Résumé
Lorsque, la semaine dernière, le Conseil fédéral, renversant d'un coup l'ancienne hésitation d'une Ruth Dreifuss sur le départ et dont le pouvoir devient évanescent affirmait devant le Parlement que la fin de l'obligation de contracter et le monisme hospitalier représentent désormais un but, non plus une simple possibilité, on a senti que le calcul politique commençait à s'habiller des apparences de la décision philosophique, ce qui n'est jamais bon signe. Même aux Etats-Unis, il faut le remarquer, jamais l'Etat n'est allé si loin dans l'abandon de son autorité. Pourquoi, chez nous, cherche-t-on à faire passer les incompétences autocratiques des assureurs pour de l'avenir prometteur ? Quelle vision y a-t-il là derrière ?...En fait, il faudra bien reconnaître un jour, lorsque des comptes seront demandés, que la politique sanitaire du début des années 2000 ne suivait pas la moindre vision mais se contentait de l'affirmation que l'unique solution est entrepreneuriale (tout confier aux assureurs), et que cette évidence suffisait, car sur quoi d'autres, demandaient les plus futés des spécialistes interrogés (et payés par les assureurs), se baser pour gérer ce foutu système de santé que sur des «faits», des surveillances, des moyennes, des publicités et une concurrence de tout cela ?Oui, mais l'objectif de la démarche, quel était-il ? Où se trouvaient ses limites ? Ces questions de fond, la politique des années 2000 les aura évitées avec le plus tenace des manques de courage et la plus constante des naïvetés....«Apprendre à guérir, écrivait Canguilhem, c'est apprendre à connaître la contradiction entre l'espoir d'un jour et l'échec, à la fin. Sans dire non à l'espoir d'un jour.» Or, rien de plus étranger à la compréhension économico-entrepreneuriale que l'espoir. Prenez le rapport sur le système suisse de santé présenté la semaine dernière par Credit Suisse. Il semble avoir toutes les qualités d'analyse économique du monde, mais il lui manque, dans sa façon d'aborder l'avenir de la médecine, de prendre en compte le plus important : l'irrationnel fondamental du comportement des malades. Le fait qu'ils ne prennent en compte qu'une partie de la réalité. Les chiffres, les faits ? Ils sont importants, mais secondaires. Voilà aussi pourquoi ça coince, quand la politique cherche à «outsourcer» la médecine comme un vulgaire domaine de la chose publique....Etrange chose, à part ça, que ce Credit Suisse prenant la peine d'élaborer un catalogue de solutions pour maîtriser les coûts de la santé en Suisse. Voici donc une grande banque, que l'on imaginait dépourvue d'a priori philosophiques et qui s'aventure dans l'entrelacs des valeurs individuelles et sociales, affichant comme unique motivation celle d'adapter le système de santé aux exigences économiques, un peu à la façon du président Pompidou prêchant la nécessaire adaptation des Parisiens à l'automobile (plutôt que l'inverse). A aucun moment n'est discuté le but réel de la banque, celui qui justifie son investissement intellectuel. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas anodin que sa conférence de presse ait précédé d'un jour celles du Conseil fédéral et que leurs conclusions soient comparables jusque dans les moindres détails....Pourquoi s'inquiéter ? Parce que l'avenir d'un système de santé livré aux assureurs se lit déjà dans les aléas du présent politique. Ce qui s'est passé cet été avec le rendement du deuxième pilier nous parle du monde de la fin de l'obligation de contracter. Ainsi, alors qu'il avait toujours refusé d'imposer une augmentation durant les décennies où la Bourse rapportait des fortunes (au prétexte qu'il était normal de constituer des réserves pour les mauvais jours), le Conseil fédéral décidait subitement, la conjoncture boursière étant devenue mauvaise, de le ramener à 3% (sans la moindre explication sur les fameuses réserves). Autrement dit : le Conseil fédéral se montre incapable de jouer le rôle d'autorité indépendante, de gardien neutre et ferme de l'intérêt général qui lui revient selon la loi. Face au lobby des assureurs, il ne fait pas le poids....L'absence de voix politique, en ce qui concerne le futur de la médecine, ce mimétisme parfait des propositions actuelles de notre gouvernement reproduisant celles d'une banque, tout cela manifeste ce que Michel Schneider appelle la «désymbolisation du monde». Les politiciens laissent la raison économique s'occuper de réformer la médecine, comme si celle-ci relevait d'un monde «sans esprit critique, sans conflictualité, sans pensée du mal, sans différence des sexes». Or non, répond Schneider : parce que, chez elles, «l'action sur les hommes et les choses passe d'abord par la parole et le langage», les professions médicales, comme celles liées au gouvernement politique, sont avant tout des professions symboliques. Aucune mécanique ou raison décrétée ne peut en venir à bout : leur exercice requiert «de se demander sans cesse ce que parler veut dire et comment parler juste».Il faudrait sérieusement se demander pourquoi les hommes politiques, dont le symbolique est la tâche première, apparaissent «de plus en plus attachés à s'en défaire et à le défaire»....Comment juger un système de santé ? Les grands critères politiques doivent être humanitaires et éthiques : il s'agit que l'offre médicale soit juste, égalitaire, solidaire, raisonnablement coûteuse. Mais ces critères ne suffisent pas. Ils ne sauveront pas la médecine du contrôle croissant, de la normalisation scientifique, de la standardisation des procédures. Il faut leur ajouter les critères liés au statut de la personne : sa non-interchangeabilité, son droit à la différence, à l'espoir ou à l'échec. Tout ce qui dérange la bonne marche des entreprises. ...Jonathan Franzen, l'auteur des «Corrections», un livre qui fait fureur aux Etats-Unis confiait son optimisme à Libération, jeudi passé : «Il y a dans l'expérience humaine une diversité irrépressible qui a mis en échec toutes les tentatives de rationalisation. Que ce soit Pol Pot ou Staline, toutes les expériences réellement désastreuses ont échoué. Je pense que la révolution médicale et technologique, la plus insidieuse, échouera elle aussi.Ce qui me fait l'écrivain que je suis, c'est une foi tragique qui dit : «Vous croyez que vous pouvez réparer ça ? Eh bien vous ne pouvez pas.» Ce qui rejoint l'idée de réparer l'irréparable. Mais au lieu de le voir comme un problème générationnel, on peut voir ce techno-consumérisme autoritaire comme une force inquiétante qui essaie de corriger une nature humaine fondamentalement mal foutue. Et, en tant que romancier, j'ai la foi et le fervent espoir que c'est un projet impossible.»