La prise de décision par le seul médecin (modèle paternaliste) est vivement contestée. Un modèle plus proche du partenariat entre médecin et patient, le partage de la décision, fait l'objet d'un vif intérêt. Il est caractérisé par un flux bidirectionnel de l'information tout au long de la consultation. Le médecin est responsable d'informer le patient sur le diagnostic et les options thérapeutiques, avec leurs risques et leurs bénéfices. Le patient apporte à la consultation son individualité unique par l'expression de ses craintes, de ses désirs et de ses préférences. La décision finale est prise en commun par le médecin et le patient qui endossent tous deux une part de responsabilité. Le médecin se doit de créer un espace propice à cette interaction, en employant les techniques de communication appropriées. Le modèle tient compte de ce que les patients ne désirent pas tous participer à la prise de décision. Il est particulièrement approprié aux situations de décision difficile. En revanche, il est moins adapté aux situations où il n'y a guère qu'une option thérapeutique (appendicectomie, par exemple) ou lorsqu'une option est clairement supérieure à l'autre.
«An informed decision is one where a reasoned choice is made by a reasonable individual, using relevant information about the advantages and disadvantages of all possible courses of action, in accord with the individual's belief.»
H. Bekker1
«Doctor knows best.»
Anonymous
Pendant des décennies, la prise de décision dans le cadre de la rencontre médecin-patient a été dominée par le modèle paternaliste.2 Ce modèle a subi de nombreux coups de boutoir sous la pression conjuguée du consumérisme, du mouvement des droits des patients et de l'affirmation de l'autonomie comme valeur importante de la bioéthique.3,4 Mais, si ces pressions sociales ont grandement contribué au désir de nombre de patients de participer davantage aux décisions qui les concernent, ce souhait a été encore renforcé par la prise de conscience que la médecine n'est pas une science exacte. La preuve la plus éclatante en est l'existence de variations considérables de pratique pour la prise en charge de problèmes identiques et qui ne semblent pas justifiés par des différences importantes tenant aux patients.5 Ainsi, le shared decision-making ou partage de la décision6 est dans l'air du temps : le British Medical Journal a consacré un numéro entier à la promotion du partenariat entre médecin et patient en septembre 1999 et de très nombreuses spécialités manifestent un intérêt pour le partage de la décision.7-12
Comment prend-on une décision dans un domaine où de nombreuses données échappent à notre domaine d'expertise ? On peut rechercher ces données auprès d'un expert, puis décider par soi-même en examinant les options possibles, de manière autonome. On peut demander son avis ou même une consigne à l'expert, en espérant que son expertise suffira à garantir que le conseil de l'expert servira au mieux l'intérêt du postulant. Ou enfin, on peut, dans un dialogue qui permet d'explorer les options possibles, leurs risques et leurs bénéfices, décider ensemble de la conduite à tenir.13 On retrouve là les trois grands modèles de prise de décision dans le domaine médical (tableau 1). Dans le modèle paternaliste, le médecin se base sur son expertise, faite de connaissances et d'expérience, pour décider de la réalisation d'investigations ou du meilleur traitement dans le meilleur intérêt du patient. Le flux d'informations est unidirectionnel, du médecin vers le patient, et est généralement limité au strict minimum requis par les exigences médico-légales. Le médecin délibère le cas échéant avec des collègues, mais pas avec le patient, et il prend la décision finale. Outre une acceptabilité sociale aujourd'hui limitée, ce modèle est grevé de deux inconvénients majeurs. D'une part, il fait reposer l'entière responsabilité de la décision sur le médecin. D'autre part, il n'intègre pas les préférences et les valeurs du patient. En effet, de nombreuses études ont montré que les médecins croient les connaître, mais qu'ils se trompent très souvent.14-17 L'exemple figurant dans l'encadré est tiré d'une étude sur le partage de la décision dans la prescription médicamenteuse18 et est à cet égard particulièrement éclairant.
Dialogue de l'interviewer (I) de l'équipe de chercheurs avec le médecin (M), qui a prescrit des antibiotiques à une patiente :
I : Connaissez-vous le point de vue de cette patiente concernant les médicaments ?
M : Humm, assez neutre, je crois... Vous pouvez compter qu'elle prendra ses médicaments s'ils sont utiles et qu'elle ne se fait pas trop de souci à ce sujet. Elle a été très observante avec ses médicaments antithyroïdiens et ils ont bien marché, donc je pense qu'elle est assez positive envers les médicaments.
