L'augmentation de la consommation de substances psycho-actives par les adolescents est un fait actuellement incontestable. Les professionnels de la santé et du réseau s'intéressant aux jeunes doivent s'interroger sur les conséquences de ce phénomène nouveau. Les études scientifiques sur le sujet ne sont pas encore suffisantes pour dégager des attitudes claires vis-à-vis de ces comportements. Cependant certaines d'entre elles exposent des résultats inquiétants. Une consommation précoce et régulière est un facteur de risque d'évolution vers une toxicomanie ou des difficultés psychosociales alors qu'une consommation dite récréative en fin d'adolescence ne semble pas perturber le développement vers l'âge adulte. Dans ce contexte, il est important en clinique d'évaluer d'une part les risques de dérapages vers des conduites addictives et d'autre part les difficultés le plus souvent psychiques que vient révéler une consommation importante de produits psycho-actifs. Cette évaluation se fait dans un climat de confiance avec le jeune qui se sent alors soulagé d'être pris en charge sur le plan de sa consommation.
L'usage et l'abus de substances psycho-actives à l'adolescence sont devenus une préoccupation majeure de santé publique dans de nombreux pays dont la Suisse. Les comportements vis-à-vis de la consommation des produits plus ou moins reconnus comme toxiques pour la santé ont été bouleversés depuis quelques années tant sur le plan qualitatif que quantitatif. De nouveaux produits arrivent régulièrement sur le marché et touchent prioritairement les adolescents avides d'expériences nouvelles. De plus, l'association de ces produits avec des substances connues comme l'alcool est fréquente. Le phénomène inquiète les professionnels de la santé mais aussi tous ceux qui sont au contact des adolescents. La difficulté d'établir un diagnostic et un pronostic fiables de ces conduites ajoute au désarroi des adultes face à la banalisation dominante. Pourtant les études récentes1,2 s'alarment des conséquences de l'usage de substances psycho-actives telles que l'alcool et le cannabis. Elles notent une grande répercussion de ces conduites sur la santé mentale des adolescents en dehors du risque de toxicomanie.
La consommation de cannabis serait en lien avec des symptômes dépressifs,3 des troubles du comportement et s'associe souvent à une consommation abusive d'alcool.1 De plus, la consommation prolongée (plusieurs années) de cannabis entraîne des perturbations sur le plan des fonctions cognitives. Les domaines les plus touchés sont la mémoire et l'attention.2 Pour un nombre non négligeable d'adolescents souvent encore jeunes, cette consommation quotidienne entraîne des problèmes dans divers domaines : chute des résultats scolaires ou professionnels, démotivation, petite délinquance, accidents à répétition, conflits familiaux et sociaux, usage progressif de drogues de synthèse, voire de cocaïne ou/et d'héroïne.4,5,6
Plusieurs études récentes en France, comme celles de l'INRP en 1991 et 1995,7,8 de l'INSERM en 1993,9 de l'OFDT en 199910 ou celles réalisées par le CERP de Toulouse en 199911 ont évalué à partir des critères du DSM-IV les prévalences d'usage des drogues illicites chez les jeunes scolarisés où le haschich est largement dominant. La fréquence de l'usage du cannabis ne cesse d'augmenter pour passer de 20 à 30% en 19958 à plus de 40% en 1999.11 Le plus inquiétant est la forte incidence de dépendance au cannabis et d'abus atteignant environ la moitié des consommateurs.10 La dépendance apparaît liée à la durée de l'usage, à l'abus, à une consommation solitaire et au retard scolaire. L'usage dit récréatif ne doit pas être banalisé car il se montre fréquemment lié à l'abus et il semble évoluer, en deux à trois ans, vers la dépendance.
