Si les patients atteints de maladies chroniques ne bénéficient pas d'un traitement et d'une prise en charge satisfaisants, c'est en grande partie en raison de l'absence d'enseignement sur leur maladie et sur la gestion de son traitement. L'Organisation mondiale de la santé a recensé quatre-vingts maladies chroniques différentes pour lesquelles l'éducation des patients apparaît impérative et où des programmes d'éducation ont été développés. Plusieurs facteurs sont impliqués dans le succès de l'éducation thérapeutique du patient : 1. Acceptation de la maladie. 2. Processus interactif d'éducation. 3. Aider les patients à apprendre. 4. Enseigner en incluant des objectifs à court, moyen et long terme et les planifier avec le patient.
De la nouvelle pédagogie en faculté de médecine à l'éducation thérapeutique des malades
Aider l'autre à mieux comprendre et à mettre en pratique ce qu'il a appris afin de mieux affronter la complexité de la vie.
Les guerres en Afghanistan et dans les pays limitrophes ont détruit l'organisation des soins et le système scolaire. De nombreuses écoles ont été bombardées : plus de bâtiments, plus de tables et de bancs. Les enfants errent et jouent à la guerre. Les enseignants ne sont plus payés et n'ont plus de lieu où travailler. Et voilà que de nombreux maîtres d'école parcourent leur région avec sur leur dos un tableau noir qu'ils placent sur une place de village ou sous un arbre. C'est leur manière d'assurer à ces enfants une formation qui les aidera pour le lendemain. Ces expériences ont été relatées par la jeune cinéaste iranienne Samira Makhmalbaf dans «Le tableau Noir» où elle a filmé ces enseignants qui travaillaient dans les décombres des villages bombardés. Ce témoignage illustre le sens suprême de la responsabilité sociale de certains enseignants.
La pédagogie s'est souvent développée lors de conflits sociaux où des individus particulièrement intuitifs, animés d'un sens social poussé pour les déshérités, ont développé des approches de formation permettant à ces minorités défavorisées de s'affranchir de leur dépendance, de leur pauvreté et de devenir ainsi plus autonomes. Heinrich Pestalozzi (1746-1827) a forgé son approche en s'occupant au début de sa carrière de quatre-vingts orphelins victimes d'une guerre civile. Ces enfants, fils de paysans, vivaient dans des faubourgs pauvres et ne profitaient pas de l'enseignement qui n'était destiné qu'aux bourgeois.1 Maria Montessori (1870-1952), première femme médecin italienne envoyée en début de carrière dans un orphelinat pour en assurer l'hygiène a découvert l'importance «d'animer» ces petits et celle de structurer progressivement l'activité de ces enfants. Ces expériences ont donné lieu aux programmes des Ecoles Montessori répandus encore aujourd'hui dans le monde entier. Paulo Freire2 (1921-1997), brésilien, ayant vécu la grande pauvreté de la crise de 1929 s'occupa de l'alphabétisation de populations misérables de paysans. Sa démarche fut celle d'une conscientisation de ces paysans : vaincre l'analphabétisme leur permettrait de devenir des citoyens «à part entière». Sa méthode se basait sur l'utilisation des mots significatifs utilisés quotidiennement par ces paysans, des mots directement liés à leur vie. Cette démarche fut diamétralement différente de celle des programmes classiques d'alphabétisation souvent très éloignés des besoins locaux.
En fait, c'est la nécessité, l'urgence sociale de groupes humains défavorisés par la pauvreté qui fut le moteur de ces grandes démarches pédagogiques.
