La douleur abdominale aiguë non traumatique est un motif de consultation fréquent aux urgences, indépendamment de l'âge. Les personnes âgées sont proportionnellement plus souvent hospitalisées pour ce motif avec un degré de morbidité et de mortalité qui progresse avec l'âge. Identifier un abdomen suraigu ou aigu et la nécessité de décider d'une intervention en urgence, représente un challenge fréquent pour le médecin urgentiste et le chirurgien lors du processus diagnostique. Chez le patient âgé, ce travail est d'autant plus difficile que l'anamnèse est souvent imprécise, l'examen clinique peu contributif et les examens complémentaires de laboratoire peu sensibles ou spécifiques. Un recours plus systématique à l'imagerie médicale et notamment le CT-scan semble se justifier.
La prise en charge des douleurs abdominales représente souvent un challenge, non seulement pour le médecin interne, mais également pour le médecin urgentiste et le chirurgien expérimenté tant il est vrai que la variabilité des manifestations cliniques, la perception et l'expression de la douleur, le nombre et la diversité de fonctionnement des organes impliqués, leurs interactions, les variations anatomiques et les interventions préalablement subies rendent l'évaluation de la gravité de la situation et le processus diagnostique difficiles.
Ainsi, l'hypothèse diagnostique initiale est erronée dans près de 50% des cas1 et, quand elle se vérifie malgré tout, le traitement peut encore varier, une approche de type médecine basée sur les preuves (evidence-based medicine) ne donnant pas toujours une réponse directement applicable dans la pratique.2
Dix pour cent des consultations d'urgence à domicile sont motivés par une plainte abdominale. Les mêmes symptômes motivent également de 5 à 10% des admissions dans les services d'urgences hospitaliers3 et mènent à une hospitalisation dans 18 à 42% des cas chez l'adulte. Les deux tiers des personnes âgées admises pour les mêmes symptômes doivent être hospitalisées et fréquemment opérées.
Les patients âgés de plus de 50 ans représentent environ 26%4 des consultations d'un Service d'urgences. La douleur abdominale est un motif de recours pour 4% de ces patients, pourcentage qui ne se modifie pas avec l'augmentation de l'âge : pour les personnes ayant entre 65-74 ans, 75-84 ans et les plus de 85 ans, il s'agit respectivement de 4,5, 4,1 et 3,7% de tous les diagnostics.5
Pour l'ensemble des patients présentant une douleur abdominale, 30 à 40% quittent les services d'urgences dans les 24 heures avec le diagnostic de douleur abdominale non spécifique (DNS), terme qui traduit la difficulté à poser un diagnostic de certitude.6 L'étude de Lukens7 se veut rassurante en rapportant que seuls 3% de ces patients sont revus en urgence dans un délai de trois semaines. A la difficulté diagnostique en urgence s'ajoute un autre problème qui concerne les instructions à donner aux patients au-delà de 50 ans à la sortie des urgences et aux médecins traitants pour effectuer le suivi.
Pour mémoire, l'urgence abdominale aiguë non traumatique peut être définie comme une affection à traiter ou à opérer dans les six heures afin de prévenir une morbidité et une mortalité d'autant plus importantes que le patient est âgé. Elle représente environ 30% de toutes les opérations effectuées dans un bloc opératoire d'urgence.4
L'urgence chirurgicale abdominale vitale ne concerne que 1% des abdomens aigus ; elle est souvent facile à identifier, mais la survie des patients est directement liée à la performance du médecin urgentiste ainsi qu'à l'ensemble des intervenants du réseau de soins aux Urgences (médecin d'urgence, chirurgien, anesthésiste, bloc opératoire, banque de sang...).
Les douleurs abdominales du sujet âgé ont les mêmes étiologies que celles du sujet jeune mais leurs fréquences relatives varient. Ainsi, le spectre des diagnostics change après l'âge de 50 ans (tableau 1).4 Cette réalité doit être connue des médecins des urgences car elle permettra d'établir une hypothèse diagnostique a priori et cibler ainsi les examens complémentaires.
