Les réflexions présentées ici sur le thème de la communication en soins palliatifs prennent leur source d'une part dans la pratique quotidienne des auteurs dans un service de psychiatrie de liaison en milieu hospitalier, d'autre part dans l'expérience acquise dans le cadre de séminaires sur la communication avec des soignants provenant de services oncologiques et de soins palliatifs de Suisse romande. Organisés par la Ligue suisse contre le cancer, ces séminaires ont permis de mettre en exergue quelques aspects fondamentaux de la communication entre soignants et soignés dépassant les seuls aspects techniques pour relever du type de relation engagée et de manière encore plus sensible de la représentation que les soignants ont de cette relation. Cet article analyse l'incidence de l'émotionnel dans la relation établie et met en évidence certains troubles de la communication qui lui sont intimement liés.
Selon le code déontologique, le patient doit bénéficier d'une information loyale, claire et appropriée, essentielle à sa détermination et à l'expression de ses choix, en toute autonomie.
La «démocratie du soin» entre soignant et soigné tient en effet à la valeur et à la pertinence de l'information échangée. Celle-ci doit être exprimée en termes simples, centrée sur les aspects essentiels pour la compréhension, adaptée au rythme et aux représentations de l'interlocuteur, en tenant compte de ses interrogations, de ses attentes et de ses besoins.
Cet effort d'information et de communication contribue à maintenir l'estime de soi du malade et constitue un soutien essentiel. Au sens de Levinas,1 le premier niveau éthique survient en effet lorsque quelqu'un se sent aimé et reconnu dans son altérité ; il peut alors continuer à s'aimer soi-même, retrouver des repères, rétablir de la cohérence et du vivable dans un projet de vie même limité et bouleversé par la maladie.
Respecter l'autonomie d'un patient et lui faire partager la responsabilité des décisions qui le concernent sont à la base de la dignité humaine.
Selon Ricoeur, c'est une manière d'assurer la permanence de soi, malgré le temps qui passe, avec toutes les altérations du corps, et les changements de contexte que cela implique.
L'information garantit aussi le développement d'une vraie relation de soins et d'un pacte de confiance qui résiste à l'épreuve de tous les doutes engendrés par les étapes de la maladie.
La tension entre la permanence de soi et les changements dus à la maladie peut être résolue par l'identité narrative, qui est une mise en récit ou en intrigue du vécu du malade, au cours des entretiens qu'il a avec ses soignants.2
Par son histoire, au travers des événements, l'individu reconstruit ainsi son identité et donne cohérence à sa destinée.3
Cette introduction souligne les raisons de l'effort fait depuis plusieurs années pour améliorer la formation pré et post-graduée dans le domaine de la communication médecin-malade, soignant-soigné.
Des séminaires portant sur les compétences communicationnelles sont ainsi offerts en Suisse alémanique, romande et italienne aux médecins et infirmier(e)s prenant en charge, de manière curative ou palliative, des patients souffrant de maladies oncologiques. Ces séminaires, organisés par la Ligue suisse contre le cancer, se déroulent actuellement deux fois par année en Suisse romande ; interdisciplinaires, ils regroupent 8 à 10 participants et sont animés par trois formateurs. La première étape du séminaire consiste en un cours résidentiel de deux jours et se base sur des techniques interactives telles que des entretiens avec des patients simulés (un acteur tient le rôle d'un patient selon un scénario préétabli), des analyses des vidéos filmées à partir de ces entretiens, des jeux de rôle et des éléments théoriques concernant la communication soignant-soigné. Ce travail permet à chaque participant d'identifier ses propres difficultés de communication ; dans les mois qui suivront, 4 à 6 supervisions individuelles leur seront offertes pour affiner la compréhension de ces difficultés. Le séminaire se terminera par une rencontre et un bilan en groupe d'une demi-journée.
Les réflexions suivantes relatives à la communication en soins palliatifs se basent largement sur les observations et réflexions développées et partagées au cours de ces journées interdisciplinaires riches en matériel et en échange.
