A la fois organe syndical et autorité morale dans le domaine de la santé, la FMH est prise dans les turbulences qui agitent le système. Elle doit aujourd'hui défendre ses positions au plus haut niveau politique. Le Conseil fédéral a décidé l'été dernier d'appliquer la clause du besoin. L'an prochain, les chambres doivent décider du sort de l'obligation de contracter. La santé est devenue une préoccupation intérieure majeure, et les médecins ne peuvent plus se contenter d'un pragmatisme discret. Au défi politique s'ajoute un défi interne : entre médecins en formation et installés, entre spécialistes et généralistes, la FMH rassemble des intérêts parfois opposés. Peut-elle tenir un discours fort sans risquer sa cohésion ? Son président Hans Heinrich Brunner en est convaincu.Jean-Luc Vonnez : La fin de l'obligation de contracter a-t-elle encore des chances d'être acceptée par le parlement, après l'opposition d'une commission du Conseil National ?Hans Heinrich Brunner : Cette commission va proposer d'autres mesures au Conseil National, mais il n'est pas du tout certain qu'elle sera suivie. Si elle l'est, les avis des deux chambres seront totalement opposés, puisque le Conseil des Etats avait été très favorable. Cette situation, rare, exigera un arbitrage. Le verdict des chambres ne tombera pas avant l'été 2003. Le Conseil National compte un assez grand nombre d'hésitants. Au Conseil des Etats, il me semble qu'on est de plus en plus conscient de ce qu'implique cette décision. On se rend compte que, pour lever l'obligation de contracter, il faudrait réviser un grand nombre d'articles de la LAMal pour en préserver la cohérence. Or, il n'était pas dans l'intention du parlement de procéder à une révision en profondeur. Enfin, cette mesure est très impopulaire, surtout en Suisse romande. Si l'obligation de contracter était maintenue, risquerait-on de voir la clause du besoin prolongée au-delà du terme légal de juillet 2005 ? Remarquons d'abord que cette clause a été détournée de ses objectifs initiaux. Lorsqu'elle a été introduite dans la LAMal, c'était pour prévenir un éventuel afflux de médecins européens en Suisse, après l'entrée en vigueur des accords bilatéraux sur la libre circulation des personnes. Ce but a presque disparu aujourd'hui : on n'évoque plus la clause du besoin que comme instrument de contrôle des coûts. Cela dit, cette décision n'aura probablement pas beaucoup de conséquences concrètes. Elle laisse les directions sanitaires cantonales très libres... Les cantons de Suisse orientale ont pourtant déjà opté pour une application rigoureuse du gel des installations. Oui, mais les litiges judiciaires ont commencé. Or la justice helvétique est par tradition très sensible aux questions touchant à la libre entreprise ou à la rémunération. L'avenir de la clause du besoin dépend entièrement de la jurisprudence qui sera définie. Cette mesure risque de devenir caduque avant juillet 2005. De plus, le soutien du parlement à cette mesure n'est pas très vif. Il faudra imaginer d'autres réponses à la hausse des coûts. Yves Guisan, l'un des vice-présidents de la FMH, propose la création d'une caisse-maladie publique, sur le modèle des assurances sociales. La FMH pourrait-elle se rallier à cette proposition ? Seule la chambre médicale est habilitée à définir la position de la FMH sur de telles questions. Cette instance se réunit chaque année en avril, sauf convocation d'une assemblée extraordinaire. Une séance extraordinaire serait justifiée si quelqu'un proposait que la FMH prenne position au sujet de la caisse unique. Une telle solution aurait évidemment des avantages. La FMH est habituée à travailler avec les assurances sociales fédérales. Il y a une véritable tradition de collaboration. De plus, il paraît de plus en plus évident que les caisses-maladie sont incapables de mener une politique qui maîtrise les coûts. Mais les médecins n'auraient plus qu'un seul partenaire, donc une marge de manuvre plus étroite. Et il faut admettre que les structures étatiques ne sont généralement pas très efficaces. Par expérience, je sais que la lourdeur administrative