La pédagogie est une connaissance si vaste, elle occupe des fonctions si nombreuses et complexes que la métaphore aide souvent mieux à en cerner les dimensions. Au temps des Grecs anciens le pédagogue était un esclave «chargé d'accompagner l'enfant dans ses déplacements, de le conduire à l'école et de lui apprendre ses leçons à la maison».3 Ce rôle de pédagogue pourrait être transposé dans le domaine médical. La formation des étudiants en médecine nécessite un accompagnement transversal permettant un lien entre les différents secteurs de connaissances. La formation est très vaste, oscillant entre des notions techniques biologiques et des dimensions psychosociales, celles du rapport médecin-malade, un secteur interpersonnel qui ne peut s'apprendre une fois pour toutes mais qui se développe dans une continuité relationnelle assez intime entre un élève et un aîné ; c'est un peu l'exemple de la maison dans l'exemple grec. On trouve dans les livres de pédagogie des mots qui en décrivent la fonction : par exemple, assemblage, comparaison, croyance, définition, évaluation, identité, jeu, langage, métamorphose, objectifs, pertinence, preuve, etc. Voici quelques mots ou verbes utilisés dans les métaphores sur le rôle de la pédagogie : être l'artisan de soi-même, assimiler, le compte bancaire et ses intérêts, féconder, la clé de l'avenir, suivre un sentier, digérer, déstabiliser, les étapes à franchir, terre glaise et potier, jardin et jardinier, goutte-à-goutte, pilote, point d'appui, tailler, transformer, etc.4
Plusieurs écoles de médecine ont modifié la formation des étudiants en médecine. A Genève un vaste programme à été mis sur pied sous la direction du professeur N.V. Vu.5 Il a consisté à supprimer la plupart des cours ex-cathedra, cours frontaux, et à les remplacer par de multiples petits ateliers de six à huit étudiants qui se déroulent avec un modérateur. Les étudiants évitent ainsi la passivité induite par les cours classiques. La gestion des ateliers est la suivante : avec la présence d'un professeur de la faculté qui n'enseigne pas directement mais qui assure une présence structurante, les étudiants élisent l'un d'entre eux comme secrétaire qui note les discussions sur un tableau noir, un autre assure l'avancement du travail du groupe, d'autres ont préparé des documents qui se réfèrent au thème à étudier. Ces derniers sont analysés de manière transversale, c'est-à-dire que les étudiants ne doivent pas rester uniquement dans un des sous-secteurs de la spécialité. Prenons l'exemple du diabète sucré de type 1. D'abord une vignette clinique : par exemple, un jeune adulte ayant perdu beaucoup de poids, fatigue intense, démangeaisons cutanées, avec soif intense et devant beaucoup uriner. Les étudiants doivent décortiquer cette situation au niveau phénoménologique et symptomatique. L'analyse des problèmes (problem based analysis) : pourquoi la soif, comment expliquer la fatigue, la polyurie. Quelles pourraient être les causes de ces différents symptômes ? Plus tard, après avoir cerné la perte de la sécrétion d'insuline et lu des articles de biochimie, les étudiants structurent un enchaînement physiopathologique qui peut mener au diabète de type 1. Le professeur qui n'est pas nécessairement un spécialiste de la sécrétion d'insuline peut soit aider à la lecture d'articles spécifiques soit organiser une réunion avec un expert de l'insuline de la Faculté de médecine. Dans cette perspective transversale, la pédagogie est de faire circuler le thème le diabète sucré de type 1 dans une arborescence de sous-systèmes : physiopathologie, clinique, traitement, complications à long terme et contrôle glycémique, vécu du patient par rapport aux injections quotidiennes, savoir-faire que le patient doit apprendre pour gérer son traitement, rôles du médecin depuis le temps du diagnostic, de l'intervention initiale avec le réglage des doses d'insuline jusqu'au transfert au malade de la responsabilité de gérer son traitement. A l'intérieur de chaque embranchement peuvent s'élaborer d'autres démarches telles que résolution de problèmes qui s'adaptent bien à la dimension thérapeutique. Cette approche pédagogique globale a l'avantage d'éviter le morcellement des connaissances, de former le futur médecin à une réflexion simultanée de l'approche causale, diagnostique et thérapeutique de la maladie ainsi que de la prise en charge de la personne malade.6
C'est principalement pour améliorer la qualité du traitement et améliorer le bien-être et l'autonomie des patients, que la formation des personnes atteintes de maladies chroniques a été développée. Comme avec Pestalozzi, Freire et Montessori, c'est aussi à partir de collectivités défavorisées, mais cette fois-ci celle de patients, des Mexico-américains de Los Angeles dont la moitié étaient au chômage et ne savaient pas lire, que l'effet de l'éducation thérapeutique a pu être montré par une femme médecin, Leona Miller en 1972.7 Cette pédagogie s'est développée pour aider des minorités accablées par la maladie et surtout abandonnées par la médecine officielle trop pressée et trop chère. Grâce à une approche pédagogique du malade, ce médecin a pu contrôler leur diabète sans consommer plus de médicaments et aider ces patients à devenir ainsi plus autonomes.
