Approuvée par la FDA en novembre 2001, une nouvelle molécule capable de limiter la destruction des tissus dans la polyarthrite rhumatoïde a été lancée sur le marché américain et devient maintenant disponible en Europe. Le principe d'action de cette molécule antagoniste du récepteur de l'interleukine 1 (IL-1Ra), commercialisée sous le nom de Kineret (Anakinra) par la société californienne Amgen, a été mis à jour dans un laboratoire genevois. Le polypeptide a été découvert, puis étudié à partir de 1983 par Jean-Michel Dayer, médecin-chef de la Division d'immunologie et d'allergologie des Hôpitaux universitaires de Genève.L'histoire de cette découverte est exemplaire à plus d'un titre. Elle illustre d'abord l'efficacité d'une démarche scientifique où l'élaboration de modèles et d'hypothèses à propos d'un mécanisme donné guide l'expérimentation. A l'heure où l'approche génomique «industrielle» favorise le mouvement inverse, qui consiste à partir d'un inventaire de gènes pour découvrir des fonctions, ce succès mérite d'être signalé.On voit également comment les retombées économiques d'une avancée au potentiel thérapeutique manifeste ont échappé à l'institution. Les partenaires industriels de Jean-Michel Dayer, après une série de fusions et de rachats et par manque de conviction, ont abandonné le brevet. La société qui commercialise aujourd'hui la molécule s'est engagée dans le projet en cours de route, mais avec une détermination entière.L'histoire illustre encore les obstacles d'ordre psychologique qui peuvent menacer l'avenir commercial d'une découverte. Victime d'une représentation erronée selon laquelle inflammation, douleur et destruction tissulaire sont forcément liées, l'IL-1Ra est tombée en disgrâce à l'occasion des premiers essais cliniques, pour la seule raison qu'elle ne soulageait pas rapidement les douleurs dans des pathologies aiguës. Aujourd'hui pourtant, l'efficacité du produit comme frein à la destruction tissulaire dans des pathologies chroniques est pourtant démontrée. Jean-Michel Dayer évoque ce volet de ses recherches sans amertume.Jean-Luc Vonnez : Quelle est l'importance de l'IL-1Ra, parmi les thérapies existantes ?Jean-Michel Dayer : L'arthrite rhumatoïde (aussi appelée polyarthrite chronique évolutive ou PCE) a essentiellement quatre conséquences, dues à des mécanismes en partie distincts : l'inflammation, la douleur, la destruction des tissus articulaires et les atteintes aux mécanismes d'autoréparation des tissus lésés. On a longtemps considéré que douleur et inflammation étaient synonymes de destruction d'organes. En réalité, les différentes manifestations de la maladie sont relativement indépendantes, et appellent autant de réponses thérapeutiques différentes.Deux médiateurs sont capitaux dans ces processus : l'interleukine 1 (IL-1) et le tumor necrosis factor (TNF). Il existe essentiellement deux molécules qui s'attaquent de façon spécifique à l'action de ces médiateurs : l'IL-1Ra et les antagonistes du TNF, à la découverte desquels nous avons également contribué. On estime que 30 à 40% des patients ne répondent peu ou pas aux antagonistes du TNF, dont certains effets secondaires ne sont par ailleurs pas négligeables. L'IL-1Ra, elle, a la particularité de pouvoir influencer avantageusement l'aspect destructif et le manque de réparation. Cette molécule et les antagonistes du TNF sont les deux principales molécules qui agissent de façon plus ou moins spécifique sur les manifestations graves de l'arthrite rhumatoïde.L'arsenal thérapeutique comprend encore d'autres substances susceptibles de freiner l'évolution de la maladie. Citons le méthotrexate, encore très utilisé, qui a marqué il y a de nombreuses années une véritable révolution dans le traitement en démontrant qu'il était possible d'agir sur le processus de destruction, et non pas uniquement sur la douleur ou l'inflammation, ou encore les sels d'or, ainsi que des immunosuppresseurs comme la ciclosporine, la sulphasalazine ou l'hydroxychloroquine. Quelles circonstances vous ont-elles mis sur la piste de l'interleukine 1? Nous faisions partie, dans les années 1970 et 1980, des équipes qui tentaient d'isoler les «facteurs» le terme de cytokine n'existait pas qui déclenchent la destruction des tissus. A cette époque, le seul moyen de le faire était de les isoler à partir du sang, des urines ou des cellules des patients, puis de mesurer leur activité biologique dans des cultures de cellules ou sur des modèles animaux. Lorsque je travaillais au Massachusetts General Hospital à Boston, nous avons mis en évidence un mononuclear cell factor stimulant la production d'un enzyme (collagénase) qui détruit le collagène. Parallèlement, d'autres groupes ont découvert un osteoclast-activating factor augmentant la résorption du calcium de l'os, ou un endogenous pyrogen induisant la fièvre. Or, toutes ces substances se sont avérées posséder les mêmes caractéristiques biochimiques. En réalité, il s'agissait d'une même et unique molécule, qui a été baptisée «interleukine 1» (IL-1) en 1979, lors d'un congrès à Ermatingen (Thurgovie). Comment avez-vous découvert l'antagoniste naturel de l'interleukine 1 ? Cette cytokine n'ayant pas été clonée, il fallait purifier le matériel naturel pour pouvoir l'étudier. En 1983, après mon retour en Suisse, nous nous sommes dit, avec mon collègue Jean-François Balavoine, qu'il serait utile de la chercher dans des états pathologiques, c'est-à-dire dans le