Certaines activités médicales telles que, par exemple, l'avortement, la procréation médicalement assistée ou les soins en fin de vie peuvent poser des problèmes de conscience aux professionnels de la santé. Cet article examine, dans un premier temps, ce que recouvre la notion de conscience puis analyse comment les conflits de conscience peuvent être gérés dans le domaine de la santé et dans un dernier temps les rapports entre les nouvelles avancées de la biomédecine et les conflits de conscience. Si au premier abord, les conflits de conscience peuvent sembler être un problème mineur, en y regardant de plus près, leur gestion deviendra probablement cruciale pour l'avenir des progrès de la médecine dans une société pluraliste.
Les médecins, les infirmiers, les autres professionnels de la santé occupent une position sociale particulière dans la société. La spécificité de leur rôle ne peut être comprise que par une approche multidisciplinaire et notamment par une analyse historique, juridique, sociologique et éthique. Ainsi les spécificités de la relation «médecin-malade» peuvent être définies en terme de normes juridiques du secret professionnel et des obligations et devoirs des médecins mais également en analysant les représentations de cette relation qui touche la sphère intime de nous tous et qui historiquement est basée sur un engagement éthique personnel aussi bien que sur l'évolution du rôle du médecin dans le tissu social. L'engagement éthique ne peut donc pas être réduit à un regard passif sur les normes représentées par le droit et par les directives des associations professionnelles mais par une réflexion personnelle et une prise de position sur les questions éthiques. Ainsi, dans une société avec des valeurs pluralistes des médecins vont se trouver confrontés à des choix éthiques difficiles notamment en ce qui concerne le début et la fin de vie. Un médecin généraliste a récemment décrit sa participation et sa présence lors du suicide d'une de ses patientes.1 L'assistance au suicide est réprimée par le Code pénal suisse mais l'absence de «mobile égoïste» enlève une telle incrimination. Néanmoins d'autres médecins trouveraient un tel acte inacceptable sur le plan éthique.
L'accompagnement des patients en fin de vie révélera certainement des divergences sur le plan éthique entre médecins et la nécessité de définir une position éthique personnelle compatible avec les normes juridiques.
Un autre domaine où la conscience individuelle du médecin peut créer des conflits de conscience est l'interruption de grossesse.
Le 2 juin 2002, le peuple suisse a adopté une modification du code pénal relative aux dispositions concernant l'interruption de grossesse. Dans les discussions parlementaires qui ont précédé l'adoption de cette modification, la proposition avait été faite d'insérer dans la nouvelle législation le texte suivant : «Tout membre du personnel médical est en droit de refuser de participer à une interruption de grossesse si sa conscience le lui interdit. Le médecin est alors tenu d'informer immédiatement la femme enceinte de son refus et de la renvoyer à un établissement où l'intervention pourra être pratiquée». Ce texte n'a pas été accepté ; en effet, «une telle norme relève de la compétence des cantons».2
La problématique des conflits de conscience dans le cadre de l'exercice de professions du secteur de la santé a fait l'objet, à la demande du Département fédéral de justice et police, d'un rapport paru le 12 mars 20023 (ci-après, Rapport). Les grandes lignes de ce rapport sont les suivantes : il n'existe que des données très vagues sur la fréquence des conflits de conscience survenant chez des professionnels de la santé. Ce sont dans les secteurs liés à la fin de vie (oncologie, soins intensifs, urgences) et aux traitements de longue durée que les conflits de conscience vont survenir le plus souvent. L'interruption de grossesse, la procréation médicalement assistée, la génétique médicale et les prélèvements d'organes à des fins de transplantation sont également des domaines qui peuvent poser des problèmes de conscience aux soignants. Le groupe de travail, auteur du rapport, estime qu'il n'est pas nécessaire pour la Confédération de légiférer en la matière actuellement mais que ce sont les établissements de santé qui devraient établir leurs propres règles en la matière, ceci en se basant sur un modèle encore à définir.
Dans cet article, nous allons tout d'abord examiner ce que recouvre la notion de conscience puis analyser comment gérer les conflits de conscience dans le domaine de la santé et en dernier lieu analyser le rapport conflits de conscience et avancées de la biomédecine.
