Point d'intrus... point de visiteursinattendus ou déplaisants.Pierre LotiLe médecin baigne tant dans le monde de la médecine, de la maladie, des traitements, de l'hôpital qu'il pourrait considérer que c'est le monde normal et oublier que c'est au contraire, pour le commun des mortels, un monde étranger et dérangeant.Il est souhaitable qu'il reste conscient de la véritable intrusion, multiple de surcroît, que réalise l'irruption de la maladie chez quelqu'un jusque-là en bonne santé ou se croyant tel, afin de réduire dérangement, désagrément et éventuellement violence suivant la survenue d'un état pathologique.Le premier des intrus est la maladie. Même si la bonne santé était avant elle oubliée, on ne l'attendait guère. Elle surprend, perturbe les activités normales, entraîne gêne ou souffrance, incapacité. Chez une personne âgée déjà affectée d'une atteinte et relativement familiarisée à tout ce qu'elle représente, une deuxième ou une troisième affection engendre un trouble supplémentaire, un handicap de plus qui détériore encore une situation déjà altérée.Le deuxième intrus est le médecin en général appelé à l'aide pour comprendre et soulager. En faisant sortir les malades des temples, Hippocrate a fait entrer le médecin dans leur intimité. Le droit implicite qui lui est reconnu de s'introduire ainsi dans la vie privée des individus est indispensable pour soigner. Il est naturellement bienveillant. Cependant il n'est généralement pas agréable d'avoir à se dénuder devant un inconnu ou du moins quelqu'un qui n'est pas (encore) familier, pour lui révéler ses secrets, dont on n'est parfois pas fier, des déviances ou des disgrâces corporelles jusque-là bien cachées.A côté du médecin peuvent intervenir bien d'autres soignants, des dizaines lors d'une hospitalisation même courte, tout aussi indiscrets pour interroger, déshabiller, dévoiler ce qui était tu ou dissimulé.Pour peu que la maladie ait quelque gravité ou durée, le patient va être soumis à d'autres intrus, explorations ou traitements. La banalité d'une prise de sang pour un médecin ou une infirmière ne supprime pas l'évanouissement de certains sujets piqués, émotifs ou sensibles et guère habitués à subir ce geste. L'introduction de tubes, sondes, endoscopes n'est jamais agréable, pas plus que certains examens qui, même s'ils reviennent négatifs auront semé un soupçon. Dire qu'il y a des examens non invasifs, au moins relativement, rappelle que d'autres sont invasifs. Ce peut être, à l'inverse, la pénétration du corps humain dans le corps d'une machine (tomodensitomètre, IRM) qui donne l'impression d'entrer dans un cercueil ou déclenche une réaction de claustrophobie.Il n'est sans doute pas nécessaire d'insister sur l'intrusion que réalise le traitement. Modeste avec un médicament banal. Plus nette quand il s'agit d'un traitement plus agressif, d'un psychotrope qui modifie le comportement ou l'humeur, d'un bistouri qui tranche les chairs. Il peut s'agir de l'implantation d'un corps étranger, d'une prothèse ou au maximum d'une transplantation : ainsi un greffé cardiaque s'étonne que la pompe musculaire qu'on lui a implantée, dont il ne veut pas trop connaître l'origine, ne palpite plus quand il est ému, faute de l'innervation du cur d'origine.1 Le même malade a témoigné, dans un petit livre sobre, combien le lymphome favorisé par transplantation et immunodépression, a représenté un nouvel intrus, dont il aurait pu connaître l'éventualité, mais «crochu et ravageur».Tous ces désordres mettent en évidence un intrus paradoxal, son propre corps dont on n'avait pas ou seulement peu conscience. C'est ce qu'explique Proust : «C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il nous est impossible de nous faire comprendre : notre corps».2 Un corps qui ne fait pas toujours ce que nous souhaitons ou qui fait parfois ce que nous ne souhaitons pas faire. A l'extrême, on approche le «ça» de Groddeck.Faut-il rappeler l'intrus suprême ? la mort possible, probable, certaine.Voilà bien des intrus physiques, mentaux ou sociaux qui nous envahissent comme des étrangers inattendus et déplaisants lorsque nous tombons malades. Il importera que, le moment venu, le médecin ou d'autres intervenants les réduise au minimum, les soulage de leurs caractères les plus désagréables, familiarise avec eux, aide les patients à s'y adapter, à les apprivoiser.Il importe aussi, alors qu'on parle en médecine de vigilances de toutes sortes que la personne en bonne santé, aidée des conseils d'un médecin, exerce une vigilance personnelle pour éviter ces intrusions par tout ce qu'elles ont d'évitable. On connaît les recommandations favorables à la promotion de la santé ou à sa préservation : ne pas fumer, éviter un excès pondéral, manger de façon équilibrée, avoir une activité physique régulière, modérer sa consommation d'alcool, ne pas se droguer, avoir une activité sexuelle saine, attacher sa ceinture de sécurité en voiture, surveiller sa tension artérielle, voir périodiquement son médecin pas tant pour un bilan que pour des conseils.Ces recommandations ne doivent pas devenir des contraintes excessives pour des précautions abusives destinées à éviter une maladie future. Elles peuvent être plutôt des mesures familières, librement consenties, sans pression pesante, avec des motivations simples, pour jouir dès aujourd'hui d'une meilleure santé.Bibliographie :1 Nancy JL. L'intrus. Paris : Galilée, 2000.2 Danou G. dir. Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit. Paris : Bpi/Centre Pompidou, 2001.