sang, les urines ou les surnageants de cultures de cellules de patients atteints de maladies caractérisées par une fièvre importante ou une grande production de monocytes, deux aspects liés à l'interleukine 1.Nos travaux ne posaient pas de grands problèmes d'éthique, puisque nous utilisions des urines. Mais ils n'inspiraient pas le plus grand respect. Les bidons d'urine, transportés dans tout l'hôpital, étaient même l'objet de la risée publique. Après sélection des patients, concentration des urines, nous avons constaté avec une certaine frustration que les échantillons étaient quasiment dépourvus de l'activité biologique de l'interleukine 1. Deux explications pouvaient être avancées : l'absence d'IL-1, ou alors la présence simultanée d'un inhibiteur (la future IL-1Ra). Nous avons privilégié la seconde hypothèse, notamment parce que, durant les pathologies inflammatoires, il existe souvent des rémissions spontanées de la fièvre et de l'inflammation en l'absence de médicaments. Le choix s'est avéré justifié, puisque nous avons rapidement pu isoler l'inhibiteur.Le modèle de la destruction tissulaire se précisait : activés en amont par le système immunitaire, des macrophages émettent l'interleukine 1, ainsi que d'autres cytokines comme le TNF. Ces médiateurs se fixent sur les synoviocytes, qui réagissent en produisant des protéases, responsables de la dégradation des tissus. Heureusement, il existe des antagonistes qui contribuent à équilibrer l'effet néfaste des cytokines. Il fallait encore déterminer le mode d'action de l'antagoniste de l'IL-1 découvert dans les urines, ce qu'a fait en 1987 un post-doc de notre équipe, Philippe Seckinger, malheureusement décédé depuis. Cette molécule présente une forte affinité pour les récepteurs de l'interleukine 1 à la surface des cellules. Elle s'y lie, mais sans activer les cellules, empêchant ainsi l'action de l'interleukine 1. D'où le nom d'«antagoniste du récepteur à l'interleukine 1». Le potentiel thérapeutique de cette molécule était évident. L'industrie s'est-elle intéressée à vos travaux ? Oui. Nous avons conclu un accord et déposé un brevet avec une société basée à Genève. Ce projet n'a pas abouti pour différentes raisons. Nous avons été soutenus, mais avec une conviction fluctuante. Par ailleurs, notre premier partenaire a été racheté par une autre société, qui a fusionné à son tour. La compagnie qui a ainsi hérité de notre brevet a décidé de ne pas le renouveler.Aux Etats-Unis, en s'appuyant sur notre publication de 1987 et grâce à notre identification du principe de liaison spécifique inhibitrice aux récepteurs, un groupe industriel a mis toute son énergie à cloner et à caractériser l'IL-1Ra, ce qui ne présentait pas de difficultés majeures en y mettant les moyens. Cette entreprise a abouti en 1990 et le premier essai clinique d'un IL-1Ra recombinant a eu lieu l'année suivante.Cet essai de courte durée visait surtout à évaluer la toxicité du médicament. En réalité, il a valu à l'IL-1Ra quelques années d'oubli, les sujets n'ayant pas ressenti de diminution de la douleur et de l'inflammation. Pour l'industrie, ce produit dénué d'effets rapidement perceptibles n'était pas très intéressant, même s'il était susceptible de lutter contre l'aggravation des lésions. Il a fallu beaucoup d'efforts pour faire admettre une nouvelle représentation de la maladie dans laquelle destruction et inflammation ne vont pas nécessairement de pair. Une autre explication à ce revers : comme il est beaucoup plus facile et moins coûteux de tester une substance dans une affection aiguë que chronique, l'IL-1Ra a été testée dans des états infectieux graves. Or, ce n'est pas parce qu'une substance ne marche pas en pathologie aiguë qu'il en sera de même dans la chronicité. Les cliniciens ont souvent de la peine à convaincre les instances de direction de ce genre de distinction. Le mirage de la panacée est tellement plus alléchant ! Le chercheur académique lui-même peut être tenté de tomber dans ce travers pour mieux vendre son projet, quitte à transiger avec l'honnêteté intellectuelle. Si vous faisiez une découverte comparable aujourd'hui, serait-elle mieux protégée par l'institution ? Il est évident que l'expérience en matière de transfert technologique manquait à cette époque. Les structures académiques destinées à soutenir les chercheurs dans ce domaine étaient encore dans les limbes. D'autre part, nous étions heureux de pouvoir compléter les subsides du Fonds national pour la recherche scientifique, afin de financer un assistant post-doctoral ou une technicienne. Entrer dans les dédales de la commercialisation reste une entreprise délicate, qui, à mon avis, n'a plus de lien avec la recherche académique. Enfin, si l'intérêt de la molécule semble évident a posteriori, il n'en allait pas de même en cours de recherche, lorsqu'il s'agissait de convaincre nos partenaires. Continuez-vous à être actif dans ce domaine ? Absolument. Nous travaillons sur des mécanismes qui ont lieu en amont dans la cascade immuno-inflammatoire. L'IL-1 et le TNF sont tous deux produits par les monocytes-macrophages, eux-mêmes influencés par le contact avec les lymphocytes T. Nous avons trouvé de nouveaux mécanismes interférents dans ce contact, qui seraient susceptibles de moduler simultanément la production de ces deux cytokines. Bien entendu, toute intervention au niveau du système immun présente des risques d'infections secondaires. Mais tout a son prix.