La pédagogie thérapeutique du malade est une pédagogie globale, technique d'une part et humaniste de l'autre. Elle intègre le savoir-faire pour le traitement et la psychologie de la personne malade. Le succès d'un traitement à long terme est intimement lié au degré d'acceptation de la maladie ainsi qu'au type de croyances et de représentations que le patient a envers sa maladie et son traitement.
La grande différence par rapport à la pédagogie nouvelle dans notre Faculté de médecine n'est pas dans l'interaction et la dynamique de groupe, elle est du même ordre, mais bien dans le fait, pour les soignants, de devoir tenir compte du vécu du malade et d'intégrer cette dimension psychosociale dans la planification et le suivi du traitement.
Le traitement à l'insuline représente un modèle historique pour la prise en charge des malades chroniques en général. Dès 1921, date de la découverte de l'insuline, le traitement du diabète est passé par différentes étapes qui en ont amélioré l'efficacité. Cette amélioration thérapeutique fut liée à trois facteurs : 1) la pharmacologie avec l'insuline et les antibiotiques ; 2) la pédagogie thérapeutique qui aide les malades à apprendre à gérer leur traitement et 3) l'organisation des soins afin d'améliorer le suivi à long terme des patients.
La première grande étude est celle de Leona Miller en 1972 dans un collectif de 6000 patients où l'effet thérapeutique de l'enseignement a été évalué au Los Angeles County Hospital. Après deux ans d'enseignement aux malades, la morbidité baissa fortement. Les diabétiques, au courant de la maladie et de son traitement, ont vu la durée de leur hospitalisation tomber de 5,7 à 1,4 jour par an, contre 1,2 jour pour la population générale, les décompensations acidocétosiques passèrent de 200 à 100 par année, les consultations pour lésions aiguës des membres inférieurs (cellulite, mal perforant, gangrène) de 320 à 40 par semaine, les urgences diminuèrent de 80%. De son côté, l'assistance téléphonique augmenta de vingt fois. A l'Hôpital cantonal de Genève, la fréquence des infections et des gangrènes au niveau des pieds a été notablement diminuée. Les amputations ont baissé de 75% chez les diabétiques. Ce résultat a pu être atteint en organisant pour les diabétiques : 1) des cours hebdomadaires sur les soins des pieds, la détection et le traitement précoces des lésions des membres inférieurs et 2) une consultation ambulatoire pour diabétiques à haut risque orthopédique atteints de lésions aux pieds (consultation pendant laquelle l'enseignement de la prévention se poursuit).8
Suivre un malade chronique est une activité complexe. Il faut que le médecin maîtrise au moins quatre secteurs. Dans la durée, un des plus importants est la communication, d'où la place centrale de la communication thérapeutique dans la palette des diverses fonctions nécessaires au médecin.9 Plus largement, on peut imaginer que le bon praticien est celui qui maîtrise la maladie et la relation avec le malade et qui gère le plus simultanément possible les quatre dimensions suivantes10 : 1) dimension médicale qui comprend diagnostic, choix thérapeutique et contrôle biologique de la maladie ; 2) dimension pédagogique, avec l'éducation thérapeutique du malade qui comprend la formation pour qu'il apprenne à se traiter, le soutien à l'effort qu'il fait, l'aide au laisser aller de son traitement et l'adaptation du traitement en fonction des aléas de la vie quotidienne ; 3) dimension psychologique, avec le soutien à l'acceptation de la maladie et du handicap, la discussion des croyances et représentations concernant la maladie et son traitement, le soutien à la motivation du malade pour gérer sa maladie. Toutes ces approches doivent contribuer à l'autonomisation du patient et 4) dimension de la gestion du suivi à long terme. Elle comprend les différentes stratégies pour éviter la monotonie et la répétition lors des consultations médicales, le choix avec le malade d'un thème à discuter en commun à la prochaine consultation (voir sous 5) et l'évaluation des différentes interventions faites dans ce type de suivi à long terme (gestion du traitement, acceptation psychologique, attitude du médecin dans la dynamique du suivi, etc.).
