Les soins intensifs sont considérés comme un lieu de combat acharné contre des affections graves. Or, s'il arrive souvent que les patients meurent aux soins intensifs, il est en revanche assez rare que la mort surgisse de façon inattendue. Au contraire, elle survient fréquemment à l'issue d'un processus organisé par les soignants et elle est souvent entourée d'un rituel. Celui-ci est destiné à assurer l'accompagnement des patients et des familles en privilégiant la dignité de cette période, aussi bien au sens spirituel du terme qu'au sens médico-technique. Le décès peut ainsi s'accomplir dans une suite logique d'actions acceptables pour tous. Dans cet article, nous avons voulu décrire la façon dont se déroule, ou devrait se dérouler, la mort aux soins intensifs, afin que tout soignant confronté aux malades qui mourront dans ce milieu puisse les accompagner en toute connaissance de cause, ainsi que leurs familles, et nous aider à assurer la dignité de ces moments importants.
Dans le passé, les gens mouraient à domicile. C'était normal, tout le monde admettait cet état de fait et, en quelque sorte, la mort faisait partie de la vie (fig. 1). Comme le montre cette image d'un défunt dans son lit de mort au XVIe siècle, l'atmosphère qui entoure cette personne décédée respire la sérénité, donnant l'image d'une mort idéale. Le défunt est entouré de ses proches et de ses amis, gisant dans son lit, après avoir été veillé durant plusieurs jours. Il était mort paisiblement, comme s'il s'était doucement assoupi pour un sommeil éternel.
Cette image s'est progressivement transformée avec le développement de la technologie médicale et, en Suisse, comme ailleurs, la grande majorité de nos concitoyens meurt en milieu hospitalier. Est-ce un reflet de la peur ou du déni de la mort ? Est-ce que les proches n'ont même plus le temps de s'occuper de leur parent mourant ? Sans vouloir analyser les raisons de cette modification profonde de nos murs, c'est un constat que la mort n'a plus sa place à la maison et qu'elle s'est introduite dans les hôpitaux. Parfois, et surtout en milieu de réanimation, les patients meurent après un combat acharné et les limites de la mort peuvent être repoussées jusqu'à un point que nul n'aurait pu l'imaginer au début du siècle dernier. Toutefois, la mort est toujours présente, puisqu'elle ne peut, à l'évidence, pas être supprimée.
De la part des soignants, aussi bien médecins qu'infirmiers, la mort des malades admis aux soins intensifs était vécue, il n'y a pas si longtemps, comme un échec. Il fallait donc l'occulter. Cette perception de la mort teintée de culpabilité faisait qu'elle survenait dans des circonstances parfois désastreuses, parce que non préparée et surtout niée. Il n'était pas rare que les soignants poursuivent les traitements entrepris sans savoir eux-mêmes quel sens leur donner. La mort était un sujet tabou, autant entre les soignants eux-mêmes qu'avec les proches des patients. Nous nous souvenons ainsi avec effroi de patients à l'évidence en fin de vie qui, faute du courage de leurs médecins pour affronter le décès, étaient bien vite transférés des soins intensifs vers les étages ordinaires avant qu'ils ne meurent. Souvent, les infirmières revenaient en pleurs de ces transferts bâclés, surtout lorsque le patient mourait dans l'ascenseur.
Aujourd'hui, cette perception d'un échec a fait place à l'acceptation de la mort. Mourir aux soins intensifs est devenu une réalité que nous reconnaissons et qu'il faut savoir affronter, afin de mieux la gérer à la fois dans le milieu de la réanimation et dans notre intérieur psychique. Sur le plan quantitatif, cette réalité révèle que la mort en réanimation est aujourd'hui une compagne familière. Les chiffres sont parlants. Par exemple, 6 à 8% des patients admis aux soins intensifs chirurgicaux des HUG, y meurent, ce qui équivaut à 120 décès par année. Si cette mortalité est peu élevée, comparée à celle que l'on peut observer dans d'autres centres, elle représente en moyenne deux décès par semaine, qui doivent être pris en charge par l'équipe soignante.
Devant un phénomène aussi fréquent et aussi traumatisant que la confrontation à des décès répétés, il fallait que les soignants travaillant en réanimation se donnent les moyens d'affronter ces situations. C'est le déroulement de la mort en réanimation et la façon dont ces instants ont été aménagés que nous allons décrire maintenant.
On distingue plusieurs circonstances bien distinctes dans lesquelles la mort peut survenir en réanimation.
