Les Medical humanities visent à (ré)-introduire les sciences sociales et humaines, les arts visuels et la littérature dans le champ médical. Vu la complexité de cette approche, deux conditions pourraient faciliter sa réalisation : la fédération des disciplines autour de thèmes proches du quotidien des médecins, et une association étroite entre médecins et représentants des sciences humaines, nécessaire à la convergence des différents regards. Contextualiser, stimuler la réflexion, revaloriser l'imagination, tels sont les objectifs visés par cet enseignement qui pourrait, à travers ces trois buts, participer à la qualité de la relation thérapeutique. Un programme de ce type a été introduit à la Faculté de médecine de Genève en janvier 2001.
Les Medical humanities terme pour lequel aucune traduction satisfaisante n'a encore été trouvée sont constituées par une constellation de disciplines issues des sciences humaines et sociales ainsi que des arts visuels et de la littérature, susceptibles d'apporter un éclairage différent sur la pratique et la science médicale. Si le concept unificateur de ces différents champs n'est pas encore bien délimité, la multiplicité des domaines en jeu atteste de la richesse potentielle de cette approche
Un bref regard sur le passé permet de mieux comprendre les enjeux des Medical humanities. Dans ces quatre dernières décennies, les sciences sociales et humaines ont investi le champ médical. Des enseignements de philosophie, sociologie, anthropologie, droit, psychologie, parfois théologie, histoire, sont donnés dans différentes universités, d'abord aux Etats-Unis puis en Europe. L'éthique médicale et la bioéthique participent à cette évolution, de même que des enseignements de type Literature and Medicine.
Il en résulte une constellation de disciplines et de sous-disciplines qui investissent de manière disparate l'enseignement médical. Par manque de concertation parfois, ces disciplines restent isolées les unes des autres. Toutefois depuis une dizaine d'années, un désir de convergence se fait jour notamment en Angleterre, qui se traduit en juin 2000 par la création du journal Medical Humanities, partie intégrante du Journal of Medical ethics, du groupe du British Medical Journal. Donner une cohérence et une cohésion à l'éparpillement des recherches effectuées dans chacune des disciplines et transcender les perspectives spécifiques de chacune d'entre elles, tels sont les objectifs visés par les rédacteurs de cette nouvelle revue.1
Cette volonté de convergence première condition avait déjà été ébauchée par certains, notamment le philosophe Max Black, qui proposait une définition particulièrement séduisante de cette nouvelle approche : selon lui les Medical humanities devraient être une sorte de parapluie destiné à abriter la littérature, l'histoire, la philosophie et les arts.2 Quel que soit le nombre de disciplines à mettre sous le parapluie, l'essentiel est d'établir des connexions entre elles et de défragmenter le fruit de leur recherche.
Mais cette fédération n'est pas suffisante ; il est aussi nécessaire de les orienter vers des problématiques susceptibles de toucher la pratique et la science médicale en construisant des objets de recherche et d'enseignement inspirés par les questions auxquelles le médecin est confronté au quotidien. Cette deuxième condition implique de reformuler ces questions de manière à constituer un terrain de réflexion commun aux médecins et aux chercheurs des disciplines composées par les Medical humanities. Il a été en effet reproché, aux historiens notamment, de n'avoir pas su adapter leur enseignement dans ce nouveau contexte, et d'avoir ainsi laissé un vide pédagogique, comblé en partie par l'enseignement de type Literature and Medicine.3 Que ce reproche soit justifié ou non, un constat s'impose : celui de la relative imperméabilité entre médecine et sciences humaines et sociales, même quand une problématique pourrait ou devrait les réunir. C'est comme si deux univers de pensée évoluaient autour de questionnements identiques sans jamais se rencontrer ni se confronter, dans le sens constructif du terme. S'il est nécessaire qu'une recherche féconde continue à s'effectuer à l'intérieur de chacune des disciplines, il importe cependant, notamment en matière d'enseignement prégradué, de quitter son territoire et de transmettre le fruit de ces recherches de manière à ce qu'il soit utile pour les étudiants en médecine. Le but ne vise pas à distiller un vernis culturel, mais plutôt à stimuler leur réflexion autour de la complexité liée à la médecine et à l'individu en général.