L'Organisation mondiale de la santé définit l'éducation thérapeutique comme suit :
«L'éducation thérapeutique du patient devrait permettre aux patients d'acquérir et de conserver les capacités et compétences qui les aident à vivre de manière optimale leur vie avec leur maladie. Il s'agit par conséquent d'un processus permanent, intégré dans les soins, et centré sur le patient. L'éducation implique des activités organisées de sensibilisation, d'information, d'apprentissage de l'autogestion et de soutien psychologique concernant la maladie, le traitement prescrit, les soins, le cadre hospitalier et de soins, les informations organisationnelles, et les comportements de santé et de maladie.
Elle vise à aider les patients et leurs familles à comprendre la maladie et le traitement, à coopérer avec les soignants, à vivre plus sainement et à maintenir ou améliorer leur qualité de vie».11
Le Département de médecine interne de l'Hôpital cantonal universitaire de Genève a choisi son logo sur Internet : il s'agit d'un «écorché», un corps sans peau et sans vie, une construction anatomique par plans transparents alors même que ce département traite en permanence des individus qui souffrent. Acte manqué ou illustration d'un lieu où la personne passe après le corps ? Ceci illustre la dichotomie profonde entre l'organique et le psychosocial. Il existe à Milan un hôpital universitaire qui, à son entrée, présente en frontispice «un ospedale per i medici»... Ces exemples illustrent bien la distance qui existe entre le médicocentrisme (médecine centrée sur la maladie) et la démarche médicale centrée sur le patient.
Il est certain que la maladie impose le diagnostic, donc une maîtrise rigoureuse de la médecine biologique. La formation des jeunes médecins dans ce domaine est nécessaire et implique beaucoup de rigueur de leur part. Malheureusement cet effort les détourne trop souvent du porteur de la maladie. Des soins de qualité et surtout les soins à long terme imposent au soignant un professionnalisme dans chacun de ces deux mondes différents (fig. 1). Le bio- et le psychosocial sont formés chacun d'une série de sous-sytèmes avec comme interface l'individu, l'être le plus complexe du système biologique et en même temps l'élément le plus simple du système social.
Approche intégrée et communication avec le patient
L'entrée par les sous-systèmes de ces deux mondes peut être utilisée par le médecin lors de ses consultations médicales pour aborder les différents secteurs qui sont concernés par la maladie et son vécu par le malade. A chaque consultation deux ou trois de ces thèmes peuvent être discutés avec le malade. La meilleure solution est de les choisir pour la consultation suivante en demandant au malade de se préparer en inscrivant dans un petit cahier quelques notes ou questions pour le médecin. Presque tous les malades adhèrent à cette approche et l'apprécient. Ils préparent la discussion, mais pratiquement aucun n'évoque spontanément les notes qu'il a prises, comme s'il croyait que son médecin ne prendrait pas le temps de les discuter. Par expérience personnelle, la plupart de ces thèmes peuvent être abordés dans un premier temps en cinq minutes chacun, surtout s'ils ont été préparés avant la consultation par le patient. Ces thèmes ouvrent ainsi souplement, par petites touches, la porte à l'éducation thérapeutique, à la gestion du traitement, à la résolution de problèmes, à l'histoire de vie, aux croyances de santé, à la vie familiale, professionnelle et sociale en toute pertinence avec la gestion de la maladie.
