J'ai déjà tant de mal à me convaincre du résultat de ces études qui démontrent que les personnes âgées de nos pays ne doivent plus être considérées comme étant des sujets économiquement défavorisés mais que les nouveaux pauvres sont plutôt les jeunes pauvres de notre époque
Presque malgré moi, aussi sans doute parce que ma pratique auprès des personnes âgées dans un hôpital public dévoile quotidiennement les évidentes inégalités qui se masquent derrière ces statistiques, je continue à m'accrocher à ces images d'un passé dont on me dit qu'il est désormais révolu. Mais ce n'est pas tout, je me surprends aussi souvent à concevoir le temps de la vieillesse comme celui, d'abord, des handicaps, comme celui d'une marginalité sociale qui va croissante et auquel il va de soi que la médecine devrait avoir quelque chose de tangible à opposer. S'agit-il là d'une déformation professionnelle, d'un défaut d'observation et d'analyse, d'une forme de biais social
ou encore d'une autre résistance interne obscure ?A ma décharge, je relève qu'il existe aujourd'hui tant de programmes socio-médicaux en direction de la vieillesse qui peuvent entretenir ces conceptions totalisantes. Mais puisque chacun d'eux vise à créer des espaces alternatifs de satisfaction des besoins qui se situent entre une nécessaire politique de substitution
et des prises en charge totales jusqu'à l'institutionalisation, il est indéniable de souligner d'abord qu'ils ont permis l'obtention d'importants acquis en direction du 3e âge : divers soutiens ambulatoires, lutte contre la relégation sociale et contre la montée brutale des dépendances. De surcroît, il est également évident que ces mesures permettent aussi parfois d'éviter des institutionalisations définitives ou des séjours hospitaliers «non justifiés» comme se plaisent à les définir des protocoles d'évaluation standardisés.Mais quand même, me voyant prescrire ou recommander à tour de bras de «l'aide à domicile», des «foyers de jour» ou «des passages infirmiers» comme autant d'alternatives de premier choix pour raccourcir un séjour hospitalier lorsque les réseaux primaires défaillent, considérant la frénésie avec laquelle certaines familles «consomment» de ces services et revendiquent/se plaignent de ne pas avoir tous leurs besoins couverts, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur les limites et les effets pervers de mes interventions de médecin pressé. Je ne peux m'empêcher de me questionner sur les attentes que génère mon attitude pleine de bonnes (?) intentions.Un des problèmes de l'utilisation de ces services est sans doute que, en dépit des apports tangibles qu'ils procurent à leurs récipiendaires, il faut bien reconnaître qu'ils ne développent pas toujours l'autonomie des populations concernées. Vu de l'hôpital et de mes expériences personnelles, je me demande même parfois s'ils n'enferment pas souvent davantage encore la personne âgée et son entourage dans leurs handicaps ou dans leurs difficultés à trouver d'autres issues. Un peu comme si la non-réciprocité des services rendus renforcait la position et l'identité de dépendance contre laquelle je veux justement lutter. Et ceci ne serait d'ailleurs pas le seul paradoxe de l'évolution médico-sociale actuelle : si d'un côté on prolonge la durée de l'existence et sa qualité, il est évident qu'on en retire inévitablement de l'autonomie de l'autre. Ou encore : si d'un côté on s'assure de la protection économique des personnes âgées, on assigne aussi dans le même temps à la vieillesse de n'être qu'un coût grandissant pour la collectivité puisqu'elle ne cesse de remonter vers l'amont de ses frontières : 3e âge, préretraite !En questionnant quelques collègues et la littérature médicale, je me rends compte que la médecine consacre davantage d'efforts pour répondre aux questions relatives au «que proposer de plus à nos patients pour éviter l'hospitalisation ou raccourcir les durées de séjour ?» qu'à celles relatives au «sens que revêtent réellement ces interventions pour eux». Naturellement, j'ai voulu alors me tourner vers des patients et leurs familles pour en savoir davantage : malheureusement, leurs réponses semblent tellement compliquées, individuelles, que c'est à déprimer ! Une piste à creuser m'est quand même apparue. Elle vient des réponses à la question que l'on enseigne déjà aux stagiaires : «quels sont les réseaux formels et informels autour de la personne âgée ?» Curieusement, si l'on confronte les données ainsi récoltées avec celles, «objectives», des services ou des personnes concernés, on constate que l'on est régulièrement très en deçà de la réalité. Pour ma part, je réalise que je me questionne trop peu sur la réticence qu'ont certains bénéficiaires à révéler l'étendue des prestations formelles déjà offertes
ou à minimiser celles fournies par les proches. Je refuse désormais de n'y voir que la preuve d'un déficit cognitif ou celle de dynamiques familiales singulières ! J'y discerne plus volontiers des réticences face à ce qui apparaît comme de nouvelles dépendances ainsi qu'une avidité de temps d'échange supplémentaire. A mon avis, c'est d'ailleurs surtout cette dernière soif qui les incite à accepter les offres des services d'aide à domicile. Jusqu'à se rendre compte que la plupart des systèmes de facturation ne l'entendent pas de cette oreille. Mais le piège s'est déjà refermé !Je réalise mieux maintenant que si mes idées préconçues sur la vieillesse ont la vie aussi dure, c'est aussi que mes interventions ne dissimulent que mal la bonne conscience médicale et sociale que j'aimerais avoir face à cette question. C'est aussi que je sais bien que si les aides que je prescris améliorent certes la qualité de vie, ralentissent les processus, elles n'évitent cependant pas le déclin et la mort. Mais de tout ceci je me garde bien de parler la plupart du temps. Au moins presque jusqu'au bout. Et si je redoutais de surcroît que le sujet âgé soit porteur d'une vérité que je ne supporte pas une forme de maladie potentiellement contagieuse qui m'effraie ? Voilà qui éclairerait encore différemment mon attitude protectrice et mes clichés.