Un paradoxe historique«Il me trouva très bien ; pour moi, je me sentois toujours malade».2 Ainsi s'exprimait Monsieur de La Porte dans une lettre qu'il écrivit en 1781 au Dr Tissot. Il n'était pas le seul à relever cette forme d'incompréhension profonde entre malades et médecins. Monsieur de Croyer, quant à lui, avait souffert pendant deux ans de différents symptômes : fatigue, mélancolie et douleurs en tous genres. Il avait consulté plusieurs médecins qui selon lui ne l'avaient pas pris au sérieux ; découragé par leur attitude il avait perdu confiance dans le corps médical, et décidé de n'observer que les prescriptions du Dr Tissot ; il précise dans sa lettre : «Je n'ai point appellé de medecins pour [écrire] cette consultation : ils ne sentent point comme moy les maux qu'ils decrivent mieux».3 Quant à Monsieur Gualtien, il n'avait, précise-t-il : «(
) nulle confiance dans nos medecins ; ce sont des gens à systheme, et qui plient tout à cela ; ils n'ont pas du tout le coup d'oeïl observateur et leur fanatisme pour les systhemes et les hypotheses ne leur permet pas de voir ou d'etudier la nature».4 Ces témoignages proviennent de consultations épistolaires écrites au Dr Tissot, célèbre médecin lausannois qui exerça la médecine dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La consultation épistolaire était une pratique répandue sous l'Ancien Régime : on y avait recours soit par manque de médecins dans la région, soit pour obtenir l'avis d'un médecin particulièrement réputé.5Les archives du Dr Tissot, déposées à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, contiennent plus de 1300 documents écrits le plus souvent par des malades ou leurs proches ; d'une richesse inépuisable pour l'historien qui s'intéresse à tout ce qui concerne la pratique médicale, ce fonds offre notamment le point de vue et la perspective du malade ou de son entourage et permet d'explorer des questions encore peu abordées par les historiens de la médecine, notamment celle de la relation thérapeutique telle qu'elle est vécue par les patients. Plus de 1000 auteurs différents ont écrit au Dr Tissot, pour un total de 1250 patients.6 Si ces lettres viennent de l'Europe entière, la plupart ont été envoyées de France.7 Il est difficile de brosser un profil sociologique bien défini des patients, en raison de l'état lacunaire des informations dans ce domaine. Toutefois, des mentions liées à la domesticité et à l'habitat, par exemple, laissent penser qu'au moins 160 des malades de Tissot jouissent d'une situation de fortune relativement aisée, tandis qu'une trentaine montrent des signes de pauvreté et de dépendance économique.8 Certains employeurs par exemple se sont chargés des frais occasionnés par une telle consultation pour leurs domestiques. D'autres ont été soutenus par leur communauté dans leur démarche, tel cet «honnête homme», dont on ignore le nom, père de huit enfants, souffrant d'épilepsie : un certain monsieur Reydellet écrit en effet pour lui, et précise que sa communauté villageoise a organisé une collecte afin de lui permettre de faire le déplacement jusqu'à Lausanne.9 Les indications sur les professions sont elles aussi clairsemées : artisans, ouvriers ou paysans sont rares, tandis qu'hommes d'Eglise, personnages ayant des fonctions politiques ou administratives, juristes sont plus nombreux (plus d'une centaine).10 Divers indices semblent montrer que patients et médecins évoqués par ces lettres relèvent de la même appartenance sociale. En atteste la manière dont les malades entrent en contact avec Tissot : souvent, ils s'introduisent auprès de lui en se référant à des amis communs.11La consultation épistolaire constitue un mode de relation thérapeutique particulier qui nous est étranger au XXIe siècle, et pourtant la méfiance des malades à l'égard des médecins qui transparaît dans ces récits résonne de façon étonnamment familière. Aujourd'hui, plusieurs indices révèlent une insatisfaction récurrente quant à la relation médecin-malade : nombre croissant d'actions en justice contre les médecins dans certains pays, recours de plus en plus nombreux aux soignants formés dans des médecines dites