«Naviguer» parmi ces sous-systèmes offre au médecin une possibilité de réaliser finalement ce que l'on entend par ce terme galvaudé d'approche «globale» ou d'approche «humaniste». En plus cette démarche supprime la monotonie des consultations surtout lorsqu'il faut suivre pendant de longues années un patient dont la maladie est sans symptômes (hypertension, dyslipidémie, diabète, etc.). Le détail de ces activités a été revu ailleurs.12 Voici quelques suggestions concernant des activités possibles en fonction des différents sous-systèmes.
Sous-système biomédical (8 thèmes)
1. Explication de ce qui va être entrepris lors de l'examen médical. 2. Bilan de laboratoire, radios, etc. 3. Explication des résultats au patient. 4. Parler de la raison du traitement. 5. Demander au patient s'il a éprouvé des difficultés à suivre le traitement et trouver, si nécessaire, des solutions que le malade pourra gérer. 6. Evaluer l'effet du traitement avec le patient. 7. Expliquer comment le médecin évaluera lui-même l'effet du traitement. 8. Expliquer au patient ce que lui-même peut évaluer comme effet du traitement.
Sous-système psychologique (6 thèmes)
1. Discuter avec le patient de la façon dont il s'adapte à la maladie (acceptation). 2. Comment le patient trouve-t-il l'énergie nécessaire pour poursuivre le traitement jour après jour ? (responsabilisation). 3. Comment réagit-il à son diagnostic ? 4. Comment réagit-il au type de traitement qu'il reçoit ? Aurait-il d'autres propositions ? (croyances de santé). 5. Pourrait-il parler de ses attentes et de ses craintes concernant sa maladie ? 6. Pour la prise en charge de la maladie, comment le patient définit-il son rôle et celui du soignant ? (lieu de contrôle).
Sous-système de la famille et/ou personne la plus proche (3 thèmes)
1. Comment la famille ou la personne la plus proche réagit-elle à la maladie ? 2. Ces personnes ont-elles reçu des informations ou une formation sur la prise en charge de la maladie ? Si non, comment cela pourrait-il être effectué ? 3. Quel rôle jouent ces personnes dans la prise en charge de la maladie ?
Sous-système professionnel (3 thèmes)
1. Qui est au courant de la maladie au lieu de travail ? 2. Quelles dispositions ont été prises, le cas échéant, avec l'employeur ? 3. Comment la maladie interfère-t-elle avec l'activité professionnelle ?
Sous-système socioculturel (2 thèmes)
1. Comment la maladie et/ou son traitement affectent-ils la vie sociale ? 2. Selon le patient, quel type d'attitude la société adopte-t-elle lorsqu'elle est confrontée à cette maladie ? (croyances concernant la santé sociale)
Education thérapeutique (3 thèmes)
1. Comment la formation a-t-elle été donnée pour la gestion du traitement ? 2. Comment le patient gère-t-il les activités de la vie quotidienne avec sa maladie et son traitement ? 3. Quelles solutions propose-t-il pour une meilleure prise en charge de son traitement ?
Afin d'intégrer dans la continuité des soins les notions d'interdisciplinarité, de centration sur le malade et d'approche globale, notions la plupart du temps mal utilisées, nous avons créé différents programmes de formation.