Un entretien entre soignant et patient se caractérise idéalement par un va-et-vient flexible alliant de manière équilibrée des informations médicales mais également des données propres au patient (son vécu, ses émotions, ses représentations).4 Les transitions entre les différents thèmes abordés se passent dans la cohérence et de manière consensuelle. Les moments d'émotions sont reçus avec empathie par le soignant et s'accompagnent, si cela s'avère nécessaire, d'un souci de clarification de la source de ces émotions. D'un tel entretien naît une alliance thérapeutique qui permet non seulement de parler des faits, mais également d'entrer dans le narratif et le vécu subjectif du patient.
Maintenir un tel équilibre est un exercice délicat et sensible d'autant plus que les paramètres d'une consultation ne seront jamais totalement reproductibles et ne pourront donc être complètement anticipés : interviendront entre autres le contexte et le contenu de la consultation, la personnalité des interlocuteurs, chacun ayant une trajectoire, des références socioculturelles et des représentations propres qui sous-tendent sa perception du monde et notamment de la maladie. Toute rencontre soignant-soigné est ainsi avant tout une coconstruction, une création érigée en partie sur des données «dures» (ici médicales), en partie sur des données molles, personnelles et subjectives.5
Certaines des difficultés communicationnelles rencontrées peuvent être certes reliées à une maîtrise insuffisante de techniques d'entretien de base telles que la gestion du temps de parole, le style de communication, la vérification de la compréhension de l'information. Mais nous avons surtout observé que ces difficultés de communication soignant-soigné surgissent à des moments précis, sensibles de l'entretien, notamment lorsque le soignant se sent sous pression ou lorsqu'il se trouve confronté à l'émergence de certains affects.
Nous avons souvent pu remarquer que l'émergence d'émotions telles que l'angoisse, l'irritation, la tristesse provoque des modifications, voire des ruptures de communication et ce d'autant plus lorsque ces émotions surprennent le soignant par leur intensité ou par leur imprévisibilité.6 Les modifications suivantes sont autant d'expressions de ce soudain malaise relationnel (tableau 1).
Le soignant, déconcerté, voire déstabilisé par la réaction de son interlocuteur, se protège en se raccrochant à son identité médicale, réduisant de ce fait l'espace relationnel à une dimension «scientifique». Il structure alors l'entretien en fonction des seules données médicales (par exemple multiplication de questions concernant des symptômes physiques ou insistance sur tel aspect technique du traitement), sans tenir compte de ce que vit, à ce moment précis, le patient. Ce retrait sur un terrain connu, maîtrisé, va de pair avec une annulation de la dimension émotionnelle de la rencontre qui concerne aussi bien l'émotion vécue par le soigné que celle ressentie par le soignant. Ce mouvement de protection ne permet donc pas de prendre en compte et d'intégrer l'impact que ces informations médicales ont ou vont avoir sur le patient, ce qu'elles évoquent en lui sur le plan émotionnel. La rigidité relationnelle qui s'introduit ainsi va dès lors restreindre les échanges et les possibilités de négocier les thèmes abordés.
Face au malaise provoqué par l'émergence d'une émotion donnée, le soignant pourra y réagir en changeant soudainement de thème, sans nommer toutefois les raisons pour lesquelles il s'écarte du sujet à l'origine de cette émotion. Lui-même n'a le plus souvent pas conscience d'avoir évité un sujet délicat et ainsi provoqué une rupture dans la communication. Cette réaction relève d'un mouvement défensif et est mue par des raisons le plus souvent inconscientes (par exemple un changement net de thème face à l'angoisse d'un patient préterminal qui souhaite connaître les moyens thérapeutiques encore à disposition).