alternatives. Les reproches souvent évoqués touchent à l'hyperspécialisation de la médecine, sa technologisation, ainsi que la difficulté à comprendre le jargon médical qu'utilisent certains médecins. Toutes ces critiques semblent au premier abord réservées à la médecine contemporaine. Pourtant, on retrouve une insatisfaction assez semblable lorsqu'on travaille sur des documents du siècle des Lumières. Comment se peut-il que des malades du XVIIIe siècle expriment un sentiment de frustration analogue à celui des patients actuels, alors que les uns et les autres sont confrontés à des pratiques et des pensées médicales si différentes ?Pour simplifier ces deux paradigmes, il est reconnu que le patient du XVIIIe siècle est considéré comme un individu dont la santé et la maladie s'interprétaient à travers un équilibre des humeurs. Les symptômes concernaient essentiellement les perceptions corporelles du malade et étaient à la base du travail d'interprétation du médecin. Cette manière holistique de considérer le patient, compte tenu d'une efficacité moindre des traitements, avait pour conséquence que le récit subjectif de sa maladie était le fondement même de la relation thérapeutique. Le nombre de consultations épistolaires atteste de l'importance accordée à la narration du malade et à l'énoncé parfois désordonné, mais toujours spontané, de ses symptômes. Alors que la médecine devient, au cours de ces deux derniers siècles, plus scientifique, l'accent mis sur la dimension holistique de l'individu malade s'est peu à peu estompé. La maladie est progressivement devenue une affaire d'organes, de cellules, de gènes et de molécules, du moins aux yeux des médecins.12 Simultanément, plusieurs innovations thérapeutiques ont induit une nouvelle pratique de la médecine basée sur des traitements de plus en plus efficaces. Y a-t-il un médecin à l'écoute ?Aujourd'hui, beaucoup de patients reprochent à leur médecin de ne les considérer que sous l'angle d'un découpage en organes ou cellules, et de ne plus les écouter vraiment. Une étude des années 1980 confirme par exemple que les médecins interrompent leurs patients en moyenne après 18 secondes,13 constat certes atténué par le nombre croissant de publications médicales qui soulignent l'importance du récit du malade en même temps qu'elles le légitiment.14 Au XVIIIe siècle, on l'a vu, les lettres de parfois plus de dix pages attestent du poids accordé au récit subjectif du patient ; elles contiennent d'innombrables détails sur la vie quotidienne du narrateur et sur le déroulement de sa maladie à travers la perception de ses symptômes : il se sent libre d'exprimer toutes sortes de sensations et d'émotions qui sont peut-être plus faciles à décrire dans une lettre que lors d'un entretien face à face ; le patient est également libre de suggérer des liens de causalité qui lui sont propres. Le malade n'est bien entendu pas interrompu ni guidé par les questions du médecin. Dans un tel contexte, la narration n'est pas «soustraite au contrôle du patient ni au contexte de son énoncé originaire».15 Néanmoins, comme les malades d'aujourd'hui, le patient des Lumières se plaint de la «surdité» des médecins. «J'ay consulté plusieurs medecins qui se sont imaginé que je plaisantais, me disant que quand on souffre et qu'il y a engorgement, on ne marche pas aussy librement que je le faisais, et que la gaiyeté ne serait pas aussy grande si j'étais dans l'état que je disais», se plaignait Madame Turmeau qui pensait souffrir d'un engorgement de la rate.16 Le chevalier de Bellefontaine écrivait, quant à lui : «Toutes mes plaintes n'ont servi qu'à me faire regarder de leur part comme un hypocondriaque, à obtenir presque point de soulagement».17 L'auteur anonyme d'une autre lettre s'exprimait dans le même sens : «Il [son médecin] n'écoutoit personne et se taisoit».18 Le malaise exprimé dans ces citations montre que, contrairement à ce que l'on pense souvent aujourd'hui, les insatisfactions ressenties dans la relation médecin-malade ne s'expliquent pas uniquement par la froideur technique de la médecine contemporaine.Deux univers différentsDeux univers s'entrechoquent en