En Suisse plusieurs études (les enquêtes suisses sur la santé (ESS),12,13 l'Institut universitaire de médecine sociale et préventive (IUMSP)14 dans le canton de Vaud, ainsi que les enquêtes et sondages réalisés par l'ISPA15 se sont intéressées à l'évaluation de la prévalence «vie entière» de consommation de drogues parmi les jeunes de 15 à 20 ans (critère : au moins une fois au cours de leur vie). Ces enquêtes montrent deux phénomènes préoccupants : d'une part, si la consommation d'alcool reste relativement stable en terme de quantité parmi les jeunes, les modes de consommation ont eux évolué, avec une tendance à la consommation de grosses quantités en peu de temps (binge drinking) accompagnée d'ivresse, de prise de risque non négligeable (accidents entre autres). Ce phénomène, bien connu des professionnels uvrant avec les jeunes ou actifs dans le domaine de la prévention, reste largement ignoré ou en tout cas sous-estimé dans la population générale ; d'autre part la consommation de tabac, de cannabis et de substances de synthèse a également augmenté depuis 10-15 ans en Suisse.13,16 Chez les adolescents de 15 ans le taux de jeunes ayant consommé du cannabis au cours de leur vie a passé entre 1986 et 1998, de 10 à 30% environ13,15 avec une nette prédominance pour les hommes. La consommation régulière de tabac avoisine 40% de la population adolescente. Selon un sondage effectué l'année passée par l'Institut suisse de prévention de l'alcoolisme et autres toxicomanies, 7% des jeunes de 15 à 19 ans et 5% des jeunes adultes de 20 à 24 ans consomment du cannabis quotidiennement. Cette tendance est particulièrement marquée parmi les adolescents non insérés dans une filière professionnelle.17
Deux autres études en Suisse romande (Michaud et coll.18 sur 3324 adolescents de 15 à 20 ans et Bolognini et coll.11) permettent de décrire les profils de consommation présentant le plus de risques de passage à la toxicomanie. En effet, la comparaison entre des jeunes toxicomanes et une population témoin montre que la précocité, l'intensité et l'association de plusieurs produits sont des facteurs corrélés positivement avec le passage ultérieur à une toxicomanie avérée. Le pourcentage de fumeurs de tabac atteint 97% chez les toxicomanes, alors qu'il est de 44% dans la population des témoins. Ceux-ci sont 14% à avoir commencé à fumer avant 12 ans alors que ce pourcentage atteint 36% chez les toxicomanes. Plus étonnant, la moitié des toxicomanes femmes et un quart des témoins femmes ont commencé à fumer régulièrement avant l'âge de 12 ans. Ce résultat est confirmé par Le Gauffey et coll.19 qui indiquent qu'à l'âge de 15-16 ans les filles ont davantage tendance à fumer que les garçons. Par contre les profils de consommation sont relativement identiques entre hommes et femmes lorsque la dépendance s'est installée. L'abus d'alcool concerne 4% des témoins et 18% des toxicomanes. La dépendance à l'alcool touche avant tout les toxicomanes. Un tiers des toxicomanes sont devenus dépendants à une substance avant 15 ans, près de 50% d'entre eux entre 15 et 18 ans et 20% après 18 ans. Ces résultats vont dans le sens des propos de Robins et Mc Evoy,20 ces auteurs britanniques pensent que la consommation précoce de substances serait fortement associée à une dépendance ultérieure ainsi qu'à sa persistance et que la période comportant un haut risque de début de consommation se terminerait vers 20 ans. De plus, l'une des théories les plus éprouvées dans le domaine des addictions, la «gateway theory», postule que la consommation de substances psycho-actives suit une progression hiérarchique : la consommation des substances légales (alcool, tabac) serait une porte d'entrée à la consommation de cannabis qui, elle-même, donnerait plus facilement accès à des drogues plus dures (Kandel et coll.21). Ce risque de dérive d'un usage de substance vers une véritable toxicomanie reste dans la clinique relativement rare et dépend de facteurs de vulnérabilité multiples : environnementaux, individuels et toxiques. Le risque est donc lié à une rencontre entre un individu et un produit sans que des facteurs de prédictibilité soit facilement repérables.
En clinique, les critères diagnostiques de l'usage de substances psycho-actives retenus par les classifications des affections psychiatriques les plus utilisées aujourd'hui (DSM-IV et CIM-10) sont peu intéressants pour définir ces adolescents. Une étude américaine réalisée sur 74 008 adolescents visant à évaluer la pertinence du DSM-IV pour étudier la problématique de dépendance conclue à l'inefficacité des critères opérant pour les adultes en ce qui concerne la discrimination entre les conduites d'usage, d'abus et de dépendance dans cette population.22 Des critères comme les états de manque, la tolérance ou l'abandon d'autres sources de plaisir et d'intérêts au profit de l'utilisation de la substance psycho-active sont fréquemment absents chez les adolescents et ne correspondent pas à la valeur pronostique qu'ils ont pour l'adulte.23 Les conduites d'essais et d'expérimentations diverses sont au premier plan et permettent à l'adolescent d'augmenter son sentiment de contrôle et de maîtrise, sans risquer, selon lui, de se laisser piéger dans une conduite de dépendance. Ces différentes études relèvent deux spécificités dont il faut tenir compte pour l'évaluation des usages de substances psycho-actives à l'adolescence : d'une part la notion de continuum et d'autre part la forte comorbidité. La notion de continuum rend compte de la difficulté d'établir, à cet âge, une limite claire entre «normal et pathologique» du fait de la diversité des consommations et de leur évolution rapide dans le temps ainsi que du processus d'adolescence venant bouleverser la stabilité de l'individu. La comorbidité associée à l'usage de substance est un sujet particulièrement important dans le domaine des addictions et de plus en plus étudié chez les adolescents. Le problème rencontré à cet âge est de relier les difficultés présentées par le jeune dans différents domaines avec une consommation problématique.