Le patient est admis aux soins intensifs avec une indication correspondant à un projet thérapeutique, par exemple pour que soit mise en place une surveillance après une chirurgie cardiaque, permettant le rétablissement des paramètres hémodynamiques et ventilatoires dans les meilleures conditions. Parfois, et souvent inopinément, une complication comme une arythmie majeure ou une défaillance cardiaque peut conduire ces patients à une mort dite subite. Dans ce contexte, la survenue de cette complication majeure surprend, même si elle est implicitement attendue, puisque sa prévention et l'instauration d'un traitement immédiat sont les indications mêmes à l'admission aux soins intensifs. Un arrêt cardiaque engendre immédiatement la mise en route d'une réanimation cardio-respiratoire. Toute l'équipe médico-infirmière est entraînée à la pratique des manuvres stéréotypées de la réanimation, comme le massage cardiaque externe, l'intubation et la ventilation, l'administration de médicaments, etc. Il se passe quelques dizaines de minutes avant que les soignants réalisent quel est l'état, en particulier neurologique, du patient. La question de la poursuite des manuvres de réanimation se pose alors : jusqu'à quand réanimer ce malade et quand faut-il s'arrêter, donc laisser le patient mourir ? Si après 45 minutes de massage cardiaque et de ventilation, un rythme cardiaque efficace ne réapparaît pas chez le patient, l'aîné du groupe des soignants décide de l'arrêt des manuvres de réanimation. Dans cette situation, une fois l'arrêt circulatoire survenu, un léger doute persiste quant à la perception de la situation par le patient. Sait-il, sent-il qu'il est en train de mourir ? Compte tenu de ce doute, il n'est pas rare que le patient reçoive une dernière injection de morphinique.
Cette mort est brutale, l'image d'un corps que l'on réanime est choquante même pour les soignants expérimentés en soins intensifs. Le thorax est comme pétri par le massage cardiaque, alors que tout le corps est parcouru de soubresauts lors de chaque décharge du défibrillateur. Cette mort, la plus simple en termes de concept, simple parce que rapide et ne découlant pas d'une délibération complexe des soignants aidés des proches du malade, est rare dans nos milieux de soins intensifs. En effet, la structure, l'organisation, de même que le personnel, sont hautement spécialisés dans le but d'éviter la survenue d'une telle situation. Souvent, d'ailleurs, cette façon de mourir laisse un sentiment de frustration chez les soignants car elle est imprévue et elle n'aurait pas dû survenir compte tenu des moyens à disposition. C'est vraiment l'échec à l'état brut. Pour les familles, si cette mort est une épreuve, elle n'engendre que peu de réactions incontrôlables. En effet, une telle issue était souvent prévisible et tacitement acceptée dès le moment où les proches avaient admis la nécessité d'une intervention chirurgicale majeure.
A l'autre extrême, il y a la mort attendue. C'est le décès du patient qui évolue lentement mais inexorablement de façon défavorable comme prévu depuis son admission. C'est l'exemple du patient très âgé, polymorbide, admis avec un contrat limité, c'est-à-dire pour qui les soignants ont sciemment décidé de ne pas engager l'ensemble des moyens thérapeutiques disponibles. Il pourrait s'agir d'un patient qui a bénéficié d'une chirurgie majeure et qui présente brutalement un arrêt cardiaque à l'étage. Il a été réanimé, intubé, ventilé et il est admis aux soins intensifs. Le diagnostic d'infarctus du myocarde avec défaillance cardiaque majeure est posé, dans ce cas particulier, seulement à ce moment. La chance que ce malade puisse récupérer une fonction cardiaque suffisante pour sa survie est minime. Le contrat est alors dit limité : nous soutenons les fonctions vitales du patient tant qu'il montre des signes d'amélioration, mais nous renonçons à instaurer de nouvelles mesures thérapeutiques si d'autres complications surviennent. Typiquement, l'ordre NTBR (not to be resuscitated) est inscrit dans le dossier médical et dans le dossier infirmier.1 Si la complication survient, le patient décède, sans que des manuvres de réanimation soient entreprises. Une telle mort est fréquente dans nos structures de réanimation. Elle est attendue, mais nul ne connaît à l'avance l'heure de sa survenue. Les familles de ces patients sont averties du risque que court leur proche, mais elles ne sont pas encore tout à fait prêtes à accepter cette funeste possibilité qui les surprend souvent quand elle survient vraiment. Même quand l'équipe entière est correctement informée et préparée à cette issue, il est difficile pour elle de ne pas intervenir et de ne rien faire, tant est forte la culture interventionnelle chez les médecins et les infirmières de soins intensifs.