effet en matière de relation thérapeutique, non pas tant entre l'Ancien Régime et aujourd'hui, mais plutôt entre l'univers du soignant et celui du malade. Souvent la maladie est une réalité qui ne se partage pas ; comme l'a souligné David Le Breton, «la douleur immerge dans un univers inaccessible à tout autre».19 Les extraits de lettres cités plus haut illustrent clairement le fossé entre la perception de la maladie décrite par les malades et la perception de la maladie vue par les médecins. Nous empruntons ici à Christian Hick son concept de perception qui se réfère au niveau préconscient qui nous donne la structure de la réalité.20 Vivre la douleur ou la souffrance dans son propre corps constitue une réalité bien spécifique, l'analyser (la considérer de l'extérieur) relève d'une autre réalité. Il en résulte un fossé entre l'expérience corporelle et l'explication intellectuelle ou scientifique de cette expérience faite par un tiers. Cette différence renvoie donc à la question de la perception de la réalité, comme le souligne Hick. Selon lui, la classification des maladies doit être considérée comme une mutilation de ce qui est perceptible par un patient individuel, «une perte de réalité».Cette différence de perception pourrait être mise sur le compte de l'écart sémantique grandissant entre le discours du malade et le vocabulaire utilisé par les médecins. En effet, nombreux sont les patients qui reprochent à leur docteur d'employer des mots incompréhensibles. Mais cette distance sémantique ne fournit toutefois pas une explication satisfaisante si l'on considère, une fois encore, le XVIIIe siècle. A cette époque, l'élite socio-culturelle, à laquelle semblaient appartenir une majorité des patients de Tissot, était capable non seulement de comprendre mais aussi de s'approprier dans une large mesure le discours et les connaissances médicales du moment ; le partage de la perception ne passe donc pas forcément par le partage du discours.On pourrait également attribuer ce décalage au développement de la médecine moderne, que l'on date traditionnellement du début du XIXe siècle. Une nouvelle conception de la médecine est alors en marche avec notamment le développement de l'anatomie pathologique, qui situe la lésion et lui confère une nouvelle importance. Cette tendance à l'objectivation du corps et de la souffrance a eu pour conséquence d'accentuer ce que Hick a appelé la perception «absolue» de la maladie au détriment de la perception dite «ouverte» de cette même maladie telle qu'elle est vécue par le patient. En effet, Hick opère la distinction entre le modèle ordinaire «ouvert» de la perception, avec son cortège de savoirs et d'ignorance, et la manière scientifique, «fermée» de la perception de la réalité, constituant «le savoir absolu». Par savoir absolu, selon Hick, il faut comprendre «la manière scientifique de percevoir la réalité» élaborée sur cette nouvelle grille de lecture de la maladie et du patient qui passe par l'objectivation de la lésion. En d'autres termes, il faut comprendre par «savoir absolu» une forme de connaissance universelle, mais qui par sa généralité même devient difficile à relier à la perception singulière d'un corps en souffrance.21 Selon cet auteur, dans la première décennie du XIXe siècle, la simple réalité perceptuelle est devenue la vérité de la lésion pathologique.22 Toutefois, les débuts de la médecine moderne, telle qu'elle a été décrite, ne fournissent qu'une explication partielle ; il est en effet certain que cette nouvelle conception de la maladie, en quittant la subjectivité du patient, a renforcé le fossé entre les deux perceptions de la maladie. Cependant, les extraits de lettres cités plus haut montrent que ce fossé existait déjà auparavant. Quelles que soient les avancées de la science ou les théories médicales du moment, il y a toujours un corps souffrant et un système scientifique qui essaie d'expliquer cette souffrance pour la soulager. Il y a la douleur, parfois difficile à mettre en mots, et il y a la traduction de ces mots pour pouvoir les interpréter. La question consiste à savoir comment réduire le fossé entre ces deux perceptions. Le Dr Tissot nous fournit une réponse parmi d'autres, dans une lettre envoyée à un certain Monsieur Ferber qui se plaignait de ses médecins : «Si les medecins etoient generalement plus observateurs et moins systématiques, vous ne seriés pas, Monsieur, dans cette incertitude (