Dialogue de l'interviewer (I) de l'équipe de chercheurs avec la patiente (P) :
P :... Je suis contre les antibiotiques, j'ai toujours des effets secondaires de toute façon et...
I : Quelle sorte d'effets secondaires ?
P : Je gonfle comme un ballon...
A l'autre versant du spectre, on trouve la décision informée. Le flux de l'information est là aussi unidirectionnel, du médecin au patient, mais l'information est dans la règle plus abondante. La délibération et la décision appartiennent au patient. Ce modèle est particulièrement approprié lorsqu'on sollicite la participation d'un patient à un protocole de recherche (on parle alors de consentement informé). Il s'agit en effet précisément de prémunir le patient contre toute influence du médecin sur la décision. Toutefois, lorsqu'il s'agit non de recherche mais de décisions thérapeutiques, le désengagement du médecin de la décision paraît inapproprié et s'apparente même selon certains à un véritable abandon du patient.4 Le modèle du partage de la décision se situe donc à mi-chemin et implique à la fois le médecin et le patient (ainsi que d'autres interlocuteurs éventuels) à tous les stades, y compris au stade de la décision finale. On peut légitimement se demander ce qu'apporte le patient dans ce dialogue, vu son manque d'expertise médicale, que beaucoup de patients reconnaissent du reste par la phrase bien connue : «A ma place, Docteur, qu'est-ce que vous feriez ?». Mais c'est bien son expérience de la maladie, ses valeurs et ses préférences que le patient amène dans cet indispensable échange d'informations (tableau 2). A des fins de recherche mais aussi de clarification, les pionniers du modèle de la décision partagée ont tenté d'identifier les conditions indispensables d'une décision partagée dans l'entretien médecin-patient (tableau 3). On retiendra l'importance cardinale d'un véritable dialogue, d'un «va-et- vient» d'informations entre médecin et patient.
Le partage de la décision est un processus complexe et certains auteurs ont récemment tenté d'en définir les étapes (tableau 4) dans le but d'en favoriser l'enseignement et l'apprentissage.19 Tout en reconnaissant la lourdeur de cette approche, on insistera sur quelques points qui paraissent cruciaux. Le modèle reconnaît que tous les patients ne désirent pas le même type d'information, que ce soit en quantité ou en ce qui concerne le format (l'énoncé ou non de données chiffrées, par exemple). De même, le patient peut préférer ne pas participer à la décision. Les préférences du patient à ce sujet doivent être systématiquement explorées par le médecin, d'autant que, là encore, sa perception des préférences du patient est souvent erronée. L'exploration des représentations du patient, de ses craintes et de ses espoirs est également essentielle. Le médecin joue un rôle de conseiller actif en signalant au patient d'éventuelles incohérences entre ses préférences exprimées (par exemple ne pas souffrir) et son choix éventuel (par exemple une intervention chirurgicale lourde). Enfin, Towle et coll.19 laissent la place à un éventuel conflit concernant la décision finale, alors que d'autres considèrent que seule une décision consensuelle entre les deux parties répond à la définition de la décision partagée.
Nous sommes nombreux à être certains de pratiquer le partage de la décision au quotidien, mais force est de reconnaître que le registre dans lequel nous excellons est souvent plutôt celui de la «persuasion amicale».20 La pratique habituelle consiste souvent à «choisir les données qui amènent le patient à la décision que l'on pense qu'il devrait prendre».20 Il est par exemple intéressant de constater que dans une étude sur la prescription, les médecins ne mentionnaient les effets secondaires des antibiotiques que lorsqu'ils pensaient à une affection virale et voulaient dissuader leurs patients d'en user.18 Une étude qualitative réalisée en Grande-Bretagne avec 39 généralistes en formation à qui l'on demandait d'appliquer le modèle de la décision partagée dans des consultations avec des patients standardisés permet de mieux cerner la variété des opinions possibles concernant le partage de la décision et les difficultés rencontrées.20 Certains irréductibles estimaient toujours après cette expérience que «le patient ne dispose pas de l'information nécessaire à faire un choix informé». Cet argument cache parfois d'autres difficultés et certains auteurs font l'hypothèse que, pour des médecins, la limitation du dialogue avec le patient peut être une stratégie pour se préserver de la charge émotionnelle liée à l'exploration du monde du patient.21 D'autres, dans l'étude britannique, découvraient le soulagement de ne pas porter seuls le poids de la décision («partager la décision soulage le médecin... quand il y a beaucoup d'incertitude sur ce qu'il vaudrait mieux faire»).
