Résumé
Donc, il est presque certain qu'un blocage de l'installation de nouveaux médecins va se mettre en place avant l'automne. Malgré de doucereux «nous ne le faisons pas de gaieté de cur» ou «c'est la meilleure des mauvaises solutions», la clause du besoin a soudain une cote d'enfer. A l'exception des assistants et chefs de clinique, elle arrange tout le monde : politiciens, cantons, assureurs et, reconnaissons-le, médecins installés....Quel regard triste, désespéré et cynique du petit monde qui gère la médecine doivent avoir les jeunes médecins en formation. Quoi ? Passer 60, 80 heures, parfois plus, de sa jeune vie à s'occuper des vieux, à venir en aide aux tordus de la vie et, en remerciement, se faire piquer son avenir, boucher ses débouchés, mettre en boîte comme des ados rabroués pour incivisme ? Comment la respecter, cette société de plus en plus malade qui se soigne en grande partie grâce à la générosité de jeunes qu'elle traite, parce qu'ils n'ont pas de pouvoir, comme de la racaille ?...Avouons les erreurs. Dénonçons cette rente facile des hôpitaux qui ont contenu les coûts grâce à la main d'uvre étrangère, ces politiciens qui se sont hypocritement tus à propos de l'ampleur du système d'importation de jeunes médecins, cette apathie générale qui s'est installée face à la nécessité, évidente depuis des années, d'empoigner le problème, d'instaurer un numerus clausus et de créer des filières de médecins hospitaliers non académiques....De l'étranger, des pays qui nous entourent surtout, nous avons donc fait venir des médecins en grandes quantités pour que la machine hospitalière suisse puisse fonctionner sans coûter trop cher. Personne ne s'est soucié des conséquences de cette façon de faire : c'était tellement pratique. Et pourtant, dès le début, il était évident qu'il s'agissait d'une pompe aspirante-refoulante, produisant à grands jets une pléthore de médecins installés. La nouvelle urgence, c'est que 3400 médecins européens travaillent dans nos hôpitaux et que presque tous, depuis l'entrée en vigueur des premières mesures liées aux bilatérales, pourraient demander leur droit de pratique. Combien le feront ? Difficile de dire. Certains chiffres indiquent de la retenue, d'autres commencent à inquiéter. Ce qui est sûr, c'est que, si peu le font, ce peu sera déjà trop....Pendant ce temps, sur le front du recrutement hospitalier, la situation ne cesse d'empirer. Dans de nombreux domaines chirurgie, psychiatrie et gériatrie surtout la pénurie de médecins menace. D'un côté, donc, il y a trop de médecins installés, de l'autre pas assez de médecins hospitaliers : les deux mouvements mettant notre système en crise se croisent sans se rencontrer. La solution apparaît évidente : aller vite, très vite, dans la réforme du système médical des hôpitaux. Plus question de traîner : il faut créer une filière de médecins hospitaliers hors carrière académique. Voilà pour l'évidence. Mais rien ou presque ne se passera. Par peur d'innover dans la précipitation, on sacrifiera l'avenir de jeunes. C'est la loi des moindres conséquences politiques....Le problème, pour être franc, est que créer une filière de stabilisation de médecins assistants ne suffira pas : il faudrait aussi la rendre attractive. Car la vie du médecin hospitalier de base devient toujours plus harassante, difficile à équilibrer, inhumaine. Des signes d'amélioration existent, c'est vrai. Dans tous les hôpitaux du pays, par exemple, des réductions d'horaires ont été promises, voire même décidées. Mais quasiment partout s'annonce l'impasse. Comment s'en tenir à un horaire s'il en résulte une surcharge de travail pour les autres, ou, plus simplement, une baisse de la qualité des soins ? Soit le burnout, soit la mauvaise conscience professionnelle : voilà le choix quasi quotidien de l'assistant.C'est donc l'ensemble des conditions d'existence du médecin hospitalier qui est à revoir. Son avenir : doit-il se demander chaque année s'il finira livreur de pizzas ? Mais aussi son revenu, ses horaires, l'ambiance générale de son travail....Article dans les Annals of Internal Medicine sur le moral des médecins assistants américains (qu'on appelle là-bas «residents»).1 En bref, ils ne vont pas bien : 76% remplissent les critères d'un burnout, 35% ont ou ont eu quatre à cinq symptômes de dépression, 40% ont des problèmes de sommeil, 23% pensent qu'ils sont devenus moins humanistes et 61% affirment être devenus plus cyniques. Bigre. Et il est à peu près sûr que l'on trouverait le même genre de score chez nous.Comme l'explique L. Clever dans un édito, si ces chiffres doivent nous faire réagir, c'est non seulement parce que «la santé de notre société dépend en partie de la santé et de l'adéquation des professionnels de santé» mais aussi, plus simplement, parce qu'il est «inacceptable que de nouveaux médecins expriment une pareille souffrance».D'où vient le problème ? En grande partie du manque de ce qui, autrefois, faisait avaler la potion sans sentir son amertume : «la lumière au bout du tunnel», c'est-à-dire la considération sociale et économique une fois terminée l'existence de rat d'hôpital....La grande erreur pour tous les autres médecins, les vieux, ceux qui ont la chance d'être déjà installés, serait de se contenter de pousser un ouf de soulagement. Si notre profession acceptait la clause du besoin sans la plus petite protestation, le message serait : ah bon, il est possible de contrôler et d'exclure les médecins comme des réfugiés clandestins, de les traiter d'une façon que l'on n'oserait avec aucune autre profession ? Pourquoi alors se gêner ? Ces gens n'ont pas de projet commun, de vision collective. Il n'y a plus, chez eux, la moindre solidarité, ni entre spécialités ni entre générations....Et puis, cette clause du besoin a tout d'une mesure d'esbroufe : si elle innove dans la forme (par sa brutale injustice), elle ne change rien au fond. Dans trois ans, quand elle arrivera à son terme, ce sera bien pire. Mais l'habitude de la limitation arbitraire sera prise....En résumé : le système de santé est en passe de se réformer par défaut. Faute de régénérer le système, le politique table de plus en plus sur l'exclusion ou la contrainte au sein d'une profession amorphe.Quand bougera-t-elle enfin, cette profession ?1 Collier VU, et al. Stress in medical residency : Status quo after a decade reform ? Ann Intern Med 2002 ; 1336 : 384-90.