La prévalence élevée d'une pathologie biliaire, généralement lithiasique, est confirmée par la plupart des auteurs et on retiendra qu'un patient âgé sur cinq subissant une intervention chirurgicale pour douleurs abdominales est opéré d'une pathologie biliaire. Quatre diagnostics, cholécystite, DNS, appendicite et iléus mécanique composent 62% des diagnostics chez les patients de plus de 50 ans.
La prise en charge des douleurs abdominales de la personne âgée présente un certain nombre de difficultés supplémentaires, par rapport à celle de l'adulte jeune. Le déplacement dans un environnement inconnu et stressant comme les Urgences peut contribuer à décompenser un état de désorientation latent rendant le contact difficile pour les plus âgés d'entre eux. Cette difficulté à la communication va influencer la durée et la précision des réponses aux questions anamnestiques. A cela s'ajoute souvent une expression ou une perception altérée de la douleur ressentie. De plus, il existe souvent des problèmes d'audition, la capacité auditive baissant d'environ 50 dB au-delà de 75 ans et seuls 10% des patients étant correctement appareillés. L'affaiblissement intellectuel, une maladie cérébrovasculaire ou d'Alzheimer débutante sont autant de difficultés supplémentaires dans la relation médecin-malade et peuvent rendre difficile l'obtention d'informations pertinentes. Finalement, 8% des patients de plus de 65 ans ont des problèmes d'abus d'alcool pouvant encore compliquer l'anamnèse.
L'expression des symptômes et signes cliniques liés à une pathologie d'organe digestif n'est souvent pas accompagnée de la symptomatologie classique de nausées, vomissements et diarrhées habituellement rencontrée chez les patients plus jeunes. De plus, le temps entre l'apparition des symptômes et la consultation est fréquemment plus long.8
Parmi les signes cliniques habituellement retrouvés, Parker9 a évalué la pertinence de la mesure de la température afin d'identifier sa contribution dans le processus diagnostique et dans la décision thérapeutique (traitement conservateur vs traitement chirurgical). 77% des patients traités médicalement n'avaient pas de fièvre, 13% une température entre 37,5 et 38° C et 10% plus de 38°. Parmi les cas chirurgicaux, 86% n'avaient pas de fièvre, 8% une fièvre modérée et seuls 6% > 38°. La fièvre n'est donc pas un élément déterminant pour la décision thérapeutique. De plus, les personnes âgées présentent quatre fois moins souvent une hyperthermie lors d'un processus inflammatoire intra-abdominal.10
Parmi les examens complémentaires de laboratoire, le comptage des leucocytes est un examen systématiquement demandé dans les services d'urgences chez les patients avec une douleur abdominale. Parker a comparé le taux des leucocytes et la trajectoire du patient. Dans le groupe des patients avec un taux de leucocytes 9/l, 33% sont rentrés à domicile, 35% ont été admis et 32% ont été opérés. Avec un taux de leucocytes compris entre 10,5 x 109/l et 15 x 109/l, les pourcentages sont respectivement 15, 51 et 34% et enfin si les leucocytes sont > 15 x 109/l, 5, 38, 57%. La même analyse a été effectuée pour les examens de laboratoire les plus fréquents (Htc, Hb, ASAT, ALAT, bilirubine totale, amylase, lactate) avec des résultats similaires. En résumé, Parker identifie 11/86 (13%) patients opérés pour une pathologie chirurgicale avérée et dont toutes les valeurs biologiques sont normales. Des patients hospitalisés sans intervention chirurgicale, 83% n'avaient qu'une valeur biologique perturbée.
Quels enseignements faut-il retenir de ce travail ? Parker nous souffle la réponse en insistant sur la valeur relative des examens biologiques dans la douleur abdominale et leur effet négatif sur la durée du processus diagnostique aux Urgences car une valeur pathologique induit presque toujours des examens complémentaires pas nécessairement appropriés.