L'essor de plus en plus manifeste de ces nouveaux programmes atteste d'un certain malaise. Depuis quelques temps, de nombreux milieux (notamment médicaux) font état de leur préoccupation quant à la formation des médecins : leurs compétences scientifiques et techniques se renforcent de façon remarquable, mais parfois au détriment de la notion de sujet. La singularité de l'individu s'estompe ainsi derrière les valeurs objectivées de son corps ; il en résulte parfois une déshumanisation de la relation thérapeutique.4
Cette tension entre subjectivité et processus d'objectivation n'est pas nouvelle, mais elle a été renforcée dans ces dernières décennies par la rationalisation et les avancées techniques spectaculaires de la médecine. Il en résulte une scientifisation de la médecine ou, pour être plus précis, une représentation toujours plus scientifique de la médecine. Les adolescents ne s'y trompent pas, quand, désireux de devenir médecins, ils privilégient une orientation scientifique pour tenter de garantir leur entrée en faculté de médecine. Ils optent alors pour les trajectoires qui offrent le plus de cours liés au domaine scientifique (biologie, chimie, physique) et au détriment d'autres disciplines.5 La culture scientifique risque alors de se trouver déconnectée des connaissances propres à une culture plus classique.6
Ce malaise est également relevé par certains étudiants en médecine qui soulignent «l'insularisation» de leur formation, aussi bien géographique qu'intellectuelle. L'exigence et la pression imposée par leurs études ne leur permettent plus de côtoyer les étudiants d'autres facultés, et «pour beaucoup, la perspective de devenir médecin est en soi un aboutissement et un but à tel point que d'autres talents ne sont plus cultivés et finissent par disparaître».7 D'autres relèvent encore le sentiment de frustration qu'ils éprouvent durant leur formation : «l'ironie est profonde : nous sommes appelés, en faculté de médecine, à apprendre à prendre soin du patient et pourtant, beaucoup trop souvent, on en sort avec un diplôme mais sans avoir rien appris de la manière de soigner. Ce n'est pas ce que j'attendais de la profession médicale... et la perte de la dimension humaine dont tant de jeunes docteurs ont fait l'expérience ne devrait plus persister».
La réintroduction du sujet, on le voit, ne concerne pas seulement le sujet-patient, mais également le sujet-soignant.
Revaloriser la notion de sujet, réintroduire les différentes parties constitutives de l'individu façonné par ses valeurs, ses représentations, sa culture, sa formation, son entourage, ses croyances, son statut socioprofessionnel, et mettre en lumière ses paradoxes, tels sont les objectifs premiers des Medical humanities. Toutefois, énoncés de manière aussi générale et abstraite, ces objectifs comportent le risque de garder le statut de vu pieux, irréaliste et illusoire. Il importe donc de déterminer des axes d'enseignements plus concrets et moins utopiques, susceptibles, en un temps restreint, d'enrichir l'étudiant et de lui permettre d'en tirer une réflexion féconde. Quatre axes interdépendants ont été délimités : contextualiser, développer la réflexion et le jugement personnel, revaloriser l'imagination et participer à l'amélioration de la qualité de la relation thérapeutique.
Dans la mesure où l'on admet que la médecine est une science interprétative, il est utile de replacer le malade dans son contexte culturel, social, familial pour permettre une interprétation nuancée de l'énoncé de sa maladie, pour découvrir le ou les sens qu'il confère aux événements qui lui arrivent, pour dévoiler la force des représentations et des valeurs qui l'habitent. C'est parfois à ce prix qu'une stratégie thérapeutique peut être entreprise avec une chance de succès. Mais la contextualisation ne se résume pas à celle du malade, elle implique également le rôle du soignant. Comme le soulignent les sociologues Philippe Adam et Claudine Herzlich, la relation entre malade et soignant n'est pas uniquement interpersonnelle : «elle met en présence des malades et leur entourage, appartenant à des groupes sociaux divers, et des membres d'une "profession" caractérisée par un statut très spécifique».9 Identifier les mécanismes corporatifs, sociaux et scientifiques qui ont permis, au cours de ces deux derniers siècles, la construction de ce statut spécifique de la profession peut aider le futur médecin à endosser et investir ce rôle avec une certaine souplesse. Les Medical humanities mettent ainsi à disposition des outils anthropologiques, historiques et littéraires susceptibles d'aider à identifier l'éventail des interprétations possibles d'une situation particulière selon le contexte culturel dans lequel elle se déroule.
Encourager la réflexion des étudiants et ainsi leur permettre d'élaborer leur jugement et d'expliciter leurs valeurs et leurs convictions constitue un but des Medical humanities évoqué par plusieurs auteurs. Pour Jane Macnaughton, ce domaine participe à l'éducation du médecin, en complémentarité à d'autres disciplines qui mettent l'accent sur sa formation.10 Prendre du temps et s'appuyer sur des arguments d'ordre philosophique pour réfléchir à des notions et des pratiques qui, à première vue, semblent évidentes et dont la justification implicite «va de soi» pour les étudiants (empathie, corps, dissection, maladie par exemple), ou encore inavouable (incertitude, doute) leur permettra de dévoiler et partager ce que chacun investit dans ces concepts et ces pratiques et d'en illustrer la richesse et le sens.