)».23 Le terme «systématique» est ici crucial : chaque paradigme médical sous-entend un système, et la perception ouverte dépend de la manière dont chaque médecin va pouvoir sortir de ce système lorsque la nécessité s'impose.Au-delà du systèmeLes médecins «sont des gens à systheme, et qui plient tout à cela» pour reprendre les mots de Monsieur Gualtien, cité plus haut. La critique ne repose pas tant sur l'existence même d'un système, mais plutôt sur l'aveuglement de certains médecins qui ne réalisent pas qu'ils relient tout à ce système. En d'autres termes, il leur reprochait d'être inconscients de leur adhésion à un système livresque du savoir médical qui conditionnait leur manière de sélectionner et d'interpréter leurs observations. Si ce constat était pertinent pour l'époque des Lumières, il l'est certainement encore plus aujourd'hui. En effet, l'adhésion des médecins à une manière de penser spécifiquement médicale est renforcée par leur statut social dans la société contemporaine. En résumé, depuis le début du XIXe siècle, l'identité professionnelle du médecin s'est imposée à la communauté proportionnellement à la marginalisation des autres soignants. Ils ont investi des fonctions politiques dans la cité, ont acquis une nouvelle visibilité et un prestige, et prennent peu à peu la place qu'occupaient les hommes d'Eglise. Comme l'a relevé le philosophe Alain Finkielkraut, «le soin du corps a pris le pas sur le soin de l'âme. L'intérêt pour les soins médicaux a augmenté en même temps que diminuait l'intérêt pour les soins religieux. Chez les chrétiens médiévaux, c'est l'éternité qui était un bien reconnu. Chez les modernes, c'est la longévité. On ne s'adresse plus au prêtre, mais au médecin pour obtenir le salut. Car le salut est devenu synonyme de santé».24 Le médecin incarne donc une des figures clés de la société profondément médicalisée, endossant un pouvoir à la fois considérable et difficile à porter. Et il résulte de cette place dominante que «nos attitudes vis-à-vis de la médecine sont outrancières : elles oscillent entre l'exaltation positiviste et un dénigrement qui lui est délibérément antiscientifique».25 En conséquence, un médecin dont le comportement et les attitudes collent trop directement à cette figure socio-professionnelle risquera d'avoir plus de difficulté à interagir avec ses patients. Il ne sera pas forcément en mesure de développer la distance nécessaire pour recourir à la perception ouverte requise pour une communication réussie avec ses malades. Pour reprendre les propos de Hick, il y a échec de la relation interpersonnelle «quand l'autre n'est plus perçu par ce qu'il fait
mais par ce qu'il est supposé faire ou être». Dans ces circonstances, la communication est mise en échec parce qu'elle se déroule entre des représentations sociales et non entre des personnes réelles.Quand la fiction rencontre la réalitéPour dépasser cette représentation sociale dominante de la profession médicale et ses conséquences, le médecin pourrait faire appel à son propre mode de perception et de pensée, tel qu'il le fait dans la vie ordinaire. A cet égard, on peut penser que la littérature possède une qualité spécifique susceptible de réconcilier ces deux modes de perception : elle dresse des passerelles entre la perception fermée du savoir médical et la perception ouverte inhérente à la connaissance expérientielle du malade ou du médecin comme individu. Elle permet de surpasser la singularité d'une situation pour toucher à l'universel, et cela par le biais de l'imagination de l'auteur comme celle du lecteur. Comme l'affirme en substance Northrop Frye, en s'appuyant notamment sur Aristote, le travail du poète ne consiste pas tant à nous transmettre ce qui s'est passé, mais ce qui se passe, non pas ce qui a eu lieu mais ce qui peut toujours avoir lieu ; en littérature, on ne lit pas un poème ou un roman après