Ces patients meurent donc, complètement équipés, c'est-à-dire intubés, avec leurs cathéters centraux, artériels, les électrodes ECG en place, etc. (fig. 2). Ni l'équipe soignante ni les proches n'étaient encore entrés dans une phase d'accompagnement à la mort, puisqu'un petit espoir de guérison subsistait.
Il existe une façon de mourir propre aux soins intensifs, celle qui est organisée après une décision de suspension ou de retrait thérapeutique. En effet, des études récentes pratiquées au Canada et en France ont montré que plus de la moitié des malades de soins intensifs décédaient après une décision d'arrêt thérapeutique.2,3 A Genève, aux soins intensifs chirurgicaux, 60% des décès enregistrés entre 1997 et 1999 étaient survenus après une décision de l'équipe de soins.4
Lorsqu'une situation paraît sans issue, vouée à une issue fatale malgré tous les traitements entrepris, ou encore quand la poursuite de tels traitements risque de compromettre la qualité de vie future d'un malade au-delà de ce qu'il pourrait tolérer, se pose la question de la poursuite des traitements en milieu de soins intensifs. L'équipe de soins organise alors une réunion extraordinaire, formelle et spécifique, dans le but de définir à nouveau un objectif thérapeutique. Il est essentiel que tous les soignants présents et concernés par le patient soient invités à participer à ces discussions. Dans le cas des soins intensifs chirurgicaux, les chirurgiens, les médecins intensivistes, l'infirmière en charge du patient, parfois le médecin traitant, sont présents. Des entretiens préalables avec les proches du malade aident à appréhender la volonté présumée du patient et son sentiment par rapport à la situation actuelle et à son futur, si les soins lourds étaient poursuivis. Ces discussions permettent également de mettre à jour des informations essentielles sur la vie antérieure du patient et les valeurs qui sont importantes pour lui.
Les enjeux éthiques débattus durant ces discussions ne seront pas abordés dans cet article. Brièvement, le retrait du soutien thérapeutique en réanimation se fonde sur le concept éthique de futilité, qui dicte qu'il n'est pas légitime de poursuivre un traitement quand les chances d'aboutir à un résultat que le malade considérerait comme bon, voire suffisant, sont infimes. Ne pas respecter ce principe revient à exercer une obstination déraisonnable, autrefois appelée acharnement thérapeutique. Cette attitude est légitimée par la grande majorité des réanimateurs, européens ou nord-américains.1,5-7 L'Académie suisse des sciences médicales approuve elle aussi cette attitude.8
Dans ces débats, on procède alors à une pesée des intérêts en jeu, colorée par les valeurs qui semblent être importantes pour le patient. S'il apparaît que la poursuite de la thérapeutique amène plus d'inconvénients que d'avantages au malade, le décès peut alors être envisagé comme la moins mauvaise solution pour le patient concerné.9 Une décision de retrait thérapeutique est alors prise. Dans un deuxième temps, les modalités pratiques de l'arrêt de traitement proprement dit (qui sera présent ? comment va-t-on procéder concrètement ? à quel moment ? dans quel cadre ?, etc.) de même que le processus de l'accompagnement au décès sont définis minutieusement.
Ces derniers points peuvent paraître crus, déplacés même aux yeux de professionnels de la santé, dont la mission première est de prodiguer des soins et non pas de conduire un malade au décès. Or, nous sommes convaincus aujourd'hui que notre tâche de soignants consiste aussi à assurer aux malades qui nous sont confiés une mort dans la dignité, sans que cet acte ne puisse être perçu comme une pratique illicite ou un meurtre. Pour ce faire, il est essentiel que soient précisées toutes les étapes qui émaillent une telle procédure. En effet, une manuvre comme celle qui consiste à tourner le bouton du ventilateur pour diminuer l'apport en oxygène jusqu'à celui de l'air ambiant peut être mal perçue par celui qui doit l'exécuter et mal interprétée par celui qui l'observe. Tous les gestes accompagnant la mort doivent être explicités, dans l'ordre précis dans lesquels ils seront accomplis et attribués à des acteurs désignés et expérimentés. On privilégiera les gestes qui vont emporter le patient le plus rapidement et avec le moins de douleurs possible, comme le retrait des substances destinées à soutenir la pression artérielle, par exemple.10 Il n'est pas souhaitable que les infirmières exécutent dans la solitude une tâche aussi difficile. La présence et la participation des médecins en charge du malade sont indispensables. Il est primordial de pouvoir partager avec l'ensemble de l'équipe de soins ces moments pénibles sur le plan moral et psychologique, non seulement au moment même de la mort du malade, mais aussi plus tard, notamment au moyen de séances de debriefing.