Mais comme le relève à juste titre Edmund Pellegrino, des médecins «éduqués» et habitués à la réflexion ne signifient pas nécessairement des médecins plus humains.11 Encore faut-il ancrer le fruit d'une pensée abstraite dans la réalité concrète du médecin, lui conférer une pertinence et trouver le point de rencontre et de convergence entre réflexion et action. Cette convergence peut être importante dans des situations cliniques qui impliquent que valeurs et convictions s'entrechoquent : celles du médecin, celles du malade et celles de la société. Aborder explicitement un éventuel conflit de valeurs peut permettre d'éviter la tension entre la tyrannie de ses propres valeurs et leur abandon au bénéfice exclusif de celles du malade et de la société et ainsi dénouer une relation difficile en raison de ces conflits implicites.12 Par ailleurs, le recours spontané à la réflexion ne constitue pas le seul moyen pour les Medical humanities de contribuer à leur manière à l'amélioration de la relation médecin-malade. En effet, la revalorisation de l'imagination est de plus en plus explorée dans ce domaine. Comme l'avait déjà relevé le philosophe des sciences Gaston Bachelard, la raison et l'imagination sont les deux vecteurs de la conscience profonde.13 Si le raisonnement et la réflexion permettent de construire et d'approfondir ses propres valeurs par le biais de l'analyse, l'imagination favorise une meilleure compréhension du point de vue et de l'expérience d'autrui. Entrer dans l'univers d'une fiction, sous quelle que forme que ce soit, enrichit notre collection d'expériences et notre disponibilité intérieure nécessaire à la compréhension de l'autre et féconde notre capacité de sympathie ou d'empathie.
La tension constructive entre les facultés de la raison et celles de l'imagination permet de faire le lien entre la connaissance normative des composantes scientifiques d'une maladie et la compréhension de l'expérience intime de cette même maladie par un individu particulier.
Un tel programme a démarré à Genève en janvier 2001 dans le cadre de l'enseignement prégradué. La réforme des études mise en place depuis quelques années, et qui vise l'apprentissage par problème, est particulièrement propice à l'élaboration de séminaires basés sur la réflexion des étudiants. Ce programme contient pour l'instant quatre séminaires obligatoires. Le premier, destiné aux étudiants de deuxième année porte sur le thème de la consultation ; il se focalise sur cinq facteurs qui influencent la relation thérapeutique dans ce cadre : les différents lieux possibles de la rencontre médecin-malade, le rôle de l'échange économique, le cadre temporel, le rapport au corps (la tension entre objectivation et subjectivité) et finalement l'importance de l'identification professionnelle. Le deuxième, qui s'adresse aux étudiants de troisième année, traite de l'épilepsie, l'une des rares entités nosologiques à avoir traversé des millénaires. On y abordera notamment des questions relatives à la charge symbolique et émotionnelle de la maladie, aux répercussions d'une telle maladie sur l'entourage et sur la société, aux différents sens (rationnel ou irrationnel) que certains malades peuvent donner à leur affection, au désarroi du malade, de sa famille et parfois aussi du médecin. Les troisième et quatrième séminaires ont lieu au cours de la quatrième année. Il y est question de la mort avec essentiellement une discussion autour des expériences personnelles des étudiants dans le but de réconcilier leur vision «professionnalisée» de la mort (alimentée notamment par les laboratoires de dissection auxquels ils ont participé) et leur vision personnelle nourrie par leur propre trajectoire individuelle. Le dernier séminaire s'emploie à revaloriser l'importance du récit de vie du patient et à souligner la part de subjectivité du médecin dans sa perception du malade ; il s'inscrit pleinement dans le nouveau courant de la Narrative Based Medicine qui commence à prendre une certaine importance.14 Finalement, il sera proposé un séminaire à option aux étudiants de cinquième année, qui portera sur quelques notions centrales de la relation thérapeutique telles que l'empathie, la confiance, le dialogue, mais aussi l'incertitude et le rôle du médecin.
Ces séminaires reprennent les grands principes évoqués plus haut. Ils sont élaborés et donnés par deux formateurs, l'un médecin et l'autre issu des sciences sociales et humaines, de manière à confronter les deux visions et à trouver leur point de convergence et de pertinence pour les étudiants. En outre, une perspective culturelle est clairement privilégiée, avec des lectures de textes, historiques et littéraires, un soutien iconographique parfois, et souvent des références anthropologiques ou sociologiques. Ils se donnent par petits groupes, composés au maximum de seize étudiants pour ainsi leur permettre d'exprimer leur conviction, et leurs valeurs et partager leurs réflexions.
Finalement, la grande ambition de cette approche consiste à créer une tension constructive entre des notions qui à première vue semblent opposées et qui s'avèrent complémentaires, à réconcilier subjectivité et objectivité, connaissance normative et sérielle avec la singularité de l'expérience, à conjuguer le rationnel à l'irrationnel : en un mot à redessiner la complexité de l'individu.