Brian,11 dans une évaluation des coûts liés aux pathologies abdominales (DRG), conclut en affirmant qu'après l'anamnèse effectuée par un médecin, l'appel d'un senior de chirurgie pour pratiquer l'examen clinique et décider du choix des examens complémentaires est le plus efficient ! Il fait la même constatation pour la demande d'imagerie, la radiographie de l'abdomen sans préparation ou l'ultrasonographie abdominale effectuées par les médecins urgentistes. Ceci ne correspond cependant pas à la réalité de tous les jours, les chirurgiens ne venant habituellement voir le patient qu'une fois tous les examens effectués. Il ne s'agit pas de polémiquer sur la responsabilité des uns et des autres mais il est évident que certains réflexes de demande d'examen complémentaire sont acquis durant les premières années de formation post-graduée et difficiles à abandonner par la suite. Cette approche basée sur l'efficacité plutôt que sur l'efficience est aussi la conséquence de la difficulté à poser un diagnostic surtout si une DNS est suspectée. La littérature nous apprend que l'évolution des 16% des douleurs non spécifiques (DNS) diagnostiquées aux urgences chez les patients de plus de 50 ans est, semble-t-il, caractérisée par une prévalence de 1% de cancers digestifs.12 Que faut-il alors conseiller aux patients de plus 50 ans comme examens complémentaires en ambulatoire ? Aucune étude n'a été effectuée qui proposerait une stratégie d'investigation à but préventif dans ce cas spécifique.
L'imagerie est devenue un outil indispensable dans les processus diagnostiques de la médecine moderne. Le médecin les demande après l'anamnèse, l'examen clinique et les premiers résultats de laboratoire. Dans un Service d'urgences ne faudrait-il pas recourir à la radiologie avant la demande d'examens de laboratoire ?13 Déjà l'American College of Emergency Physicians a édicté des directives sur le choix de l'examen d'imagerie (RX, écho, CT-scan) le plus performant en fonction du motif de recours et d'un examen clinique simple. Diverses études sont en cours pour valider cette démarche. Par exemple, le CT-scan ayant une sensibilité et une spécificité proches de 100% lorsqu'une appendicite est suspectée, on peut entrevoir des stratégies proposant un CT-scan dans l'heure suivant l'arrivée du patient permettant ainsi d'éviter d'autres examens complémentaires et des périodes d'observation prolongées.
Si la chirurgie élective gastrique, hépatique14 ou colique15 peut actuellement être réalisée chez la personne âgée avec des taux de mortalité et de morbidité acceptables, la chirurgie abdominale d'urgence reste associée à un risque vital élevé avec une mortalité peropératoire évaluée à plus de 5% et globale de 25%.16 La présence fréquente de multiples comorbidités complique l'évaluation et l'évolution de la pathologie abdominale. Ainsi, 42% des patients de plus de 80 ans avec un score de gravité anesthésique ASA IV-V font un séjour aux soins intensifs et 9% subissent une deuxième opération.17 Cependant, les progrès depuis les années 80 de la prise en charge péri- et postopératoire de ces patients ont permis une très nette diminution de la morbidité et de la mortalité.18
La connaissance de la performance de l'anesthésie et de la chirurgie chez les personnes de plus de 65 ans permet de donner une information objective aux familles de ces patients. Trop souvent, celles-ci, en assistant à un processus diagnostique et une décision d'intervention chirurgicale rapides, pensent que l'évolution sera favorable. Le médecin des urgences doit donc être très attentif à sa relation avec les proches, relation qui sera facilitée si le médecin traitant a abordé avec le patient et/ou sa famille des décisions à prendre si une pathologie aiguë, dans notre cas un problème abdominal, se présente chez un patient âgé.
Les personnes âgées présentent des modifications physiologiques liées à l'âge ainsi qu'à la présence de pathologies associées pouvant masquer ou modifier les signes habituels présents dans une population non gériatrique. Ainsi, dans plus de la moitié des cas, lors du développement d'un état infectieux intra-abdominal, les signes classiques de douleurs, défense et détente, sont absents. Si, de plus, le patient présente un état de désorientation le processus diagnostique doit alors être adapté. A ce jour, un recours plus rapide à l'imagerie (CT-scan) en faisant l'impasse sur d'autres examens complémentaires semble se justifier. A la sortie des urgences, une bonne explication du suivi et une collaboration avec le médecin traitant sont primordiales en particulier en cas de douleurs abdominales non spécifiques.