a) La division d'enseignement thérapeutique pour malades chroniques de l'Hôpital cantonal de Genève
En 25 ans quelque 15 000 malades, principalement des patients avec un diabète, ont bénéficié de ces activités. Chaque année, près de 700 heures d'ateliers interactifs leur sont données. La formation en pédagogie médicale des médecins et du personnel soignant est un des axes d'activité de cette division. Cette formation est supervisée chaque semaine par vidéo.13 Pourquoi donner une telle importance à cette supervision pédagogique ? L'éducation du malade étant une démarche strictement thérapeutique, elle doit être gérée avec autant de rigueur et de professionnalisme que tout autre aspect de la thérapeutique. L'expérience montre que la sensibilisation du malade et son information sur la maladie n'ont que peu d'effet sur sa capacité à gérer correctement son traitement. Il est surtout nécessaire de donner une formation au malade qui lui permette de comprendre, d'intégrer et finalement d'adapter son traitement aux aléas de la vie de tous les jours. Grâce aux sciences humaines, la pédagogie et la psychologie surtout, nous avons développé une grille d'analyse qui permet d'observer si les soignants qui donnent un cours aux malades se contentent de les informer ou si au contraire ils les conduisent à apprendre, à maîtriser un savoir-faire pour mieux gérer leur traitement, voire résoudre les problèmes qui surgissent dans la vie quotidienne. La figure 2 illustre l'effet de la formation d'un assistant en médecine qui donnait des cours aux malades avant formation et trois mois plus tard. On observe que sa formation lui a permis de maîtriser des techniques d'enseignement permettant réellement aux patients d'apprendre.14 L'enseignement thérapeutique impose que les malades apprennent ; il faut donc développer des ateliers sur l'autogestion de la maladie. L'effet de cette pédagogie peut s'évaluer de différentes manières : un meilleur contrôle de la maladie en général, une activité plus précise lorsqu'il s'agit de contrôler une crise intercurrente comme dans l'asthme, une évaluation de la qualité de vie, de l'indépendance sociale. Un autre type d'évaluation, visant davantage le niveau cognitif que le niveau affectif, est l'évaluation des réseaux conceptuels.15 On observe en particulier des liens entre l'apprentissage des notions et la présence de verbes d'action conjugués à la première personne : «s'il m'arrive ceci, je peux prendre cette mesure, et évaluer dans un deuxième temps si...». Un autre problème important pour l'éducation thérapeutique est l'effet des représentations personnelles sur le vécu de la maladie et sur le succès de son traitement. Certaines idées reçues ou certaines représentations sociales peuvent fortement freiner l'adhésion du malade à son traitement.16
Changer d'attitude comme par exemple arrêter de fumer ou reprendre une activité physique régulière17 est un processus de changement complexe. On comprend aisément que tous les cours centrés sur l'information du malade donnent bonne conscience au soignant mais n'ont que peu d'effet au niveau thérapeutique ou préventif.
Lors du traitement d'une maladie chronique le médecin sous-estime souvent la complexité du rapport thérapeutique entre lui-même et son patient. La méconnaissance de cette situation peut être à l'origine de conflits qui pourraient aussi expliquer la faible adhésion des patients à leur traitement. D'un côté il y a l'identité professionnelle du soignant et de l'autre, le désir «expérimental» du patient. La figure 3 propose une explication. Pour le patient, tout nouveau traitement ne peut être suivi que s'il revêt un sens bien précis pour lui-même. Du côté du médecin la prescription incarne la connaissance et la logique médicale qui, elle-même, a façonné son identité. Il n'y a pas nécessairement de corrélation entre la logique médicale et la logique du patient. Afin de faciliter l'accès du malade à la raison médicale, les soignants ont développé toutes sortes de documents, de brochures explicatives pour les patients, mais toutes toujours centrées sur la logique médicale. Chez le malade qui doit accepter un traitement de longue durée, il se passe un processus très différent, celui de la «preuve» : se convaincre personnellement que le médicament qui a été prescrit est efficace. La seule possibilité qui s'offre alors au malade est d'arrêter de se traiter ou de modifier les doses afin «de voir si...». Combien de patients pris comme peu compliants sont peut-être dans cette phase expérimentale ! C'est à ce niveau qu'un dialogue ouvert avec le médecin peut jouer un rôle déterminant dans l'adhésion du malade à son traitement. Pour le malade, accepter un traitement et pouvoir le suivre pendant des mois ou des années est un problème de confrontation, de questionnements, d'étonnement avant que l'accord profond du malade ne se manifeste. Le livre «Apprendre !» de Giordan18 n'est pas un livre de médecine ; il le devient lorsque l'on transfert dans le domaine médical les concepts que nous inculque la pédagogie.
