Il faut qu'il y ait un événement qui sorte de l'ordinaire pour contredire le principe de physique établi par Blaise Pascal. Cet événement vient de se produire : l'instauration subite de la clause du besoin qui va, pendant trois ans (?), bloquer la création de nouveaux cabinets pour les internes et chefs de clinique en fin de carrière hospitalière. Cette décision brutale, qui est assortie d'une unanimité d'autant plus douteuse qu'elle est large, et que d'aucuns osent appeler courageuse parce qu'elle frappe les plus faibles, les plus démunis de moyens d'action politique, est le témoin de l'incapacité du monde des décideurs de vouloir appréhender l'ensemble du problème pour n'en saisir que des éléments isolés. Ma proposition s'appuiera sur quatre éléments.I La classe politique n'a jamais, jusqu'à récemment, voulu d'un numerus clausus pour les études de médecine au nom de la liberté d'accès aux hautes études. De fait, la seule véritable justification de ce numerus clausus résidait dans la limitation des possibilités d'accueil, résultant du nombre insuffisant d'enseignants, et d'exposition à des patients, conditions améliorables au prix de moyens supplémentaires et d'un recours à des hôpitaux partenaires. Pour ne pas avoir à affronter ce vrai problème, toutes les mesures indirectes, dilatoires, ayant pour but de contenir le nombre des étudiants ont été employées avec des succès divers : un test préparatoire, dont le seul mérite est de prédire la capacité de passer avec succès les examens, a été utilisé en Suisse allemande, avec un effet insignifiant. Des encouragements officieux à durcir les barèmes des examens ont été froidement prodigués par ceux-là mêmes qui se refusaient à parler de numerus clausus. Tout cela pour arriver, après six à sept ans d'études et huit à dix ans de formation postgraduée, à un numerus clausus de zéro dans l'accès à la profession.I Il est vrai qu'il y a carence en personnel médical pour faire fonctionner les hôpitaux, d'où le recours à des médecins étrangers, de l'ordre de 30% du nombre total des internes et chefs de clinique. Cette force de travail étrangère varie en pourcentage selon les régions du pays, étant de loin la plus forte en Suisse allemande. Ce phénomène fut observé avec une remarquable insouciance jusqu'au moment où il a été réalisé que, du fait des accords bilatéraux, ces mêmes médecins pourraient, en s'installant, contribuer à un accroissement subit du nombre de médecins dans le secteur privé.Aurait-il été possible de prévenir cette évolution ? Oui, partiellement en tout cas, si les capacités d'accueil des Facultés avaient été augmentées pour faire face à ce besoin. Oui aussi, s'il y avait eu la volonté d'un certain dirigisme dans la planification de la couverture médicale avec l'établissement d'échéances programmées. Il aurait ainsi été possible de prévoir un échelonnement des installations médicales.Croit-on améliorer la situation hospitalière si l'arrivée de nouveaux médecins traitants est brusquement tarie ? Il n'y a qu'à constater, en temps de vacances, la surcharge hospitalière en hospitalisations inadéquates pour se rendre compte que l'appauvrissement en praticiens ne fera qu'aggraver le déséquilibre entre les secteurs public et privé.Il est aussi ironique de constater le caractère erratique des cibles de nos décideurs, l'ennemi étant tantôt l'hôpital, tantôt le secteur privé, rappelant ainsi les mouvements aléatoires de la girouette d'un bateau ivre.I La création de postes hospitaliers est invoquée comme mesure de correction capable de remédier à la carence relative dans le secteur hospitalier et à la pléthore tout aussi relative dans le secteur privé. J'ai des doutes à ce sujet. De tels postes existent déjà dans de nombreux hôpitaux, la plupart d'entre eux ayant pour objectif de remplir des fonctions médicotechniques spécialisées. Or, le blocage annoncé atteint surtout les médecins de premier recours, dont les mêmes protagonistes réclamaient, hier, l'augmentation des postes de formation, puisque la société en avait le plus grand besoin. Ces médecins basent leur pratique sur une médecine de proximité avec des fonctions essentielles de prise en charge dans la continuité, de triage et de prévention qui n'ont pas de pertinence dans les services hospitaliers pour soins aigus. Il serait temps de réaliser que médecine de ville et médecine hospitalière sont devenues des filières différentes. Les unes et les autres ne sont pas interchangeables.I La médecine est le bouc émissaire de toute une frange politique qui n'a pour référence intellectuelle (le terme est flatteur) que le principe de concurrence. Ces mêmes personnes se sont-elles demandées pourquoi il y a une médicalisation accrue des problèmes de société, pourquoi la Suisse, elle aussi, montre les stigmates de l'inégalité sociale face à la maladie, pourquoi la recherche exclusive du rendement et la tension sociale qui en résulte sont associées à un mal-être grandissant, qu'il est commode de transformer en maladie plutôt que de s'attaquer à ses causes ? Pourquoi le recours aux médecins ne doit-il pas donc varier selon les régions en fonction des conditions sociales, professionnelles et économiques ambiantes ? Ne vaudrait-il pas mieux reconsidérer les causes de cette situation que de donner des chiffres standardisés de rapport médecin-population dépourvus de tout contexte ?La cause profonde du malaise actuel m'apparaît être avant tout l'incapacité d'appréhender le problème de la médecine (et celui de la santé) de façon globale, pour préférer le cloisonner et utiliser des expédients pour la correction de problèmes ponctuels. La conséquence apparaît maintenant évidente : un tissu de mesures contradictoires, visant le court terme, touchant les plus faibles. Le résultat de ces coups de barre ne produit qu'un sillage désordonné, sans progression vers le cap projeté. Faute d'avoir un cap ? Ou faute d'avoir un capitaine qui sache le prendre ?Quel que soit le constat, le corps médical ne devrait pas céder à la tentation de voir dans cette clause du besoin le remède miraculeux qui le protégera contre la liberté de contracter. Il y va tout d'abord de la solidarité entre ses membres. L'attaque contre le maillon le plus faible et l'absence de réaction seront prises comme un signe d'encouragement à persévérer dans la conquête de tout ce qui dérange, et c'est l'ensemble de la profession qui en pâtira tôt ou tard. Le combat des internes et chefs de clinique est aussi le nôtre.