direct et présentant un risque plus que minimal sont parfois considérés comme envisageables,3 entre autres parce que le consentement antérieur du patient par le biais de directives anticipées est souvent considéré comme valable dans ce contexte. Il convient de s'en souvenir en comparant les données de la littérature américaine à l'état européen de la discussion. Notons aussi que malgré sa rigueur, le cadre posé par la Convention a été jugé trop laxiste par certains, surtout en Allemagne, au point de compromettre la ratification de ce texte par ce pays.
La littérature abondante portant sur les problèmes d'éthique de la recherche avec des patients âgés déments s'est surtout concentrée sur les modalités du consentement substitué pour un patient incapable de donner un consentement légalement valide, ainsi que le degré de protection qu'offre au patient le consentement d'un tiers, généralement un proche du patient.4 Or un diagnostic de démence ou de maladie d'Alzheimer n'implique pas automatiquement l'incapacité à consentir. Par ailleurs, même lorsque c'est le cas, le patient peut être capable de manifester son assentiment à la recherche. Dans ce cas, un tel assentiment du patient doit être recherché et obtenu, même s'il ne constitue pas un consentement au sens juridique. Enfin, à des stades avancés de démence où ni le consentement, ni l'assentiment ne peuvent être recueillis, il convient de respecter les signes d'opposition éventuellement manifestés par le patient. En résumé, on ne peut pas, sous prétexte que la démence affecte plus ou moins les capacités cognitives et décisionnelles du patient, évacuer la question de la capacité de discernement dans la recherche sur des patients déments.5
Dans le cas d'un patient compétent, le consentement éclairé présuppose évidemment l'information du patient sur sa maladie, ce qui ne va pas de soi s'agissant d'une maladie incurable dont l'image sociale est effrayante et fortement médiatisée. Il est compréhensible que les professionnels de la santé hésitent à donner une telle information et que le paternalisme médical, largement battu en brèche dans d'autres domaines de la médecine, se manifeste encore assez nettement dans celui-ci.6 Ainsi la dissimulation du diagnostic de démence chez les personnes âgées a été défendue explicitement à une époque récente où une telle opinion serait considérée comme marginale s'agissant d'autres maladies.7 Cet auteur invoque le dommage qu'une telle révélation serait susceptible de causer au patient (privilège thérapeutique), tandis que d'autres sont plus sceptiques quant à l'existence d'un tel risque.8,9 Il n'est pas inintéressant de noter que les gériatres sont un peu moins réticents à informer les patients déments que les psychiatres.10
Cette attitude réservée quant à la communication du diagnostic reflète également celle de nombreux proches des patients. Certaines études mettent en lumière la réticence des proches vis-à-vis d'une révélation du diagnostic de maladie d'Alzheimer au patient, avec le paradoxe que les mêmes personnes souhaiteraient être informées d'un tel diagnostic les concernant.11 Les rares études s'intéressant spécifiquement à l'avis des patients eux-mêmes suggèrent que le désir d'une majorité de patients à la démence commençante est de savoir ce qui leur arrive.12 A notre avis, la présomption éthique doit jouer en faveur de la véracité lorsque les capacités cognitives du patient sont partiellement atteintes, mais non annulées. En effet, le caractère évolutif de la démence, la perplexité et les angoisses engendrées chez le patient par les premiers symptômes suscitent logiquement chez ce dernier des interrogations et des inquiétudes qui méritent une réponse sincère. Il en irait d'ailleurs de même pour des troubles dégénératifs somatiques.
Il apparaît donc bien que pour les patients gériatriques souffrant de démence à ses débuts, il existe le même dilemme que celui qui empêchait jadis une information franche pour de nombreuses pathologies, en particulier cancéreuses, mais pour lesquelles le principe de véracité a fini par s'imposer durablement au fil des deux dernières décennies.13 Une autre raison qui alimente le mouvement séculaire vers le respect de la véracité est le développement de la recherche clinique et la rigueur croissante du cadre éthique et juridique de cette dernière. C'est en effet dans un contexte de recherche que le lien entre consentement et information complète et loyale du patient a été formalisé le plus clairement. En tout état de cause et que le contexte soit la recherche ou la pratique clinique ordinaire le respect de la personne malade commande l'information franche du patient chaque fois que cela est possible et que cela a un sens pour celui-ci.