l'autre, on entre chaque fois dans un univers auquel participe chaque uvre littéraire.26 Pour J. Rancière, «le réel doit être fictionné pour être pensé» car «il y a dans certaines fictions une approche éclairante du monde humain qui ne nous apparaît pas à l'expérience ordinaire ni à la simple perception. Pour voir, il ne suffit pas d'enregistrer, il faut exercer le pouvoir d'imaginer».27 La littérature et les arts visuels sont parmi les vecteurs d'une meilleure compréhension de la trajectoire d'un individu, quel qu'il soit : «Les arts sont aussi susceptibles d'élargir le champ de notre imagination et d'approfondir notre compassion en participant à des expériences qui ne sont pas nôtres et que nous n'avons pas vécues et que nous ne traverserons peut-être jamais».28En témoigne, parmi d'innombrables exemples possibles, le film de Pedro Almodovar Tout sur ma mère. Il brosse un portrait très émouvant de la souffrance d'une mère à l'occasion de la mort de son fils et qui est confrontée à la décision de donner les reins de son enfant.29 Ce film illustre l'expérience troublante et contrastée de cette mère, dont le travail consiste à convaincre les proches de personnes accidentées d'accepter que l'on prélève leurs organes, et qui se voit soudainement confrontée à cette même réalité, mais dans le rôle de la mère de son fils mort. L'intention d'Almodovar n'est pas de prendre position pour ou contre le don d'organe mais de décrire les différentes perceptions d'une même réalité et de mettre en lumière l'hétérogénéité de l'humain, telle qu'elle a été également décrite par Mikhaïl Bakhtin.30 Le message, s'il y en a, révèle que l'être humain est un créateur de représentations, capable d'intégrer des expériences qui à première vue apparaissent désespérément contradictoires à un esprit purement rationnel.Le scaphandre et le papillon de Jean-Dominique Bauby offre un autre exemple du pouvoir de la littérature sur notre imagination. C'est par le biais d'une écriture aussi concise que lucide que l'auteur nous fait entrer dans l'univers d'un patient atteint du syndrome locked-in. Il illustre la rupture brutale due à la maladie ou à l'accident, et le temps nécessaire pour en mesurer les conséquences pour le malade ; le souci du petit détail de la vie quotidienne, si banal pour le lecteur, mais qui prend une ampleur essentielle pour celui qui ne peut plus le vivre tel qu'il en a eu l'habitude «avant» ; le regard désabusé ou au contraire plein de reconnaissance sur les autres, ceux qui viennent le voir malgré leur malaise, ceux qui esquivent, sa famille, les soignants, le monde hospitalier en général. Par la forme et la force de son témoignage, son auteur introduit le lecteur à une vérité qui pourrait rester inaccessible autrement.31William Styron, quant à lui, choisit de mettre en scène les effets de la dépression. Le lecteur s'aperçoit peu à peu de la perméabilité de la frontière entre santé psychique et maladie mentale ; il réalise le chemin fait de conflits et de résistances qui parcourt l'auteur avant de céder à une réalité qui s'impose avec violence : celle de l'hospitalisation en institution psychiatrique, qui symbolise l'acceptation de sa souffrance.32 Le récit d'expériences personnelles, quelle que soit l'époque à laquelle elles ont été écrites, constitue un des moyens d'ouvrir le champ de la perception et d'élargir l'éventail des émotions qui peut donner sens et rendre compréhensible aux futurs médecins l'expérience de leurs malades.Mais la littérature n'offre pas seulement des expériences, elle stimule également la réflexion notamment celle qui est liée aux nombreuses significations que la maladie peut prendre pour les malades. Si la perception de la maladie peut constituer un obstacle dans la relation thérapeutique, il en va de même pour la diversité des sens à donner à la maladie en général, ainsi que l'ont souligné Mead et Bower : «Pour comprendre la maladie et soulager la souffrance, la médecine doit en premier lieu comprendre le sens personnel que le malade donne à son expérience de la maladie».33 Ce sens peut dépendre des convictions religieuses du malade, comme c'était souvent le cas