En recherche, il existe quelques «outils» permettant d'approcher mieux le trouble de l'usage de substance chez l'adolescent (cf l'article de Nicolas Liengme dans le même numéro). Parmi les instruments actuels, dont la plupart sont adaptés de questionnaires d'évaluation adultes, l'ADAD : Adolescent Drug Abuse Diagnosis (Friedman et Utada) dont une version francophone a été validée par l'équipe de recherche du SUPEA à Lausanne (Bolognini et coll.24). Il s'agit d'un entretien structuré évaluant les problèmes actuels des sujets dans neuf domaines différents (médical, scolaire, professionnel travail ou formation social, familial, psychologique, alcool, drogues et problèmes légaux). Cet outil intéressant a le désavantage de demander une certaine formation et une durée de passation relativement longue ne permettant pas son usage pour un dépistage systématique. L'enjeu actuel est donc de développer des grilles de dépistage en langue française correspondant à la spécificité de la clinique adolescente. Il existe déjà deux instruments largement utilisés dans d'autres pays ; celui développé par le réseau québécois RISQ25 et l'instrument américain CRAFFT.26 Le SUPEA en partenariat avec l'UMSA, le centre Saint-Martin et en collaboration avec les professionnels du «réseau adolescent» s'est donné comme mission prioritaire dans le domaine de l'adolescence de valider un instrument de dépistage sérieux pour l'ensemble des professionnels.
Pour la pratique courante les catégories les plus souvent reconnues sont exposées dans le tableau 1 et tiennent compte de la notion de continuum. Parallèlement à ces catégories renseignant sur les types de consommation du jeune, il est impératif d'explorer l'ensemble de l'univers de l'adolescent à la recherche de signes d'appels influençant la gravité de la consommation et péjorant le pronostic de sa santé. Ces différents signes d'appels sont les plus banalisés par le jeune hormis les problèmes somatiques qu'il a plus de facilité à accepter. Les problèmes d'argent, les variations de l'humeur, le retrait, l'irritabilité, la baisse du rendement scolaire, l'apathie sont des signes à rechercher systématiquement devant une consommation de produit même si celle-ci semble simplement récréative. L'évaluation de la consommation de substance à l'adolescence se base donc sur deux axes :
I L'évaluation précise du type de consommation.
I L'évaluation de la situation médico-psycho-sociale de l'adolescent.
Afin de mieux saisir les enjeux autour de la consommation de substance à l'adolescence, il est indispensable de se pencher sur les considérations psychopathologiques permettant d'expliquer l'émergence de ce phénomène à l'adolescence et les risques encourus chez certains.
L'adolescence est un temps particulier dans le développement psycho-affectif de la personnalité. Les bouleversements pubertaires imposent à l'individu un remaniement complet qui ravive le processus de séparation-individuation, le sentiment de perte et menace l'identité. L'adolescent se trouve donc «naturellement» dans une position de fragilité narcissique où le risque de vécu de dépendance et de passivité est intolérable, exposant l'individu au débordement psychique et entraînant les attitudes de maîtrise et de toute puissance propres à cet âge. Dans ce contexte toutes les conditions sont réunies pour favoriser la rencontre avec un produit. Celle-ci peut avoir lieu dans le cadre d'expérimentation, de découverte, ou revêt davantage un caractère transgressif. La recherche d'une identité groupale, l'éprouvé sensoriel peuvent aussi motiver la prise de substance.
Le devenir de cette rencontre et notamment son évolution vers une pathologie addictive reste malheureusement encore obscur. Plutôt que d'évoquer une hypothétique structure toxicomaniaque, il semble plus approprié de se référer à la notion de processus, faisant intervenir des facteurs de risque et de vulnérabilité liés tant au produit, qu'à l'individu et aux conditions environnementales. C'est lorsque l'usage de produit devient une tentative de solution des conflits internes et externes, que commence à s'installer le risque addictif. La consommation devient alors un mécanisme de substitution à la régulation intra-psychique. A l'adolescence, où le déni de la souffrance psychique est souvent marqué, l'usage de drogue peut devenir une forme pernicieuse d'automédication qui procède d'un renforcement destructeur comme l'explique la figure 1. L'adolescent se trouve confronté à une réaction en chaîne qui péjore sa situation et l'amène à augmenter sa consommation. Un double renforcement se met en place par l'intermédiaire d'une part du produit et d'autre part de la psychopathologie du jeune.