Revenons à la notion de consentement libre et éclairé. On peut en résumer le contenu en cinq éléments constitutifs :
1. La capacité décisionnelle : il s'agit de la capacité à imaginer différentes possibilités d'action avec leurs conséquences possibles et d'engager sa volonté dans un choix.
2. L'information suffisante du patient sur sa maladie et son pronostic.
3. Un niveau raisonnable de compréhension de cette information par le patient.
4. Le caractère volontaire du consentement : ce dernier doit résulter d'un processus de délibération interne au patient et non de pressions ou d'influences externes irrésistibles.
5. Si les quatre conditions ci-dessus sont réunies, l'assentiment du patient constitue un consentement libre et éclairé.
Au vu de cette liste, il peut être tentant de considérer le consentement libre et éclairé comme un idéal rarement réalisé dans la pratique et donc de se résigner un peu trop vite à y renoncer dans la mise au point d'un protocole de recherche. Or il faut se souvenir que la validité du consentement est à évaluer à l'aune des décisions humaines ordinaires et non d'un idéal d'autonomie d'inspiration philosophique plus ou moins inatteignable. Cependant, même en évitant le piège d'une interprétation perfectionniste de l'autonomie, il est clair que de nombreux patients âgés déments ne sont pas en mesure de donner un consentement valide au sens des critères ci-dessus. Mais cela ne veut pas dire que les signes de la volonté ou de la réticence du patient soient pour autant nuls et non avenus. Certes, dans les situations où le patient est incapable de discernement, un décideur substitué est amené à consentir à sa place, normalement son représentant légal. Cependant, cela ne signifie absolument pas que les capacités cognitives qui subsistent éventuellement chez le patient ne comptent plus, bien au contraire. Le patient incapable de discernement au sens légal à encore un quant-à-soi, une sphère personnelle qui relève d'une notion élargie d'autonomie (voir Y a-t-il une autonomie du patient dément ?).
Dès lors que le patient n'est pas en mesure de se prononcer lui-même, le rôle du décideur substitué est de représenter l'intérêt objectif du patient et de le protéger contre les risques ou les inconforts de la recherche. Néanmoins, les responsabilités et le rôle du décideur substitué restent matière à discussion.14 L'étude qualitative de Sugarman et coll. révèle beaucoup d'incertitude dans l'esprit des décideurs substitués sur les tenants et aboutissants de ce genre de décision. Il arrive parfois que le choix du décideur soit contraire à celui du patient. Les motivations évoquées par les décideurs substitués semblent souvent quelque peu discutables et pour des essais médicamenteux, inclure l'espoir relativement illusoire d'un bénéfice direct pour le patient, ou la notion qu'accepter l'essai vaut «mieux que rien», ou encore l'idée que face à ce diagnostic terrible, le patient n'a en somme rien à perdre. Ces ambivalences ne sont pas si différentes de celles de patients capables de discernement se prêtant eux-mêmes à la recherche, mais Sugarman et coll. notent qu'elles représentent un fardeau supplémentaire pour des personnes amenées à prendre pour autrui des décisions lourdes de conséquences, particulièrement pour des essais médicamenteux potentiellement grevés d'inconvénients et d'effets secondaires. Il faut absolument éviter que la notion de «risque minimal» ne soit à l'avenir interprétée de façon élastique, à la mesure des espoirs thérapeutiques grandissants suscités par les nouveaux médicaments retardant la démence. Il convient donc de répéter qu'une telle interprétation laxiste est incompatible avec l'esprit et la lettre de la Convention européenne sur les droits de l'homme et la biomédecine.
C'est dire que le consentement libre et éclairé doit rester le «gold standard» en la matière. La recherche sur des patients incapables de discernement doit garder son caractère d'exception et dans ce cas, l'avis du représentant légal ne sera pas toujours décisif. L'assentiment du patient incapable de discernement et la prise en compte de tout signe de refus de sa part sont à notre avis impératifs. Cette attitude constituera probablement la jurisprudence dominante en Europe. En tout état de cause, les difficultés du rôle de décideur substitué pour la recherche sur les patients âgés déments sont importantes et encore relativement peu explorées.