et l'excès bureaucratique ne sont pas des mythes. Que faire alors ? N'est-il pas temps que les médecins fassent des propositions ? Nous le ferons dans le courant de l'année 2003. Un groupe de travail est chargé d'élaborer une stratégie, qui sera soumise à la chambre des présidents, puis à la chambre médicale. Il est vrai que la FMH s'est contentée jusqu'ici d'une politique pragmatique. La négociation des tarifs Tarmed, une grande entreprise sans ampleur stratégique, en est un exemple. Au départ, cette approche était naturelle ; le besoin de réflexion de fond ne se faisait pas sentir. Mais vers 1995, avec l'entrée en vigueur de la LAMal, la question des coûts est devenue réellement problématique. A cette époque, la FMH a continué sur sa lancée. Elle n'a pas formulé de stratégie. C'était une erreur, il faut le reconnaître aujourd'hui. A l'intérieur de la FMH, on sent plusieurs malaises. Lorsque Ruth Dreifuss a annoncé son intention d'appliquer la clause du besoin, beaucoup de médecins en formation ont eu l'impression que vous aviez accepté cette mesure à demi-mot, avant de changer de discours face à la révolte des assistants. Lorsque la FMH a annoncé cet été être disposée à participer à la mise en place de la clause du besoin à certaines conditions bien précises, elle n'a pas déclaré qu'elle approuvait cette décision, bien au contraire. La FMH s'est vigoureusement battue contre l'inscription de cette disposition dans la LAMal. Mais l'été dernier, le Conseil fédéral était déterminé. Il avait posé des jalons à Ruth Dreifuss, qui était presque obligée de prendre des mesures. La FMH n'avait plus aucune chance d'annuler la décision. Il ne restait plus qu'à essayer d'obtenir certaines garanties, ce que nous avons fait par cette fameuse prise de position. Notre soutien ultérieur aux médecins assistants était parfaitement cohérent. La FMH est-elle restée prudente par égard pour ses membres installés, qui ne voyaient pas forcément cette mesure d'un mauvais il
Non. Les médecins installés ont toujours approuvé franchement la FMH dans son opposition à la clause du besoin, ou dans son soutien aux médecins en formation. Des praticiens ont avoué en privé leur soulagement face à une mesure qui les épargnait, j'en ai eu des preuves écrites, mais cette position n'est pas celle de la FMH. Les négociations Tarmed ont mis en évidence une autre fracture, entre généralistes et spécialistes interventionnistes. La FMH peut-elle élaborer une politique claire tout en ménageant les intérêts divergents de ses membres ? Je suis convaincu que c'est possible. Il y a eu des crises durant les négociations Tarmed, mais des solutions ont été trouvées. Cette recherche du consensus correspond bien à la philosophie de ce pays. Mais le processus est très lent. La FMH a évoqué à plusieurs reprises la possibilité d'agir sur le catalogue des prestations de l'assurance de base, notamment en le transformant en liste positive. Pensez-vous qu'elle serait capable de négocier un tel catalogue, après les écueils de Tarmed ? La question des prestations de l'assurance de base est assurément très sensible. Si le problème est abordé discipline par discipline, l'échec est programmé. Prenez un acte médical donné et ouvrez le débat : tous les diables sortiront de la boîte. Il y a pourtant des façons de contourner cet obstacle. Une piste, par exemple, serait de discuter des critères servant à définir les prestations couvertes par l'assurance de base dans toutes les disciplines, et non pas de l'inclusion de tel ou tel traitement. Il existe aujourd'hui des outils pour évaluer de façon objective la valeur des actes médicaux. La notion de «cost-effectiveness» n'est plus le simple rapport coûts-bénéfices des débuts. Elle intègre aujourd'hui de très nombreux critères, comme la qualité de vie des patients, les économies à long terme, etc. Ce critère apparaît comme le plus naturel. Il offre la possibilité de préparer des scénarios de façon quasi scientifique. Cette approche aurait le grand mérite de concentrer le débat démocratique sur les questions fondamentales, de présenter des choix clairs aux