La conscience fait partie de l'exercice de la médecine. On peut citer par exemple : le Serment de Genève,4 adaptation moderne du serment d'Hippocrate qui prévoit que le médecin exerce son art «avec conscience et dignité». De même le code de déontologie de la Fédération des médecins suisses dans son article 3 précise que le médecin «exerce sa profession avec diligence et au plus près de sa conscience». Ce même article prévoit encore que le médecin «se refuse à tout acte médical ou prise de position incompatibles avec sa conscience». Au vu de ces citations, la conscience apparaît comme une faculté individuelle de distinguer le bien du mal dans une action ou dans une situation.5 Elle semble reposer, cependant, à la fois sur des valeurs personnelles mais également sur des valeurs définies par la société ou une corporation professionnelle. Ces dernières caractérisent les qualités que doit avoir un médecin consciencieux et sont notamment explicitées le plus souvent dans les documents rédigés par la corporation médicale. Ce sont par exemple, le respect du patient et la non-discrimination, la diligence dans la prise en charge thérapeutique, la confidentialité, etc.6
En droit suisse, la Constitution fédérale garantit la liberté de croyance et de conscience (art. 15 Cst) et l'art. 9 al. 1 CEDH protège la liberté de pensée, de conscience et de religion. Dans le cadre de l'activité médicale, le Rapport précise que les conflits de conscience sont ceux auxquels «peuvent être confrontés les professionnels de la santé lorsqu'ils doivent, pour appliquer un traitement médical, choisir, mettre en uvre ou défendre des mesures admises par loi, et qui sont aussi les plus appropriées du point de vue de la connaissance scientifique, alors que leurs convictions religieuses ou morales les empêchent d'opter pour ces mesures, de les défendre, de les appuyer et de les exécuter».7 La notion de conscience a aussi été analysée notamment dans le cadre du message du Conseil fédéral relatif à la loi sur le service civil (LSC).8 En effet, les personnes astreintes au service militaire qui peuvent démontrer de manière crédible qu'elles ne peuvent concilier le service militaire avec leur conscience doivent accomplir un service civil (art. 1 LSC). Le Conseil fédéral a précisé que la conscience échappe à une définition absolue. La conscience est «la somme des valeurs définissant ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, ce qui est juste ou non, à quoi, s'ajoute l'obligation contraignante pour l'individu d'agir en fonction de ces valeurs.... La conscience est le siège des décisions morales prises en fonction des normes fondamentales que représentent les convictions individuelles parmi lesquelles figure bien sûr le sentiment religieux». Les motifs de conscience peuvent aussi bien être des convictions religieuses, des raisons d'ordre éthique, moral ou humanitaire que des réflexions d'ordre politique et social inspirées par la raison et la logique. «... de simples critiques à l'encontre de l'armée, par exemple, s'agissant de son efficacité, de l'utilisation de ses ressources, des dommages causés à l'environnement, de son fonctionnement ne constituent pas des motifs de conscience au sens de la loi sur le service civil. Il en va de même des raisons d'ordre personnel, comme par exemple la formation ou le perfectionnement professionnel, des aspirations ou la seule recherche de commodités personnelles, des raisons psychologiques, des considérations de pure tactique politique ou encore de motifs d'ordre économique».9
De ces commentaires, deux éléments sont à relever. Tout d'abord, les sources diverses de la conscience : religion, éthique, morale, action humanitaire, politique, et en deuxième lieu, le fait que la conscience entraîne une obligation contraignante d'agir en conformité avec les valeurs qui la constituent.
Ainsi, les conflits de conscience naissent lorsque les valeurs individuelles d'un soignant ne correspondent pas, soit à ce que voudrait un patient, soit à ce que prescrivent les normes légales ou professionnelles relatives à l'activité médicale.
La liberté de conscience qui permet à un soignant de refuser de pratiquer un soin qui porterait atteinte à sa conscience peut s'opposer au droit du patient à obtenir ce soin. Dans la pratique privée, les soignants ont la liberté de ne pas accepter de contrat de soins avec un patient pour autant que celui-ci ne nécessite pas de soins urgents. De même, un soignant ne peut refuser un traitement si ce refus apparaît comme attentatoire aux bonnes murs ou aux droits de la personnalité du patient. Ainsi, et à titre d'exemple, ne pas accepter de prendre en charge un patient pour des motifs raciaux serait inadmissible.10
Dans le secteur public, la liberté de conscience des agents de l'Etat, professionnels de la santé, garantie par la Constitution doit également être respectée. Cette liberté pourrait, certes, être limitée mais «on voit mal quelle objection de conscience ne serait pas digne d'être protégée au motif de protéger un intérêt supérieur des tâches étatiques à être remplies».11
En ce qui concerne la relation entre l'employeur et ses employés, dans le secteur public comme dans le secteur privé, les employeurs doivent s'efforcer de garantir la liberté de conscience de leurs employés en veillant notamment à engager suffisamment de personnes de sensibilité différente afin de garantir que les plus grands nombres de soins possibles puissent être assurés.12
Le Rapport précise qu'aucun tribunal en Suisse n'a jamais encore eu à se prononcer sur une affaire relative à un cas d'objection de conscience par un professionnel de la santé.13
Certains conflits de conscience tels que, par exemple, celui qui concerne l'avortement se posent aux soignants depuis très longtemps, alors que d'autres semblent plus récents et dus aux nouvelles avancées de la médecine moderne, telles que la réanimation et les soins en fin de vie ainsi que les techniques liées à la procréation.
