Résumé
Pourquoi cette soudaine certitude qu'une pénurie de médecins nous attend ? Surtout : pourquoi ne l'avons-nous pas prévue (il y a encore quelques années ou même mois, nous brandissions tous le spectre de la pléthore) ? Quel est l'élément que nous n'avons pas su voir évoluer ? Car enfin, que la population vieillisse, cela nous le savions depuis longtemps. Même chose pour les progrès technologiques : ils ont envahi la médecine selon une courbe croissante, mais personne n'ignorait le phénomène. Alors, la surprise serait-elle venue de la dégradation du statut des médecins ? C'est vrai, rares sont ceux qui se doutaient qu'elle serait aussi rapide et profonde. Mais même cette explication ne suffit pas. Le nombre d'étudiants ne fait que commencer de baisser. Non, si la pénurie menace, c'est surtout que la médecine est entrée à une vitesse fulgurante dans le champ du consommable, donc de ce qui n'a plus de limites....Voici, en effet, que s'ouvre l'ère du gaspillage médical. Certes, quantité de mesures de rationalisation tentent de limiter la médecine à l'essentiel. A raison, les experts soulignent la gravité de la situation : sans répartir adéquatement les forces économiques apparaissent l'injustice, l'inégalité. Mieux vaudrait être raisonnable, dépenser davantage dans la prévention. Mais la population ne l'entend pas ainsi, et elle fait la loi, à la fin, cette population. Baudrillard l'a très bien montré : dans un système de consommation (et la médecine, de plus en plus, relève de ce système), pour qu'il y ait valeur, il faut qu'il y ait non pas assez, mais trop. Il faut, autrement dit, que soit «manifestée une différence significative entre le nécessaire et le superflu». Inutile, donc, de vouloir éliminer le gaspillage : c'est lui qui fait que le système est humain, capable de ce «quelque chose en plus» où s'affirme la valeur. Arrêtons de voir les choses de façon rationnelle. Les humains s'organisent en fonction de leur survie, mais encore plus en fonction du sens qu'ils donnent à leur vie. Et ce sens, même en médecine, demande qu'il y ait du surplus, du somptuaire. Le gaspillage est devenu un moyen de refuser la dictature de l'utile. C'est en quelque sorte l'équivalent de la fête : on ne compte pas par volonté d'exister.Voilà l'ambiguïté de cette médecine-consommation où s'installe la pénurie. Pour affronter la crise annoncée, il faudrait mieux organiser les soins, travailler en réseaux, améliorer l'éducation des patients et la qualité des soins. Mais rien de cela ne suffira ou ne fonctionnera si l'on ne s'intéresse pas en même temps au comportement obscurément tribal de nos contemporains. Alors que nous aimons l'imaginer en servante, la médecine est devenue la danseuse de notre société post-moderne....Pour un échec, c'en est un, cette clause du besoin. Qu'a-t-elle apporté ? Rien, sinon une anticipation des demandes d'installation. Et des effets secondaires : la méfiance, dorénavant, des jeunes. Un cynisme nouveau dans leurs rangs. Un esprit de révolte, qui n'a pas fini de déployer ses effets dans les hôpitaux. Lesquels commencent à s'inquiéter de la pénurie. Quel gâchis !Même phénomène pour la fin de l'obligation de contracter. Malgré un Parlement qui l'a défendue au-delà du raisonnable pour cause de graissement de patte par le lobby santésuisse, elle est en train de glisser lamentablement vers la trappe. Des enquêtes montrant que la population n'en veut pas et la soudaine perspective d'une pénurie de médecins ont eu sa peau. Mais quelle énergie perdue !Ou encore, cet entêtement qu'ont manifesté les facultés de médecine alémaniques à instaurer un numerus clausus par test d'aptitudes (au moment où les pays ayant choisi ce chemin font machine arrière) : quelle bêtise ! Il faut lire l'article bilan que vient de publier le BMS :1 en gros, on élimine 20% des candidats grâce au test, mais on finit par les accepter quand même parce que 20% de ceux qui l'ont réussi s'inscrivent en fait dans d'autres facultés. Combien d'argent dépensé pour en arriver à cela ? Et demain d'ici très peu il faudra racoler partout pour trouver des médecins qui vont manquer. Une semblable pénurie touche déjà les pays voisins, il faudra donc aller les chercher de plus en plus loin (on en est déjà, pour certaines spécialités, aux pays de l'Est) en étant de moins en moins regardant sur leur formation. On aura l'air de quoi, avec notre système hypersophistiqué de sélection pré-étude ? Ou avec notre haut niveau d'exigence dans la formation universitaire ? Les jeunes médecins qui auront satisfait à ces exigences trouveront extrêmement injuste de se trouver mélangés sans nuances à ceux venant de pays aux standards moindres....Le grand défi des associations de médecins, ces dernières années, a été de garder ensemble, dans un même «métier», les médecins de premier recours et les spécialistes techniciens. Faire cohabiter leurs intérêts divergents exige une alchimie toujours plus délicate. Mais pour le futur, un défi plus grand encore se dessine : maintenir ensemble les jeunes et les vieux médecins. Parce qu'ils savent que leur avenir, s'ils ne s'en saisissent pas, sera d'être les bouche-problèmes d'une société, les jeunes n'hésitent pas à bruyamment revendiquer un statut, ni à refuser toute barrière entre eux et les anciennes générations....En plus, ils arrivent, ces jeunes, au moment où le modèle de l'empowerment, de la décision partagée avec les patients, provoque une révolution aussi rapide et radicale que l'arrivée de la pénurie. Cette révolution a un pôle éthique : ouverture accrue à l'autre, superbe remise au centre de la personne. Mais elle a aussi son pendant sombre, celui de servir de porte d'entrée à l'«esprit consommateur». Et ici aussi, on voit bien que les changements se font à un rythme époustouflant. Les patients co-décideurs veulent savoir, intervenir, comparer. Un nouveau marché se crée. Aux Etats-Unis, où les restrictions de la part des assureurs sont en voie d'extinction, ce sont les assurés qui font la loi. S'est installé, en effet, le règne du rating. On évalue tout : médecins, hôpitaux, traitements, services. Comparaisons, description, enquêtes sans pitié, listes des meilleurs et des moins bons : voilà l'évolution.D'où la nécessité d'une conscience nouvelle. Les vieux médecins se sentent encore rassurés par les mesures de type numerus clausus et clause du besoin. Les jeunes savent que ces mesures, en plus d'être injustes, passent à côté du problème. Ce qu'il va falloir gérer, c'est l'opinion publique, ses mythes, ses dérives. Et pour cela, il faudra être nombreux, unis et ne pas se contenter de l'ordre établi.1 Hänsgen K-D, Spicher B. Numerus clausus : Le «test d'aptitudes pour les études de médecine» (AMS) permet-il de trouver les personnes les plus aptes ? Bull Med Suisse 2002 ; 83 : 2562-9.