«La plupart des analyses du marketing de l'industrie du tabac ont été conçues dans le but de démontrer que l'industrie cible les jeunes», constatent deux chercheurs de l'Université de Californie en ouverture d'une contribution originale (JAMA 2002 ; 287 : 2983-9). Au lieu d'adopter cette approche accusatrice, due peut-être au climat né des grands procès du tabac aux Etats-Unis, Pamela Ling et Stanton Glantz se sont demandé si la prévention n'avait pas des leçons à prendre auprès de l'industrie. Plus précisément : est-il possible d'utiliser les acquis de la recherche en marketing menée par les fabricants pour concevoir des campagnes de prévention plus efficaces ?Dans un premier temps, les deux auteurs ont recensé systématiquement, parmi les documents tombés dans le domaine public lors des procès, ceux qui touchent à la communication et à la publicité. Après des recherches systématiques par mots-clés dans les archives publiées sur Internet (l'équivalent de quelque 40 millions de pages), ils ont retenu une centaine de rapports de recherche interne touchant précisément à la question.L'analyse détaillée de ces documents révèle une différence fondamentale entre les stratégies de la santé publique et celles de l'industrie. Pour définir ses cibles, la prévention a tendance à se baser sur des critères démographiques (âge, sexe, origine, milieu social). L'industrie, elle, définit ses cibles et ses secteurs de marché en fonction de l'attitude, des valeurs, des aspirations, des désirs ou des activités des consommateurs.Cette segmentation «psychographique» est issue de trois décennies d'évolution dans l'art de délivrer les messages publicitaires. Avant les années 70, l'industrie classait ses clients en fonction du type de produit. La cigarette, avec ou sans filtre, mentholée ou non, plus ou moins longue, définissait le fumeur. Mais la clientèle d'un même produit peut être très hétérogène, ce qui rend sa promotion difficile.Dans les années 70, R. J. Reynolds expérimente d'autres moyens, toujours empiriques, de définir les «segments» du marché. Les chercheurs de la firme établissent les «styles» que les consommateurs associent aux différentes marques. Ils regroupent les marques qui, indépendamment des caractéristiques du produit, rassemblent un public semblable. C'est ainsi que Camel, Marlboro et Winston définissent un même segment de marché.La segmentation des consommateurs selon des critères psychographiques devient systématique dans les années 90. Les jeunes adultes (18-24 ans) sont l'objet d'au moins autant d'attention de la part de l'industrie que les adolescents plus jeunes, notamment parce les «YAFS» et «YAMS» («Young adult female or male smokers» dans le jargon) servent de modèles aux plus jeunes et parce qu'ils passent du stade de l'initiation à celui de la fidélité. Ils ont fait l'objet d'études systématiques aux Etats-Unis ou en Europe.Rien que dans cette catégorie, les chercheurs de Philip Morris ont identifié huit archétypes de fumeurs, désignés par une nomenclature qui ne supporte pas la traduction : «Macho Hedonists», «50s Throwbacks», «Enlightened Go-Getters» et «New Age Men» chez les hommes, «90s Traditionalists», «Up-town Girls», «Mavericks» et «Wallflowers» chez les femmes. Chaque catégorie est connue en détail : démographie, réticences possibles face à la fumée, valeurs, loisirs, comportement d'achat, part du marché, etc.Ce type de segmentation permet aux publicitaires de s'adresser à un public parfaitement défini, par des canaux souvent spécifiques, dans un but clairement identifié. Les argumentaires utilisés auprès de différents segments pour promouvoir le même produit peuvent être contradictoires. Les segments sont également, pour les firmes, un moyen très efficace de suivre l'évolution des marchés, de mener la guerre commerciale sur les terrains les plus sensibles, ou de détecter et de s'adapter à l'évolution des habitudes de consommation, quitte à définir de nouveaux «segments».Un exemple ? Vers 1985, J. R. Reynolds repère l'émergence d'un groupe de jeunes fumeurs prêts à abandonner les grandes marques pour des cigarettes moins chères. La firme met en place toute une stratégie à l'intention de ce «Savings segment» en pleine croissance : offres promotionnelles (deux paquets pour le prix d'un seul) juste avant le versement des salaires, concours et bons permettant de gagner du «junk food» ou des appareils électroniques, deux faiblesses de ce segment. Bref, comme l'écrivent des spécialistes dans une note interne, il s'agit de «faire croire au destinataire qu'il profite de la compagnie».La prévention ne disposera jamais des moyens publicitaires et stratégiques de l'industrie, mais les études des cigarettiers peuvent lui donner quelques pistes. Elles incitent d'abord à privilégier, dans la recherche comme dans les campagnes de prévention ciblées, des catégories basées sur des critères psychologiques plutôt que purement démographiques.Elles trahissent ensuite de vraies faiblesses du marché. Le prix de vente, comme le montre l'exemple du «savings segment», s'avère dissuasif pour plusieurs segments, notamment parmi les jeunes adultes. Une étude menée par Philip Morris en 1993 sur la «vulnérabilité» des femmes face aux marques discount révèle par exemple que le segment des «90s traditionalists» est éminemment «price-sensitive».La perte d'acceptabilité sociale de la cigarette, notamment provoquée par la prise de conscience de l'importance de la fumée passive, est également un levier efficace. En 1995, J. R. Reynolds estimait que les fumeurs «qui se sentent coupables», un segment nommé «Social Guilt», représentaient 24% du marché. A eux deux, les arguments du prix de vente et des nuisances pour autrui toucheraient la plupart des segments de jeunes adultes.A la lumière des rapports internes, Pamela Ling et Stanton Glantz jugent utiles d'autres moyens de prévention : faire connaître les méthodes marketing de l'industrie, limiter la présence des marques là où les jeunes s'initient à de nouveaux comportements (bars, lieux de travail, manifestations et festivals), multiplier les espaces sans fumée, s'appuyer sur les non-fumeurs et les ex-fumeurs, voire encourager un «activisme anti-tabac», qui pourrait fournir un dérivatif aux jeunes fumeurs «rebelles».L'étude rappelle surtout l'importance de la publicité. Plusieurs auteurs, dans le même numéro du JAMA, se penchent sur les moyens de la contrer aux Etats-Unis. Trois spécialistes proposent des mesures constitutionnelles, comme une taxe sur le paquet dont le produit serait entièrement consacrée à la «contre-publicité» ou l'utilisation d'une face complète de chaque emballage pour faire passer des messages de prévention sous forme graphique. Idée qu'un éditorialiste juge politiquement peu réaliste.