Non seulement confrontés à un brusque déséquilibre entre les besoins et les moyens sanitaires à disposition, les premiers intervenants sur le site d'une catastrophe devront faire face aux risques résiduels, à la panique générale, au déplacement spontané des victimes et fréquemment au dysfonctionnement total des moyens de communication.L'actualité récente regorge d'événements majeurs ayant impliqué de très nombreuses personnes. L'analyse de ces événements et le témoignage de ceux qui y ont été confrontés confirment, s'il en était besoin, que l'on ne peut faire face à de telles situations sans y être préparés. La connaissance des principes de médecine de catastrophe, notamment le pré-triage et le triage, font intégralement partie de cette préparation qui est aussi indispensable que les moyens logistiques.
Le 5 mai 1992, 18 000 personnes se pressent dans le stade de Furiani en Corse pour assister à une demi-finale de coupe de France opposant Bastia à l'OM. Lorsque la partie supérieure de la tribune nord du stade s'effondre, elle entraîne au moins 3500 personnes dans sa chute. Mille deux cents victimes seront triées au sein de trois centres de tri progressivement mis en place. Sans attendre que cet immense dispositif devienne opérationnel «...les patients les plus graves seront intubés, ventilés et évacués en priorité».1 Identifier les victimes devant être prises en charge en priorité avant même qu'un triage systématique puisse être organisé correspond de fait à un «pré-triage» ou tri primaire. Une codification et les outils nécessaires à cette procédure ont été proposés et diffusés par l'Interassociation suisse de sauvetage (IAS) en 2002,2 parallèlement à la diffusion des nouvelles pochettes d'acheminement des patients : «SAP» (fig. 1). Cet article rappelle les catégorisations du triage telles que proposées par l'IAS en comparaison avec d'autres systèmes et traite plus particulièrement la notion du pré-triage.
Il est par essence impossible de traiter simultanément l'ensemble des victimes d'un accident majeur ou d'une catastrophe. Pour résoudre cette inadéquation entre les besoins et les moyens immédiatement disponibles, il est nécessaire de renoncer à certaines pratiques de la médecine individuelle. En particulier, il est nécessaire de déterminer des priorités de prise en charge non plus basées sur la seule gravité de chaque patient, mais pensées pour offrir «au plus grand nombre, la plus grande chance de survie avec le minimum de séquelles». C'est le triage qui constitue l'une des particularités de la médecine de catastrophe et qui permet d'exploiter au mieux les ressources à disposition, d'anticiper les besoins sanitaires sur le site mais également en moyens de transport et en disponibilité hospitalière. La notion du triage des blessés apparue sur les champs de bataille des grandes campagnes napoléoniennes a évolué essentiellement au cours des différents conflits armés qu'a connu le monde depuis lors. Les 140 000 blessés (!) des 130 premiers jours de la bataille de Verdun illustrent par exemple bien la problématique à laquelle étaient alors confrontés les chirurgiens militaires. Les règles de triage lors de catastrophes civiles sont bien sûr largement inspirées des expériences accumulées sur les champs de bataille, même si certains critères tels que «potentiel retour au combat» ne s'y appliquent pas.
Le tri doit déboucher sur une catégorisation des patients déterminant des priorités de traitement et de transport. Cette catégorisation va dépendre non seulement de l'état des victimes mais également de la situation générale. Le même patient sera classé dans l'une ou l'autre catégorie de triage en fonction des moyens logistiques et humains sur le site ainsi que des capacités de transport et d'hospitalisation. Il existe différentes classifications et outils de tri en fonction des pays et des personnes amenées à l'effectuer.3
Ceci génère certaines confusions, bien que l'on y retrouve généralement les quatre catégories principales que sont : les patients devant être traités immédiatement, ceux devant être transportés rapidement, ceux pour lesquels un délai d'attente est acceptable et enfin ceux dont on ne va pas s'occuper (fig. 2). Le système dit «international»4 diffusé dans les pays anglo-saxons et dans l'aéronautique distingue ces quatre catégories par un code de couleurs. La première catégorie «rouge» concerne les patients souffrant d'une atteinte des fonctions vitales mettant immédiatement leur vie en danger (priorité de traitement). La seconde «jaune» concerne les patients sévèrement atteints nécessitant un traitement hospitalier rapide (priorité de transport). La troisième «vert» concerne des patients légèrement blessés ou impliqués (traitement différé). Enfin, la catégorie quatre «noir» concerne, selon les descriptions, les patients décédés ou «au-delà des ressources thérapeutiques du moment». Les systèmes suisses2 et français5 diffèrent peu de ce système, la deuxième catégorie (transport) étant simplement scindée en patients devant être transportés immédiatement et ceux pouvant l'être en deuxième priorité.
Le pré-triage est la première mesure médicale prise sur les lieux d'un sinistre qui suit l'évaluation de la sécurité. Il a pour objectif d'identifier rapidement les patients devant être pris en charge de façon prioritaire (généralement 5-20%),5 c'est-à-dire d'éviter si cela peut se faire par des mesures simples, qu'ils ne succombent à une hémorragie ou à une asphyxie ainsi que de les faire transporter les premiers au centre médicalisé de triage. Ces patients «urgent pré-triage» en Suisse, «urgence absolue» en France correspondent généralement aux deux premières catégories (T1, T2I et UE, U1 ) du triage médical secondaire. Dans la classification internationale, ce groupe correspond au groupe «rouge» (fig. 3).