sous l'Ancien Régime et peut-être encore actuellement pour certains. En témoigne La présence pure, ouvrage écrit par Christian Bobin, à propos de son père qui souffre de la maladie d'Alzheimer.34 Certains ouvrages illustrent d'autres pistes, tel le livre de l'écrivain suisse Fritz Zorn, intitulé Mars.35 L'auteur, un jeune homme de 32 ans, est en train de mourir d'un cancer ; il commence son livre ainsi : «Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul». Tout son livre est consacré à une réflexion sur le lien entre son milieu et sa maladie. Il tente de donner une signification à sa maladie, qui pour lui repose sur le conflit entre son individualité et la vision du monde étroite et répressive du milieu bourgeois auquel appartient sa famille. De tels écrits peuvent aider les étudiants «à lire au plein sens du terme», une aptitude qui les aidera à écouter et interpréter le récit des patients dans le travail clinique.36ConclusionNotre investigation historique, fondée sur des centaines de lettres de consultation écrites au XVIIIe siècle, nous a permis d'affiner et de réorienter les questions qui sont liées aux difficultés de communication entre médecins et malades. Ces difficultés ne semblent pas devoir résider uniquement dans le contexte actuel de la médecine, caractérisé par l'hyperspécialisation ou la technologisation par exemple. Les consultations de l'Ancien Régime se déroulaient dans un paradigme différent du nôtre, dans lequel le malade était considéré comme un individu, et non comme une collection d'organes, de cellules ou de molécules, et dans lequel les patients tout au moins ceux qui sont concernés par notre étude et qui appartenaient à l'élite sociale avaient une connaissance éclairée de la pensée médicale du moment. Et cependant, ils émettaient des critiques similaires aux nôtres à l'égard de la profession médicale. Cette constatation, ajoutée au fait que ces lettres étaient le plus souvent écrites par des malades ou leurs proches, et non par des médecins, nous incite à penser que le malentendu repose sur la différence de la perception de la réalité, surtout de la réalité corporelle, entre le médecin et le malade. Cette différence émerge pour deux raisons principales. D'une part, la pratique de la médecine implique une interprétation d'un cas singulier et d'une expérience individuelle à travers le filtre d'une connaissance médicale généralisante qui est par essence universelle, abstraite et anonyme : en bref, la connaissance absolue décrite par Hick. Et d'autre part, un médecin, le plus empathique et concerné soit-il, ne peut être à la place du malade et ressentir ce qu'il ressent. En plus, exprimer ses propres sentiments et inconforts constitue un exercice déjà difficile en soi. Aujourd'hui comme autrefois, certains patients sont particulièrement conscients du fait que leur vision et leur perception interne de leur maladie sont uniques. Expliquant la raison qui l'a poussée à décrire elle-même ses souffrances, Madame Bordenave de Disse écrit à Tissot : «(
) parce que j'ai cru qu'un homme de l'art vous diroit ses idées ; moi je vous ai conté mes douleurs».37 Cette citation fait écho au commentaire de Puustinen's, quand il écrit que «la réponse du médecin au récit du malade est modifiée par les conceptions qu'il a acquises au cours de sa formation médicale et de l'expérience clinique qu'il a engrangée (
) mais elle est aussi forgée par sa trajectoire personnelle dans ses différentes dimensions et relations».38 Le regard et la faculté interprétative des médecins pourraient être revalorisés et enrichis par l'expérience des autres. Nous pensons que la littérature, aussi bien que d'autres uvres artistiques comptent parmi les expériences des autres et tracent le chemin d'une compréhension plus profonde des expériences vécues par les patients. Les Medical humanities pourraient contribuer à l'efficacité professionnelle des médecins par la voie de la maîtrise de ces deux perceptions complémentaires de la maladie, absolue et ouverte, scientifique et expérientielle, toutes deux essentielles pour une pratique médicale humaine et compétente.1 Une version antérieure de cet