La prise en charge des problèmes engendrés par la consommation de substance à l'adolescence est actuellement un soucis majeur auquel la majorité des professionnels de la santé se trouve confrontée sans avoir de formation spécifique dans ce domaine. Or, une récente enquête de l'Unité de recherche du SUPEA menée auprès d'adolescents gros consommateurs de substances psychoactives27 démontre que la porte d'entrée vers une prise en charge est souvent soit celle du médecin généraliste, soit celle d'un travailleur social. Néanmoins, cette même enquête démontre que ces deux filières restent relativement étanches, c'est-à-dire que les jeunes dont l'entourage fait appel à un omnipraticien restent essentiellement pris en charge par le réseau médico-psychiatrique, alors que ceux qui sont vus par des travailleurs sociaux se voient offrir une aide dans ce domaine mais n'ont pas accès à une évaluation de leur fonctionnement et à des soins psychologiques.
Dans la pratique courante, le premier geste thérapeutique est la prise en compte et l'évaluation avec le jeune de sa consommation. Le temps de l'examen médical permet une approche franche de la situation du jeune en évitant ainsi le débat autour de la transgression et de la banalisation de l'usage de drogue. L'information est évidemment un temps important de la prise en charge du jeune qui, comme le témoigne la fréquentation du site internet «ciao», est souvent en quête d'information sur les risques de sa consommation. L'adolescent doit se sentir en confiance pour aborder sa consommation. Le rappel de la confidentialité est toujours important avant d'évoquer l'usage de drogues.
Lorsque l'évaluation débouche sur une situation alarmante, la prise en charge devient idéalement médico-sociale. En effet la prise en charge médico-sociale mise en place dans ces situations difficiles permet une meilleure rétention dans la chaîne de soins et améliore le pronostic des jeunes.
Les expériences menées au Centre Saint-Martin et dans le cadre de l'AVCMT depuis plusieurs années auprès des jeunes adultes abusant de substances démontrent la nécessité d'associer les approches socio-éducatives et les appuis médico-psychiatriques.28 Elles prouvent aussi que la présence d'un accompagnement éducatif, sorte de «fil rouge» présent dans la durée, constitue un gage de succès d'une prise en charge efficace. Il s'agit donc de pouvoir travailler à la fois dans des périodes de crise et d'utiliser ces moments pour la mise en place d'un appui, mais de ne pas se contenter d'un travail au coup par coup, en garantissant aussi une continuité des soins à l'aide d'un suivi cohérent, planifié, et multidisciplinaire. On évite ainsi les ruptures successives du lien thérapeutique souvent constatées durant la période de l'adolescence. Une telle attitude nécessite une approche particulière fondée sur des techniques spécifiques :29,30 accent mis sur les ressources du jeune, comportement empathique, interview motivationnelle, travail sur la résilience, etc. Une telle collaboration implique un accompagnement éducatif à long terme, assuré par un éducateur ou un travailleur social : la création d'un tel lien avec un adulte de référence qui restera présent dans la durée, quelles que soient les mesures de suivi proposées, constitue dans l'expérience du Centre Saint-Matin le principal moteur d'une prise en charge réussie.28
Le plus souvent, la position «tiers» du médecin permet une évaluation des ressources environnementales du jeune ainsi qu'une réintroduction de celui-ci dans un dialogue avec l'adulte. Dans ce sens, la famille et l'entourage de l'adolescent doivent être, dans la mesure du possible, associés à la réflexion et aux décisions qui sont prises. Ces prises en charge difficiles sont réalisées par une équipe médico-éducative spécialisée en pédopsychiatrie afin que l'adolescent puisse bénéficier, le moment venu, d'une psychothérapie adaptée à sa pathologie. La collaboration avec un somaticien est nécessaire pour permettre à l'adolescent d'exprimer ses plaintes de diverses manières.
A l'adolescence plus encore qu'à tout autre âge de la vie, il importe de viser une approche non catégorisée de la consommation de substances psycho-actives, en se centrant sur la relation que le jeune entretient avec le produit, qu'il s'agisse d'alcool, de cannabis ou d'autres substances.30 La distinction entre drogue douce et dure est donc peu pertinente et laisse place à la question de l'âge du début de la consommation. Une consommation précoce étant actuellement le facteur de gravité le mieux individualisé dans les données de la littérature. La collaboration entre les milieux médicaux, psychiatriques et socio-éducatifs est indispensable.28 Dans un premier temps, c'est en agissant sur le cadre de vie et les rythmes de vie de l'adolescent qu'il sera possible de faire évoluer la situation, un appui médical et psychiatrique étant souvent accepté dans un second temps seulement, une fois le déni et les défenses du jeune contournés.
Enfin il est maintenant clairement établi que la consommation abusive de substance joue un rôle parfois initiateur, souvent accélérateur et toujours révélateur d'un problème de santé mentale chez le jeune entraînant des répercutions sur son insertion sociale, sa formation, ses relations affectives et familiales et donc son entrée dans le monde des adultes.
L'ensemble des professionnels concernés par les difficultés des adolescents doit pouvoir se démarquer des débats autour du statut des substances pour se positionner sur les dangers de celles-ci et se pencher sur les solutions à apporter aux jeunes à risques.