Certains modes spécifiques de communication sont l'expression, le plus souvent inconsciente, d'une recherche d'évitement de tout partage émotionnel, le patient étant indirectement invité à ne pas exprimer ses soucis ; il en va ainsi de constatations péremptoires ne laissant que très peu d'espace au patient («vous avez bonne mine aujourd'hui !»), de questions suggestives («vous allez mieux, n'est-ce pas ?»), de consolations précoces («ne vous en faites pas, la progression n'est pas généralisée, le CT cérébral est normal»). Le recours abusif à des questions fermées aboutit à la même impasse relationnelle.
Alors qu'il peut être utile, si cela se justifie par la problématique du patient, d'introduire dans la relation un tiers tel qu'un assistant social ou un autre professionnel de la santé, ce recours peut parfois signifier que le soignant se sent sous pression et essaie de déléguer une partie de sa responsabilité à un tiers. Souvent introduit dans de tels moments, le recours à un consultant «psy» peut être vécu par le patient comme un abandon ou un rejet. L'introduction d'un tiers devrait donc se baser sur une indication précise et non pas avoir comme objectif indirect l'étayage de la souffrance du soignant. Il est par exemple prématuré d'annoncer à un patient qui révèle, dans un premier entretien, sa difficulté à partager son vécu avec ses proches qu'il pourra bénéficier des différentes offres du service social et psychiatrique de l'institution. Par contre, s'il s'avérait, dans les entretiens suivants, que le patient ou ses proches sont en grande détresse, il ne faut pas que le soignant essaie d'assumer tout seul cette situation. Ce n'est qu'après une clarification de la situation avec lui et une rencontre avec sa famille que l'on négociera le recours à un spécialiste.
Une des réactions extrêmes consiste à se distancer du patient ; ce mouvement peut se caractériser par un manque d'empathie et d'authenticité, par de l'indifférence, voire de l'irritation et toujours par une diminution de l'écoute de la part du soignant. Face à des messages contradictoires entraînant un sentiment d'impuissance, par exemple un patient qui refuse les analgésiques et néanmoins se plaint constamment de douleurs, la tolérance des soignants est mise à rude épreuve et certaines contre-attitudes pourront surgir sous forme de reproches : «il faut savoir ce qu'on veut». De telles phrases auront essentiellement pour effet d'exacerber les sentiments d'incompréhension et d'isolement du patient. On retrouvera également de telles manifestations face à des patients dépressifs qui suscitent dans un premier temps engagement et empathie pour ensuite provoquer irritation, voire agressivité, quand leurs besoins régressifs n'arrivent pas à être comblés.
Les soignants peuvent apprendre à identifier certaines raisons les amenant à éviter d'approfondir les émotions. Il y a la crainte que le patient ne puisse supporter, voire décompense si sont abordés certains aspects émotionnels liés à sa maladie. Il y a également des craintes concernant le temps supposé nécessaire pour une telle discussion, qui n'aurait pas sa place dans l'espace disponible d'une consultation courante. Certains soignants se sentent incompétents dans le domaine psychologique et se demandent comment réagir si un patient exprimait trop d'émotions difficiles à contenir et douloureuses. Le plus souvent, ce type de craintes se révèle, à quelques exceptions près, non fondées. La possibilité pour un patient d'exprimer ses émotions, de partager ses craintes, ses angoisses lui apporte l'assurance d'être entendu, et le gage d'une bonne alliance thérapeutique. Il est évidemment nécessaire que le soignant soit non seulement capable d'engager un dialogue à partir des émotions, mais qu'il maîtrise également la manière d'y mettre un terme, tout en rappelant sa disponibilité à reprendre le sujet à un autre moment. De ce fait, il saura contrôler le rythme de ses consultations ; il semble même qu'avec le temps il y gagnera, car les aspects émotionnels n'infiltreront plus systématiquement l'entretien, par exemple sous forme de questions répétitives exprimant une angoisse sous-jacente. Quant au sentiment d'incompétence psychologique du soignant, rappelons que la majorité des patients en soins palliatifs ne présentent pas de pathologie psychiatrique avérée, et que les affects qui émergent dans la relation révèlent surtout l'humanité de chacun et ne demandent en réalité qu'une bonne capacité d'écoute (tableau 2).