article a été publiée dans Journal of Medical Ethics : Medical humanities 2002 ; 28 : 9-13.2 Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire, département des manuscrits (BCU), IS 3784/II/146.01.03.08, 27 mai 1781.3 Lausanne, BCU, IS 3784/II/144.01.07.09, 10 décembre 1772.4 Lausanne, BCU, IS 3784/II/144.01.09.20, sans date.5 Sur la question de la consultation épistolaire, voir notamment Brockliss L. The medical Practice of Etienne-François Geoffroy, dans La Berge A et Feingold M, (eds), French medical culture in the Nineteenth Century. Amsterdam-Atlanta : Rodopi, 1994 : 79-117 ; Stolberg M. «Mein äskulapisches Orakel !», Patientenbriefe als Quelle einer Kulturgeschichte der Krankheitserfahrung im 18. Jahrhundert. Österreischische Zeitschrift fur Geschichtswissenschaften, 1996 ; 7 : 385-404 ; Lane J. «The Doctor scolds me» : The diaries and correspondence of patients in eighteenth century England. Dans Porter R, (ed). Patients and Practioners : Lay Perceptions of Medicine in Pre-industrial Society. Cambridge : Cambridge University Press, 1985 : 205-48 ; Porter D, Porter R. Patient's Progress. Doctors and Doctoring in Eighteenth-century England. Cambridge : Polity Press, 1989 : 76-8. Foster E. From the patient's point of view : Illness and health in the letters of Liselotte von der Pfalz (1652-1722). Bulletin of the History of Medicine 1986 ; 60 : 297-320. Sur la question de la correspondance en général, voir Chartier R, (ed.) La correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle. Paris : Fayard, 1991, qui ne traite cependant pas de ce mode de consultation.6 Grâce à une bourse du Fonds national suisse pour la recherche scientifique, nous avons pu, avec Séverine Pilloud, développer une base de données visant à collecter le plus d'informations possibles contenues dans chacun de ces documents. Ce projet (FNRS n° 11-56771.99) a été entrepris sous la direction du Pr Vincent Barras (Institut universitaire d'histoire de la médecine et de la santé publique, Lausanne). Le nombre de patients est plus élevé que celui des auteurs, car certains auteurs ont écrit simultanément pour plusieurs malades différents.7 Les autres pays sont : Hollande, Autriche, Suisse, Allemagne, Angleterre, Irlande, Ecosse, Danemark, Grèce, Portugal, Espagne, Luxemburg, Russie, Croatie.8 Il est difficile de tirer des conclusions claires pour les autres. Toutefois, les frais de poste sont à l'époque suffisamment élevés pour en déduire que la plupart des correspondants ne sont pas réellement pauvres. Voir Dauphin C, Lebrun-Pezerat P, Poublan D, avec la collaboration de Demonet M. L'enquête postale de 1847, in Chartier R, (ed.) La correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle. Paris : Fayard, 1991 : 49. Par ailleurs, de manière très générale, la plupart des correspondances qui se trouvent encore dans les archives appartiennent à une classe de gens d'un milieu socio-culturel assez élevé.9 Lausanne, BCU, IS 3784/II/144.02.05.17, 29 juillet 1774.10 Il faut toutefois souligner que ces chiffres ne sont qu'indicatifs et approximatifs, d'une part parce que les documents sont avares de renseignements et d'autre part parce qu'ils n'ont pas tous été encore dépouillés.11 Pilloud S. Mettre les maux en mots, médiations dans la consultation épistolaire. Bulletin canadien d'histoire de la médecine 1999 ; 16 : 215-45.12 Jewson H. The disappearance of the Sick Man from Medical Cosmology. Sociology 1976 ; 10 : 225-44 ; et Waddington I. The Role of the Hospital in the Development of Modern Medicine ; a Sociological analysis. Sociology 1973 ; 7 : 211-24. Zollman C, Vickers A. Complementary medicine and the patient. BMJ 1999 ; 319 : 1486-9.13 Beckman H, Frankel R. The effect of physician behaviour on the collection of data. Ann Intern Med 1984 ; 101: 692-6.14 Voir par exemple Archinard M. Communication médecin-malade : un nouveau séminaire. Med Hyg 1995 ; 53 : 672-5 ; Lipkin Jr M, Frankel RM, Beckman HB, Charon R, Fein O. Performing the Interview. In Lipkin Jr M, Putnam SM, Lazare A, ed. The Medical Interview ; Clinical Care, Education and Research. New York : Springer, 1995 : 65 et suiv. Voir aussi la série