La notion de consentement libre et éclairé a partie liée avec le concept philosophique d'autonomie personnelle et la démence du patient âgé pose à cet égard des questions très troublantes. On sait que la notion d'autonomie est véritablement fondatrice de l'éthique médicale moderne et tout particulièrement de l'éthique en recherche clinique. Or si l'on s'interroge sur ce qu'on pourrait appeler la «montée en puissance» de la revendication d'autonomie dans la médecine du dernier demi-siècle, elle a certainement partie liée à l'efficacité croissante des traitements. Dans le cas paradigmatique du cancer, les progrès de la radiothérapie et de la chimiothérapie dès les années 60 sont certainement pour beaucoup dans le retournement des attitudes médicales décrit par Novack,13 retournement qui a fait que la non-communication du diagnostic au patient est devenue, au plan normatif, l'exception plutôt que la règle. On peut se demander si un même phénomène n'est pas à prévoir dans le cas de la maladie d'Alzheimer, du fait du développement de nouveaux médicaments. Il ne serait pas surprenant que la revendication de révéler son diagnostic aux patients souffrant de maladie d'Alzheimer débutante devienne une revendication militante de la part d'associations représentant ces malades, à mesure qu'apparaissent des traitements présentant à la fois des bénéfices importants et des effets secondaires non négligeables.
Comme nous l'avons vu, une grande partie des difficultés éthiques liées à la recherche sur les patients âgés déments est liée au consentement de ceux-ci et à leur information. Ceci renvoie à un problème plus général, à savoir la difficulté de révéler un diagnostic à la fois angoissant et très présent dans les représentations collectives. Tout se passe comme si certaines maladies accédaient tour à tour au statut de symbole d'une époque. La tuberculose, la syphilis, le cancer, le sida, se sont succédés au fil du siècle dernier à la dignité de fléau suprême. La démence sénile pourrait bien désormais être dans ce cas. Mais peut-être que la conscience collective sera à même de «digérer» ce nouveau fléau comme elle l'a fait pour les précédents. Les progrès thérapeutiques auront certes leur part dans cet apprivoisement social de la maladie, mais ils ne sont pas suffisants par eux-mêmes. La maladie d'Alzheimer agresse le noyau dur de ce qui constitue la personne dans son identité individuelle telle qu'elle est majoritairement comprise en Occident. Pour développer la notion d'autonomie et de dignité des patients âgés déments, il convient donc de faire un détour réflexif sur la notion classique d'autonomie.
Dans ce contexte, certains travaux ouvrent le débat sur la notion même d'autonomie et de continuité de la personne,15 et cherchent à formuler des concepts d'autonomie moins idéalisés que ceux qui sous-tendent à la fois les philosophies libérales classiques et les débuts de la bioéthique.16 Cette autonomie idéale a partie liée avec une conception moderne de l'identité personnelle, fortement liée à la mémoire. Depuis Locke (fin du XVIIe siècle), le concept essentialiste de personne, qui était dominant dans la philosophie antique et médiévale, a été relayé par une notion nouvelle, qui met en avant la continuité des états mentaux et la capacité à se les réapproprier par la mémoire. La nature même de la question de l'identité personnelle est radicalement transformée à cette époque. C'est désormais la question des conditions qui font qu'une personne existant au temps t1 et une personne existant au temps t2 sont une seule et même personne, et le lien mnésique entre ces deux états est censé apporter la réponse. Cette formulation a rendu possible une forme de perplexité philosophique très moderne face aux personnes atteintes d'Alzheimer : une personne qui a radicalement changé de caractère et qui ne se souvient plus de sa vie passée n'est-elle pas, en un certain sens, une autre personne ? La question mérite en tout cas d'être posée lorsqu'il s'agit d'évaluer la validité de directives anticipées que la personne non encore malade aurait formulées.17,18 Mais ce dilemme n'est-il pas dû en partie au concept désormais dominant d'identité personnelle ? Il n'est pas question de revenir à une notion métaphysique substantialiste de l'identité, mais n'y a-t-il pas au cur de la personne d'autres formes de continuité et de «mémoires» dans un sens plus large ? Mémoire du corps, continuité d'une biographie, d'une identité narrative portée en partie par la présence et le récit des proches,16 mais aussi la persistance d'une façon caractéristique d'être, avec des goûts et des préférences qu'on appellera tout naturellement «personnelles», justement. Respecter l'identité à travers ces traces vécues de la personne est un enjeu d'éthique non moins important que de défendre l'autonomie au sens classique du terme. Certes, cela implique aussi une perplexité philosophique supplémentaire, car cela met en lumière le fait troublant que nos proches sont porteurs d'une part de notre «propre» identité personnelle.