Lorsque l'issue fatale est inéluctable pour un malade, l'équipe s'organise. Le médecin qui a maintenu le lien avec les familles, le chirurgien et l'infirmière rencontrent les proches du patient. Ils expliquent quelle est la situation, ainsi que la décision prise en équipe. L'avis des proches est toujours entendu, mais il n'est pas considéré comme décisionnel. Il est d'ailleurs recommandé de ne pas faire reposer la responsabilité de l'arrêt de traitement sur des familles. Cette responsabilité est trop lourde à porter, surtout à un moment de profonde détresse psychologique et elle pourrait accroître la souffrance des proches vivant intensément une période de deuil.8 En revanche, nous nous enquérons des désirs de ces proches. Veulent-ils rester au chevet du mourant pour l'accompagner, ou pensent-ils qu'une présence d'un aumônier est souhaitable ? Désirent-ils pouvoir accompagner le patient dans une chambre où enfin tous les membres de la famille et les amis proches pourraient être réunis (le nombre de visites est en effet limité dans les chambres à plusieurs lits). Ce moment est important. Il permet, s'il est bien organisé, de soulager la peine au mieux et d'accéder aux demandes des proches qu'il est réaliste d'exaucer. Dans la majorité des cas, en suivant la volonté des proches, le patient est transféré dans une chambre où il est le seul malade présent. Le moniteur de chevet cardiaque est éteint et tous les cathéters et les électrodes devenus inutiles sont retirés. Parfois, toutefois, le maintien des mesures de monitorage peut donner un sentiment de sécurité aux proches, voire aux soignants, ou leur montrer que le malade n'est pas abandonné, et leur choix est respecté.
Contrairement à la pratique antérieure datant de quelques années, en cas d'accompagnement au décès, une infirmière demeure attribuée spécifiquement au mourant. Sa tâche a toutefois changé. Il ne s'agit plus de poursuivre les thérapies hautement techniques liées à un traitement à visée curative, mais bien de soulager au mieux les souffrances possibles du patient, de s'assurer de son confort et de prendre soin des familles. Une telle attitude a été possible parce que les soignants ont réalisé à quel point ce moment était important non seulement pour le patient et sa famille, mais aussi pour le personnel soignant lui-même qui peut ainsi conduire sa mission de soins jusqu'à son terme.
Lorsque tous les proches du malade ont pu lui dire adieu, exprimer ce qu'ils avaient encore à lui dire et qu'ils ont pu vivre un instant d'intimité avec lui, la phase réelle de retrait thérapeutique peut être entreprise. Il s'agit d'un moment délicat. Dans beaucoup de situations, les patients de soins intensifs sont à ce point dépendants des mesures instaurées pour les maintenir en vie que l'interruption de ces mesures peut résulter en une mort immédiate. Il est donc important que les adieux de la famille ou la visite d'un aumônier, par exemple, aient pu être organisés préalablement et surtout que les proches aient anticipé le fait que l'acte d'interrompre le soutien thérapeutique peut résulter en une fin rapide. Si la préparation de ce moment crucial n'a pas été effectuée de façon satisfaisante, les proches vont vivre ces instants comme reliés à un acte délibéré en vue de prodiguer la mort et en souffrir. La présence des médecins dans ces moments est essentielle. En effet, l'accompagnement fait non seulement partie des devoirs du médecin,11 mais celui-ci est une figure symbolique importante aux yeux des familles, figure qui les aide à ne pas se sentir abandonnées.