Alors que les émotions exprimées par un patient, qu'elles soient verbales ou non verbales, peuvent être facilement identifiées, leur raison d'être reste par contre souvent implicite, inavouée et donc insaisissable à moins que le soignant ne fasse un travail de clarification. Comme déjà relevé, il paraît essentiel de ne pas effacer, banaliser, nier l'émotionnel par des consolations précoces, un soudain changement de thème ou l'introduction intempestive d'informations purement médicales.7 Il n'est pas tant question ici d'un savoir-faire, mais plutôt d'un savoir-être qui se caractérise par la capacité d'offrir un espace d'écoute («room for the patient») qui suppose tout à la fois de supporter des temps de silence et d'encourager le patient à partager ses sentiments et à clarifier les sources de sa souffrance.8
Les raisons pour lesquelles un soignant n'est pas toujours adéquat face à l'émotion de son patient renvoient à son propre vécu, à ses défenses, ses représentations et ses zones de fragilité personnelle. La rencontre avec l'histoire de vie d'autrui va éveiller chez le soignant des réactions émotionnelles plus ou moins intenses, souvent d'origine inconsciente. Elles seront parfois gérables sereinement, rendant possible l'empathie, le respect et le partage, tantôt elles déstabiliseront le soignant, suscitant des réactions inadaptées. Les difficultés liées aux situations de transition et d'ambivalence entre curatif et palliatif, les moments de récidives ou de progression de la maladie renvoient, de manière souvent implicite, le soignant à la représentation idéalisée qu'il a de son identité professionnelle, et cela défie ses limites. Bien que variées, les raisons qui sous-tendent les choix d'une profession de santé reposent souvent sur un désir d'aide, sur le projet de soulager, de repousser le seuil de la souffrance et de la mort. Il arrive que ce désir soit porté par une représentation toute puissante de soi-même ; la confrontation aux limites de la médecine peut être alors vécue comme un échec personnel insupportable. Il est donc important pour tout soignant de réfléchir à ses choix professionnels, d'accepter ses limites, de savoir comment les gérer, comment les partager avec les autres, pour mieux définir son champ d'engagement. La qualité de la communication soignant-soigné est donc en lien étroit avec le développement personnel du soignant et l'apprentissage de la communication ne peut faire l'économie de cette dimension. Des éléments tels qu'une supervision régulière, des groupes Balint ou une participation à un séminaire de communication centré sur l'interaction soi/autrui sont autant d'outils extrêmement utiles pour approfondir les capacités communicationnelles de tout soignant, notamment en lui offrant un cadre protégé pour identifier les facteurs liés à son vécu personnel (tableau 3).
Au-delà d'une réflexion sur les facteurs interpersonnels qui fondent la relation, une réflexion sur l'identité même des soins palliatifs apparaît essentielle, voire incontournable lorsqu'est abordée la communication avec des patients sévèrement malades ou en fin de vie. Les soins palliatifs ont émergé à un moment de l'histoire de la médecine où les progrès thérapeutiques semblaient illimités et où l'introduction de techniques médicales intensives permettait de prolonger la vie en repoussant les limites traditionnelles de la médecine. En réaction à ce développement, les soins palliatifs se proposaient comme objectif de se concentrer sur «ce qui fait sens» et non pas sur «ce qui est encore possible de faire». Il s'agit d'un intérêt pour le malade qui ne se réduit pas à sa seule maladie. Accepter les limites de la médecine et les limites naturelles de la vie humaine allait permettre aux soins palliatifs de délimiter clairement leur champ d'action, de ne pas succomber à la tentation du tout agir ou d'une euthanasie irréfléchie, expression d'une profonde impossibilité à reconnaître et à accepter un sentiment d'impuissance.9