Tous, en revanche, avaient rencontré des obstacles à la mise en uvre de ce mode de prise de décision. Le manque d'information scientifique à fournir au patient, soit qu'elle ne leur est pas disponible immédiatement dans le cadre de la consultation, soit que les données n'existent tout simplement pas, était un problème fréquent. Si la mise à disposition d'aides à la décision22 permet facilement de répondre au premier type de manque, l'absence de données demeure un problème difficilement surmontable, alors même que ce sont les situations de choix difficiles qui sont le lieu privilégié du partage de la décision. Le manque de formation, et en particulier à la communication, était fréquemment évoqué, malgré les efforts faits en Grande-Bretagne à cet égard.
Le manque de temps dans une consultation le plus souvent surchargée était bien entendu souvent cité, mais les généralistes eux-mêmes reconnaissaient que le processus menant à une décision partagée pouvait être segmenté en plusieurs consultations. Le type de décision à prendre était également un élément crucial. En effet, la décision peut-elle réellement être partagée lorsqu'il n'existe pas plusieurs options plus ou moins équivalentes mais une décision à l'évidence supérieure à l'autre ? Peut-on réellement partager la décision thérapeutique avec un patient atteint d'une infection virale qui exprime sa préférence pour un traitement antibiotique ?23 Un choix est-il dans ce cas vraiment légitime ?24
Un certain nombre d'études empiriques suggèrent que si, de manière unanime, les patients veulent être mieux informés sur leur traitement, ses risques et bénéfices, ils expriment cependant un intérêt variable à participer à la prise de décision médicale.25-28 De nombreux facteurs influencent le rôle plus ou moins actif que le patient souhaite jouer. Les patients veulent être partie prenante de la décision lorsqu'il s'agit de discuter d'une procédure invasive impliquant un risque29 ou qu'il existe plusieurs options thérapeutiques. L'appendicite aiguë semble susciter davantage un désir d'information que de partage de la décision. En revanche, les patients plus âgés, d'un niveau d'éducation ou socio-économique plus bas ou souffrant d'une maladie grave, désirent plus souvent laisser la décision au médecin.30 Ces constatations tendraient à prouver que le paradigme de la décision partagée n'est pas applicable à tout patient et plaideraient, par respect pour les désirs du patient, pour un retour à un modèle paternaliste «éclairé». Il faut cependant interpréter ces résultats à la lumière des remarques suivantes. Si les études rapportées dans ce domaine ont abouti à des résultats mitigés, c'est en partie en raison de la grande variabilité des questionnaires utilisés pour interroger les préférences des patients et de la difficulté qu'il y a de définir la participation du patient au processus décisionnel : s'agit-il de prendre part à la sélection des examens diagnostiques ? Ou d'être mieux informé sur les options thérapeutiques ? Ou encore de prendre part au choix du traitement proprement dit ? En effet, comme Deber l'a démontré,31 ces études ne font souvent pas la distinction entre la participation à la résolution du problème médical et à la prise de décision thérapeutique. La résolution du problème médical consiste à poser un diagnostic et proposer un traitement et ses alternatives : cette compétence est clairement du ressort de l'expertise du médecin et le patient ne peut ni ne veut (à juste titre) s'y substituer. Le manque d'intérêt manifesté par certains patients à participer à cet aspect de la décision médicale n'est donc pas étonnant (on excepte ici la discussion d'un examen invasif ou encore d'un test de dépistage). Deber a interrogé trois cents patients en leur présentant trois vignettes cliniques : si 98% d'entre eux confiaient au seul médecin le rôle de poser un diagnostic et d'identifier les options thérapeutiques possibles avec leurs risques et bénéfices, 78% d'entre eux voulaient partager avec leur médecin le choix thérapeutique.31 Ceci illustre bien le fait que le patient se sent davantage concerné par les conséquences d'un traitement sur son devenir et son état de santé, alors qu'il s'en remet plus volontiers au médecin en ce qui concerne la démarche diagnostique et la présentation des options thérapeutiques. En conclusion, on retiendra surtout que les préférences des patients concernant leur rôle dans la prise de décision sont variables et qu'elles méritent d'être explorées de manière explicite. Si Towle et coll.19 proposent de le faire au début de la consultation, nous pensons à l'instar d'Elwyn20 qu'il est plus adéquat de placer cette exploration après le partage de l'information. En effet, le désir de participer ou non à la décision peut dépendre non seulement de la personnalité du patient, mais du type de problème clinique et des options présentées.