de cinq articles consacrés à la narrative based medicine dans le British Medical Journal 1999, 318, janvier et février 1999 : Greenhalgh T, Hurwitz B. Narrative based medicine : Why study narrative ? BMJ 1999 ; 318 : 48-50 ; Launer J. Narrative based medicine : A narrative approach to mental health in general practice. BMJ 1999 ; 318 : 117-9; Elwyn G, Gwyn R. Narrative based medicine : Stories we hear and stories we tell : Analysing talk in general practice. BMJ 1999; 318 : 186-8; Hudson-Jones A. Narrative based medicine; narrative in medical ethics. BMJ 1999 ; 318 : 253-6 ; Greenhalgh T. Narrative based medicine : Narrative based medicine in an evidence based world. BMJ 1999 ; 318 : 323-5.15 Contrairement à ce qui peut se passer dans une consultation en cabinet, comme l'a relevé Hurwitz B. Narrative and the practice of medicine. Lancet 2000 ; 356 : 2086-9.16 Lausanne BCU, IS 3784/II/144.04.05.14, sans date.17 Lausanne BCU, IS 3784/II/144.01.02.07, 25.11.1772.18 Lausanne BCU, IS 3784/II/149.01.01.03, 7.8.1769.19 Le Breton D. De la douleur à la souffrance. Med Hyg 2001 ; 59 : 456-62.20 Hick Ch. The art of perception : From the life world to the medical gaze and back again. Medicine, Health Care and Philosophy 1999 ; 2 : 129-40. Hick se base pour cette définition sur les travaux du philosophe Maurice Merleau-Ponty.21 «Savoir absolu» ne signifie en aucun cas parfait ou entièrement correct ; il faut le prendre dans son sens étymologique à savoir comme un savoir «coupé de» ses racines qui sont dans l'individu et le cas clinique. 22 Sur cette question, voir Ackerknecht E. La médecine hospitalière à Paris : 1794-1848. Paris : Payot, 1986, qui situe les débuts de la médecine moderne avec l'introduction de l'examen physique, la notion de la lésion, et de la conception de l'anatomie pathologique et l'introduction des statistiques ; Foucault M. La naissance de la clinique. Paris : Presses Universitaires de France, 1994. Toutefois, cette thèse est en partie remise en question par certains auteurs, notamment Othmar Keel, «L'essor de l'anatomie pathologique et de la clinique en Europe de 1750 à 1800 : nouveau bilan», dans Barras V, Louis-Courvoisier M, (eds). La Médecine des Lumières : Tout autour de Samuel-Auguste Tissot. Genève : Georg : Bibliothèque d'histoire des sciences, 2001 ; 69-92.23 Lausanne, BCU, IS 3784/II/146.01.04.12, 17.8.1781.24 Finkielkraut A. Du droit à la liberté de choix dans le domaine de la santé, dans Junod A, (éd.) Les coûts de la santé : Des choix à faire, des valeurs à préserver. Genève : Georg (Actes du Forum Louis-Jeantet tenu en février 1998) ; 2001 : 30-1.25 Laplantine F. Jalons pour une anthropologie des systèmes de représentations de la maladie et de la guérison dans les sociétés occidentales contemporaines. Histoire, économie et société 1984 ; numéro spécial : 641-50.26 Frye N. The educated imagination. Bloomington et Londres : Indiana University Press, 1999 ; 63-4.27 Voir Bernier G. L'imagination. Paris : Quintette, 2000 : 58, qui cite la phrase de J. Rancière tirée du livre Le partage du sensible ; esthétique et politique. Paris : La Fabrique, 2000.28 Sweeney B. The place of the humanities in the education of a doctor. British Journal of General Practice 1998 ; 48 : 998-1002.29 Tout sur ma mère, film réalisé par Pedro Almodovar, 1999.30 Todorov T, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Paris : Le Seuil, 1981 : 123.31 Bauby J-D. Le scaphandre et le papillon. Paris : Laffont, 1997.32 Styron W. Face aux ténèbres ; chronique d'une folie. Paris : Gallimard, 1993. (Darkness visible A memoir of madness, New York : Random House, 1990).33 Mead N, Bower P. Patient-centredness : A conceptual framework and review of the empirical literature. Social Science and Medicine 2000 ; 51 : 1087-110.34 Bobin Ch. La présence pure. Cognac : Le temps qu'il fait, 1999.35 Zorn F. Mars. Paris : Gallimard, 1984.36 Hudson Jones A. Narrative in medical ethics, British Medical Journal 1999 ; 318 : 253-56, qui cite Trautmann J. The wonders of literature in medical education, in the role of the humanities in medical education. 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