Si des signes cliniques laissent penser qu'il pourrait exister une souffrance chez le mourant, des médicaments (morphine et sédatifs) destinés à soulager le malade peuvent être administrés et, dans certains cas, parfois même à des doses importantes. Il se peut aussi que, pendant ce laps de temps, le patient ralentisse sa respiration jusqu'à présenter des pauses respiratoires. Très souvent, le phénomène du gasping (râles agoniques) se produit alors. Cette situation, dont la durée est imprévisible, ajoute une souffrance psychologique considérable aussi bien aux proches qu'aux professionnels de la santé. Tout au long de ce processus, aussi bien l'intention que la conséquence des gestes entrepris sont clairs et identiques : permettre le décès du malade dans la dignité. Une fois le processus entamé, il semble assez peu cohérent de prétendre établir une quelconque distinction entre intention et conséquence. Le projet thérapeutique, si tant est que l'on puisse parler de thérapie ici, est le décès du patient, ce qui devrait constituer son meilleur intérêt au vu des circonstances cliniques. Arrêter ce processus une fois qu'il a été initié reviendrait à une fuite de responsabilités morales en cours de route. En effet, cette interruption enlèverait tout leur sens à la succession de gestes qui forment un tout. On courrait également le risque que le patient et ses proches se sentent abandonnés par des professionnels dont la tâche est de prendre en charge le malade dans sa globalité tant qu'il est sous leur responsabilité, ceci aussi bien pour des raisons humaines, déontologiques que juridiques. Ainsi, à notre sens, la responsabilité morale du professionnel ne change pas au cours de cette succession d'actes. Elle n'est pas plus importante au moment où le soignant injecte un sédatif puissant que lorsqu'il arrête le support hémodynamique, par exemple. L'ensemble des mesures fait partie d'un tout organisé avec une intention claire et il n'y a pas lieu de grever une des mesures particulières d'un poids moral plus lourd qu'une autre. Ceci démontre le côté quelque peu arbitraire d'une distinction entre des concepts comme euthanasie passive et active.
Enfin, la tâche des soignants ne s'arrête pas au moment du décès. Ceux-ci sont non seulement chargés de soutenir les familles dans leur deuil, mais aussi de mettre en route les mesures administratives appropriées, les familles étant souvent dépourvues de connaissances spécifiques à cet égard, et, de plus, plongées dans une détresse psychologique paralysante. Prenons deux exemples : les médecins ont parfois la pénible tâche d'entreprendre des démarches judiciaires en cas de mort dite non naturelle en l'occurrence après tout accident. Cette procédure peut être traumatisante pour les proches, surtout si une autopsie est pratiquée par les médecins-légistes mandatés par un juge d'instruction. A Genève, une fois que le défunt a quitté le service des soins intensifs, les familles n'ont plus accès au corps de leur défunt et ne sont plus autorisées à le voir à la morgue. Les soignants doivent les en avertir. Toutes ces tâches semblent dérisoires par rapport à l'activité de l'intensiviste telle qu'il la projette dans son imaginaire. Or, il n'y a aucun doute que ces tâches font partie intégrante de la vie d'un service dans lequel surviennent plusieurs décès chaque semaine.
L'existence d'un rituel d'accompagnement à la mort dans les soins intensifs a déjà été évoquée dans un précédent article de Médecine et Hygiène.12 Si celui-ci montrait ce que peut apporter le regard apaisant d'une pasteure dans ces moments difficiles, nous avons voulu aborder dans le présent article les aspects plus médico-techniques et pragmatiques liés au décès, notamment si la mort est réglée par une procédure fixant ses modalités et son temps. En effet, il existe des aspects pratiques pas toujours agréables et difficiles à assumer dans notre activité professionnelle de soignants dont on ne parle que rarement, mais qui sont nécessaires pour que notre mission puisse s'accomplir pleinement. Une transformation de notre approche de la mort est survenue au cours de ces dernières années. Par exemple, dans le service des soins intensifs chirurgicaux de notre hôpital, le travail important de réflexion mené en équipe il y a six ans est en train de porter ses fruits, au plus grand bénéfice des proches et des soignants.13 Par ailleurs, la description des derniers moments d'un patient qui décède en réanimation ressemble étrangement à ce qui a été décrit sur la mort en milieu de soins palliatifs : il existe une réelle préoccupation d'assurer le passage de la vie à la mort dans un environnement qui respecte la dignité du mourant et de se préoccuper des éventuelles répercussions psychologiques qui pourraient affecter tant les proches que le personnel soignant. De plus, les patients meurent aux soins intensifs presque aussi souvent qu'en soins palliatifs. D'où la question qui surgit immédiatement à l'esprit : pourquoi ne pas appliquer encore plus fréquemment et avec plus de professionnalisme, aux soins intensifs, les techniques éprouvées mises au point en soins palliatifs ?
Alors que nous travaillons dans un monde médicalisé caractérisé par un combat agressif contre la maladie, nous sommes en train d'apprendre, trop lentement hélas, à renoncer à poursuivre certains soins dans des situations où ces mêmes soins semblent devenus sans objet, donc futiles. Certes et sans hésitation, nous continuerons à prendre soin des patients qui nous sont confiés, mais notre mission aux soins intensifs s'est aujourd'hui diversifiée avec l'accompagnement au décès de certains de nos malades et le soulagement des souffrances de leurs familles.14