Dans tous ces cas de figure cependant, se pose la question du pouvoir que s'attribue le soignant par rapport à l'évolution que la «nature» aurait donné à la situation. Ce pouvoir est certes considérable et engendre des peurs et des angoisses très importantes de même qu'une demande de contrôle, de plus en plus souvent légal, des activités biomédicales.
Dans l'élaboration de ce contrôle, on assiste souvent à un affrontement entre convictions irréconciliables qui, chacune, essaie de se poser en tant que vérité «suprême» devant s'imposer à tous. L'aboutissement final de cette lutte peut trouver une issue dans le vote populaire que permet de consacrer la conviction qui est partagée par le plus grand nombre, la minorité se trouvant ainsi lésée et hors jeu. Cette procédure est probablement peu adaptée au pluralisme de pensée qui règne dans nos sociétés occidentales.14 Y renoncer n'est ni anodin ni exempt d'interrogations.
Une autre manière de procéder passe par la reconnaissance de la pluralité des opinions et leur égale valeur au niveau individuel. Dans ce contexte, l'élaboration de normes concernant une activité biomédicale vise, non pas à trouver la vérité unique sur une problématique mais bien plus à construire des normes qui puissent garantir que les convictions individuelles puissent s'exprimer librement. Ceci permet d'adopter des réglementations libérales tout en laissant chacun libre de recourir à une activité biomédicale et de la pratiquer ou non selon sa conscience.
L'exemple de la définition de la mort est assez parlant à ce propos. En effet, dans la plupart des situations de décès, l'arrêt cardiaque est le critère déterminant. Cependant, dans le cadre de la transplantation d'organes, la notion de mort cérébrale a été développée pour déclarer une personne morte. Cette définition de la mort a fait l'objet de diverses critiques et ne fait donc pas l'unanimité. Dans l'élaboration d'une législation sur la définition de la mort, la question se pose de savoir si les deux notions de mort cardiaque et cérébrale peuvent coexister ou si une seule notion doit être retenue ou si en dernier lieu le choix peut être laissé à chacun de choisir sa propre définition de la mort. La dernière solution est certes respectueuse de toutes les convictions mais elle implique qu'un choix est possible et donc que des différences peuvent exister dans une question aussi fondamentale que la définition de la mort.
Cet exemple illustre bien deux difficultés rencontrées dans la gestion des progrès de la biomédecine dans une société pluraliste.
1. Tout d'abord, des normes ou des interdits communs à tous seront toujours nécessaires pour la vie harmonieuse d'une société. Ceci pose le problème de déterminer ce qui peut relever de la liberté individuelle et ce qui relève de règles assurant le bien de la communauté. En effet, et à titre d'exemple, la définition de la vie ou de la mort est-elle une affaire personnelle ou collective ? La question commence à se poser.
De plus il faut remarquer que dans le domaine de la santé, les aspects économiques de la prise en charge des soins par les assurances sociales jouent un rôle de plus en plus grand et sont une limite plus ou moins importante à l'accès aux soins des personnes les plus pauvres. A ce propos, des problèmes de conscience peuvent survenir pour les soignants si les pressions exercées sur l'exercice de leur profession sont trop lourdes.
2. Les décisions médicales dans les domaines qui semblent les plus touchés par les conflits de conscience (début et fin de vie) sont des décisions complexes et difficiles. Elles génèrent souvent de la peur et dans ces situations, il peut être rassurant de pouvoir se référer à une prise de position unique et non controversée. Si l'on admet cependant que les progrès de la médecine et le pluralisme de notre société va rendre de plus en plus difficile l'existence de décisions non controversées, des adaptations seront nécessaires aussi bien de la part des patients que des soignants. En effet, la manifestation individuelle des choix et des valeurs de chacun devra être plus explicite. Et, ce qui est peut-être le plus difficile, les choix devront également être plus souvent assumés non pas en groupe mais seul.
L'objection de conscience du personnel de santé peut sembler au premier abord un problème mineur. A y regarder de plus près, c'est probablement une question essentielle à traiter dans une société pluraliste pour garantir la continuité des progrès de la biomédecine et la sérénité des professionnels de la santé dans l'exercice de leur profession.