Pour que ce pré-triage soit efficace, il doit être basé sur des critères simples et rapides. Le système de pré-triage nord-américain «START» (Simple Triage And Rapid Treatment)6,7 réunit ces qualités et a largement inspiré l'IAS (fig. 4). Le principe est de se concentrer tout d'abord sur les personnes qui présentent des troubles de l'état de conscience, les patients capables de marcher ou de crier ayant à ce stade des fonctions respiratoires et circulatoires suffisantes. Sont considérés comme «urgent pré-triage», les patients présentant une fréquence respiratoire 30/min après que leurs voies aériennes aient été dégagées par des mesures simples, et ceux qui ne présentent plus qu'un pouls central ou périphérique faible et > 120/min. Sont également considérés les patients qui présentent une hémorragie active n'ayant pu être contrôlée par des moyens simples. A noter que les patients ne respirant pas, malgré des voies aériennes dégagées par des mesures simples, ne sont pas considérés, tout du moins à ce stade, comme urgence prioritaire. Chez tout patient identifié comme «urgent» la carte jaune «urgent pré-triage» sera sortie de la pochette SAP et placée de façon visible (fig. 5).
Il est particulièrement important que tous les patients examinés, (y compris les patients décédés) soient équipés d'une pochette SAP, vierge à ce stade. Ceci permet un décompte du nombre de patients et d'éviter que le travail de pré-triage soit effectué plusieurs fois. Cela permet également dans le chaos de différencier les victimes des témoins, badauds et autres curieux. A mesure de la montée en puissance des moyens, la petite noria se mettra en place et les patients équipés de l'étiquette «urgent pré-triage» seront prioritairement transportés vers le poste de triage médical à l'entrée du PMA ou pris en charge par des équipes médicales mobiles.
La diffusion des directives sur l'acheminement des patients par l'IAS a provoqué de nombreuses discussions et remises en question dont les principales sont énumérées ci-dessous.
Si l'une des forces principales du système SAP de l'IAS est de disposer d'une standardisation nationale de la catégorisation de triage, (aucun canton ne pourra faire face seul à une catastrophe), on peut effectivement regretter cette apparente disparité face à une standardisation internationale. Il faut néanmoins rappeler qu'il ne s'agit pas là d'une catégorie de triage, les cartes «pré-triage» étant enlevées et conservées au poste de triage. Le choix s'est porté sur la couleur «jaune» compte tenu de sa bonne visibilité de nuit ou par mauvais temps et également par le fait qu'une carte «rouge» aurait été très peu visible sur une pochette «orange».
Cette catégorie s'oppose bien sûr aux principes et aux fondements mêmes de la médecine qui veut que chacun ait droit à des soins. Lors de la catastrophe de Furiani, des patients qui auraient pu être considérés comme «urgence dépassée» ont été immédiatement intubés et ventilés : il n'y a eu que trois morts sur le site.1 La définition de la catégorie 4 est : «gravité des lésions dépassant les ressources thérapeutiques du moment». Le niveau de préparation et les moyens impressionnants en personnes et en matériel dont disposaient les médecins à Furiani ont fait qu'ils ont été en mesure de s'occuper de tous les patients graves et donc d'éviter ainsi d'avoir recours à la quatrième catégorie. La catégorisation dépend des moyens à disposition, elle peut bien sûr évoluer au cours du temps. Les questions éthiques se posent au moment où l'on détermine le niveau de préparation et de formation que l'on désire mais pas lorsque l'on doit renoncer à utiliser toutes ces ressources pour tenter de réanimer un patient polytraumatisé présentant une activité électrique agonique sans pouls, alors que vont décéder, faute de mesures simples, des patients présentant une hémorragie ou un pneumothorax sous tension. D'autre part, si l'on dispose immédiatement des moyens nécessaires à la prise en charge de l'ensemble des patients, on ne se trouve par définition pas en situation de catastrophe sanitaire.
L'idée est qu'un patient qui crie ne présente ni une obstruction des voies aériennes, ni une insuffisance respiratoire, ni un état de choc profond. Il est dès lors justifiable de considérer qu'il doit être pris en charge après un patient qui
s'étouffe ou saigne en saccades. Ceci est en parfaite conformité avec la méthodologie «ABCD».8 Il est par ailleurs clair que le tri est une activité dynamique, que la situation des patients évolue et que toute décision doit être systématiquement et régulièrement réévaluée. Il s'agirait là d'une stratégie qui serait appliquée au tout début d'une situation où les premiers intervenants se retrouveraient face à une masse considérable de victimes et devraient conserver la logique de «sauver le plus grand nombre possible».
Lors d'un événement impliquant de nombreuses victimes, les premiers intervenants sanitaires doivent faire face à une inadéquation sévère entre les besoins et les moyens immédiatement disponibles. L'objectif dans une telle situation n'est plus de soigner prioritairement le patient le plus grave, mais de répartir ses ressources pour sauver le plus grand nombre. Le pré-triage fait partie de cette stratégie, il permet de corriger les menaces vitales immédiates qui peuvent l'être par des moyens simples, et d'identifier parmi de nombreuses victimes les patients qui doivent être les premiers transportés au poste de triage du PMA ou être pris en charge prioritairement par des équipes médicales mobiles.