Les observations et la supervision vidéo ainsi que cette dialectique de pédagogie thérapeutique entre soignants et patients sont les deux éléments que nous utilisons quotidiennement dans la formation des médecins.
b) Les séminaires de Grimentz
Ces séminaires universitaires d'été sont organisés depuis quinze ans en collaboration avec le Dr A. Golay ; ils durent une semaine dans un petit village des Alpes suisses avec chaque fois 50 à 90 participants. Près de 3500 soignants sont venus de plus de 60 pays différents. A ce jour, 45 séminaires ont été donnés à une population toujours mixte d'environ 50% de médecins et 50% d'infirmières ou autre personnel soignant. Les thèmes généraux sont liés aux maladies chroniques, à l'éducation thérapeutique des patients, aux stratégies de suivi à long terme. Trois dimensions sont favorisées : l'interaction permanente entre soignants afin de renforcer les activités interdisciplinaires, les difficultés rencontrées par les soignants dans leur pratique quotidienne et l'élaboration en commun de solutions applicables à leur lieu de travail avec les patients. Une attention particulière est donnée à la pédagogie expérientielle. Il s'agit de mettre les soignants dans des situations proches de ce que leurs patients vivent : expérimenter le handicap de l'amputation d'un membre, de la cécité, de la perte de moyens, de la peur, du stress, etc. Dans ces séminaires une attention est aussi donnée au côté créatif. En effet l'activité professionnelle renforce chez le soignant la pensée opératoire, une pensée d'action rapide dont le but est l'efficacité directe. Ce type d'activité interfère progressivement avec la réflexion, avec la créativité, le jeu et la distanciation par rapport à sa pratique. A chaque séminaire une journée est consacrée à une activité créatrice (musique, danse, théâtre, sculpture, calligraphie, etc.) toujours animée par des artistes professionnels accomplis. Cette décentration permet aux soignants de redécouvrir en eux des capacités créatrices qui ont souvent été masquées par la routine professionnelle.
Les programmes n'ont jamais été répétés d'une année à l'autre. Le programme de l'année suivante dépend souvent des demandes exprimées par les participants lors d'un séminaire. C'est ainsi que s'est construit la continuité des séminaires de Grimentz.
Ces séminaires offrent aussi un espace où des problèmes interdisciplinaires peuvent être abordés sans pression institutionnelle alors que dans les structures classiques de médecine ou de soins infirmiers chacun fonctionne encore selon la logique de son propre corps professionnel.
c) Le diplôme en éducation thérapeutique des patients de la Faculté de médecine de Genève
Faisant suite à notre expérience à l'hôpital cantonal, et dans le prolongement des recommandations de l'OMS, la Faculté de médecine, en collaboration avec le Département de l'action sociale et de la santé, a créé un diplôme d'éducation thérapeutique pour médecins et autres soignants impliqués dans le suivi de patients atteints de maladies chroniques. Il s'agit d'un diplôme de formation continue, en cours d'emploi et eurocompatible. Il dure trois ans et consiste en dix modules d'une semaine chacun suivi d'un travail personnel sur la prise en charge des malades au lieu de travail. Il y a deux modules de pédagogie du malade, deux de psychologie du patient chronique, deux sur la prescription et la compliance, deux sur les stratégies de suivi à long terme et deux sur la mise en place et l'évaluation au lieu de travail d'un programme de formation de soignants et/ou de malades. Le diplôme n'est accordé qu'à ceux qui ont pu mettre en place un programme d'éducation, officialisé par l'institution. Ce programme doit se répéter régulièrement. Patients et soignants doivent pouvoir y participer facilement.
La finalité de cette formation continue14 est de permettre au soignant «d'être capable d'aider les patients atteints d'affections chroniques à acquérir la capacité de gérer leur traitement afin de prévenir les complications résultant de leur propre maladie, tout en conservant ou améliorant leur qualité de vie».11
Selon le Rapport d'experts de l'OMS (1998)11 les compétences nécessaires aux professionnels de santé pour améliorer la prise en charge des malades sont les suivantes :
I adapter leur comportement professionnel aux spécificités des maladies chroniques ;
I communiquer avec le patient ;
I comprendre le patient ;
I tenir compte du vécu du patient ;
I aider le patient à apprendre ;
I aider le patient à gérer son traitement et son mode de vie ;
I accompagner le suivi à long terme du patient ;
I évaluer les progrès et les difficultés du patient ;
I planifier et évaluer un programme d'enseignement destiné aux patients ;
I organiser les activités d'un service intégrant simultanément soins et éducation thérapeutique.