Il existe deux voix dans la relation médecin-malade : celle de la médecine (ou du médecin), caractérisée par une terminologie médicale, la description objective de symptômes physiques et leur classification dans un modèle bio-médical ; et, en face, la voix du patient, de caractère narratif,32 émotionnel et non technique. Cette voix exprime le vécu de la maladie, dans le contexte relationnel et social quotidien du malade.33 Il est toutefois important d'insister sur l'asymétrie indéniable de cette relation : d'un côté, le médecin et son expertise, de l'autre, le patient et sa maladie qui le rend vulnérable. C'est donc bien au médecin que revient la responsabilité de créer un espace propice à la participation du patient dans la consultation. Il s'agit, entre autres, de renoncer au jargon médical, de recourir le plus souvent à des questions ouvertes et de ne pas interférer constamment avec le discours narratif du patient. Selon une étude classique, le médecin interrompt la narration du patient après 18 secondes déjà, et la répétition récente de cette observation montre que notre patience ne s'est pas améliorée.15 Au début de l'entretien, nous devons porter une insistance particulière à demander au patient quelles sont ses préoccupations («l'agenda» du patient) afin de les aborder dans l'entretien. Le médecin ne pose cette question de façon explicite que dans 75% des consultations,15 et, même alors, ne discute le thème amené par le patient que dans 28% des cas. L'exploration des croyances et des représentations du patient concernant la maladie, de ses attentes et de ses valeurs, est essentielle.16 Il s'agit enfin et surtout de reconnaître les émotions et les craintes que tout patient est en droit d'avoir et de le lui faire savoir : c'est l'empathie, chère aux auteurs de cet article.34 Le partage de la décision est un processus dynamique qui met en balance les risques et bénéfices d'une intervention médicale avec les préférences personnelles du patient sur son état de santé. Ce processus est nouveau pour le patient et ne peut se faire que si ce dernier se sent légitimé par le médecin à y prendre part. Il convient donc que les médecins développent des compétences de communication qui rendent ce processus possible.
Si le modèle du partage de la décision est très attrayant en théorie, il semble difficile à mettre en pratique. Une étude récente réalisée auprès de médecins intéressés à la communication médecin-patient a révélé que même les deux premières conditions du modèle de Charles et coll.6 (tableau 3) n'étaient identifiables que dans une minorité des consultations observées. Pourtant, les médecins qui partagent la décision avec leurs patients ont le sentiment d'être «protégés par les données» qu'ils ont communiquées à leurs patients.20 Les médecins qui mettent ce modèle en pratique sont souvent des médecins de premier recours, ayant reçu une formation en techniques d'entretien, et qui ont le sentiment de jouir d'une plus grande autonomie dans leur pratique par rapport aux pressions du «managed care».35 Un style participatif est corrélé avec une plus grande satisfaction des patients, et, dans une enquête récente, 15% seulement des patients des médecins jugés les plus interactifs ont changé de praticien dans l'année contre 30% des malades dont le médecin avait un style paternaliste. En revanche, il n'y a pas de données convaincantes à ce jour qui démontrent une amélioration du devenir des patients soignés par des médecins pratiquant le partage de la décision.
A l'heure où tant de choix de traitements sont rendus difficiles par la marge étroite entre risques et bénéfices, ou encore par la difficile décision entre risque immédiat et bénéfice retardé, une forme de participation du patient à la décision thérapeutique semble indispensable. La force du modèle de partage de la décision réside dans la réhabilitation du médecin dans son rôle de conseiller, alors que la tentation de la médecine défensive pourrait le cantonner dans celui d'informateur neutre que la majorité d'entre nous et de nos patients ne souhaite pas. En revanche, sa mise en uvre nécessite un effort de formation en techniques d'entretien. D'autre part, le rôle du médecin en cas de conflit dans la décision thérapeutique doit être précisé. Enfin, la première étape est peut-être pour nous de reconnaître que, à l'instar de Monsieur Jourdain, nous faisons souvent du paternalisme sans le savoir...