En Occident, la thérapeutique est malade d'elle-même. Plus les performances médicales sont techniques, plus les interventions sont rapides, plus la médecine est admirée voire consacrée. Les crédits de recherche, ceux liés au développement suivent ce mouvement d'action rapide dont les objectifs doivent être définis et évalués dans un temps record, bien souvent trop court, planifié de un à trois ans, une durée classique pour les projets de recherche, le marketing des médicaments et les mandats politiques. Ce temps court favorise la pensée opératoire, l'action immédiate. Mais où en est-on sur le plan du processus de développement des individus, sur cette croissance interne qui se développe lentement et qui a son rythme propre ? Pestalozzi disait du plus grand des chênes que personne ne l'avait vu grandir d'un jour à l'autre et que pourtant il se développait en permanence.
Dans nos pays industrialisés, la médecine après avoir remarquablement traité l'urgence, ne fait pratiquement rien pour aider ces malades à prévenir les crises. En ce sens, la médecine abandonne ces patients, crée sans s'en rendre compte ses propres orphelins de traitement et finalement s'éloigne de son engagement éthique. La pédagogie thérapeutique du malade offre dans cette réalité préoccupante une issue de secours à la médecine.
Pour le soignant, améliorer des soins aux personnes souffrant d'une maladie chronique, c'est se diriger selon quatre axes :
1. Vouloir vraiment partager : une garantie de pouvoir se décentrer sur le malade.
2. Etre créatif afin de se protéger de la routine.
3. Maîtriser son propre pouvoir de soignant afin de laisser le plus d'espace possible au malade.
4. Suivre une logique pédagogique pour avancer pas à pas. Ceci aidera le malade à maîtriser progressivement son autonomie thérapeutique.
S'orienter à partir de ces quatre points cardinaux, de ces quatre attitudes, est partagé par beaucoup de soignants qui ont repensé leur rôle comme thérapeutes. Ce sont peut-être eux qui portent ces «tableaux noirs» dont a besoin la médecine.
«Je savais à quel point la misère et les nécessités de l'existence contribuent à éclairer l'homme sur les rapports essentiels qui existent entre les choses» écrivait encore Pestalozzi.20 La vraie pédagogie ne peut se développer que dans des situations de nécessités vitales. Cette pédagogie est donc urgente à intégrer en clinique où la qualité des soins chez les patients chroniques laisse à désirer.
La pédagogie thérapeutique des malades est un travail commun. Dans notre division elle a été lentement élaborée ; elle est entretenue par des colloques interdisciplinaires hebdomadaires où participe l'ensemble de l'équipe : Alain Golay, médecin-adjoint, les chefs de clinique et médecins assistants, les infirmiers et infirmières, les aides-infirmières, le diététicien, le groupe de psychologues, celui des spécialistes en éducation et les secrétaires de la division. Toutes et tous participent au maintien et au développement de la prise en charge globale des malades. Sans l'intelligence, la motivation, l'attitude de chaque membre de l'équipe soignante cette pratique des soins n'aurait pas pu se réaliser.
Le respect profond des besoins individuels des personnes malades, l'enseignement thérapeutique et le soutien psychologique à celui qui est atteint d'une maladie chronique sont des valeurs centrées sur l'humain.
«Individus et groupes ne peuvent évoluer que s'ils sont mis dans une situation où ils n'ont plus à se défendre de faire ou d'être ce qu'ils sont. Etant acceptés inconditionnellement, ils peuvent s'essayer dans des rôles nouveaux, sans anxiété excessive. Des niveaux d'activités supérieures leurs deviennent alors accessibles». Cette pensée de Jean Cardinet s'est avérée aussi valable pour l'évolution des soignants que pour celle des personnes vivant avec une maladie chronique.