citoyens. Qu'est-ce qui est le plus important pour la FMH : préserver son unité ou adopter un discours fort ? Il est absolument essentiel que la FMH reste unie. Une séparation serait une catastrophe pour le corps médical. Dans les pays voisins où il existe plusieurs organisations parallèles, celles-ci emploient une immense énergie et de nombreux salariés à élaborer des compromis, à négocier des positions communes. La population elle-même a besoin d'une organisation à même d'exprimer l'avis du corps médical. Mais il y a tout de même un malaise, notamment du côté des jeunes en formation, surtout en Suisse romande. Les Genevois et Neuchâtelois ont quitté l'ASMAC
C'est préoccupant pour la FMH. Il y a là une crevasse, encore en partie recouverte de neige, mais réelle. La FMH est à la fois un syndicat et un organe voué à défendre la qualité de la médecine, alors que ces rôles reviennent à des instances séparées dans la plupart des pays syndicats et Conseil de l'Ordre en France, par exemple. Ne faudrait-il pas clarifier les rôles ? En réalité, ces deux aspects sont indissociables. Les conditions de travail des médecins influencent la qualité des soins. Une séparation serait totalement artificielle. On est réticent à parler d'argent quand il s'agit de qualité de la médecine, mais les questions financières et syndicales font partie du problème, et je préfère qu'on en discute. Est-il vrai que, dès mars 2003, il ne sera plus nécessaire de passer par la FMH pour obtenir un titre de spécialiste ? Oui, c'est une conséquence des négociations bilatérales avec l'Union européenne. L'OFSP est obligé d'exercer lui-même son autorité de certification. Dans la pratique, cela ne va pas changer grand chose. Il ne sera plus nécessaire d'être membre de la FMH pour se présenter aux examens de spécialiste. En revanche, la FMH continuera à offrir à ses membres des tarifs préférentiels pour les charges liées aux examens, à l'établissement ou au renouvellement des diplômes. Craignez-vous une hémorragie de membres ? Je compte sur un certain sens civique des médecins. Pour le reste, je ne peux qu'attendre et espérer
Mais sans trop d'inquiétude. Je constate, surtout chez les jeunes médecins, une tendance à limiter les affiliations. Ils renoncent à adhérer aux associations cantonales, mais recherchent tout de même à se faire représenter, ce qui les conduit à s'inscrire à la FMH. La FMH défend-elle la relève assez énergiquement ? Les médecins en formation sont les seuls à faire les frais des décisions politiques. Vous affirmez vous-même qu'ils travaillent dans des conditions inacceptables. Je suis résolu à les soutenir dans toutes leurs démarches. Lorsque les Zurichois ont déclaré la grève des crayons, je suis allé les soutenir à la TV. Le problème, c'est qu'il manque souvent des démarches à soutenir. Avec la clause du besoin, j'aurais fait quelque chose, et pas uniquement une menace de grève administrative. Parfois, je voudrais que les jeunes en fassent plus, car la situation dans laquelle on les met est inacceptable. Et si les Lausannois décident de faire comme les Zurichois ? Je serai là. J'ai deux enfants qui sont médecins en formation ; j'ai moi-même milité lorsque j'étais jeune médecin. Je suis convaincu de la légitimité de leurs revendications. La FMH donne parfois l'impression de ne pas se mobiliser au niveau politique. Contre la fin de l'obligation de contracter, elle semble se contenter de brandir la menace de référendum. Vous donnez-vous les moyens politiques de défendre vos positions ? Oui. Nous entretenons de nombreux contacts avec les parlementaires. Ce travail n'est pas très visible, raison pour laquelle la base a parfois l'impression que nous ne faisons rien. Lorsque je passe une soirée à convaincre un conseiller aux Etats, je ne peux pas l'annoncer sur tous les toits. Cette tactique est pourtant très efficace. Notre force, c'est d'être des spécialistes de la relation : chaque parlementaire a un médecin. C'est un atout réel, surtout si tous les praticiens, et pas uniquement quelques dirigeants de la FMH, défendent la médecine dont ils rêvent. Mais santésuisse, par exemple, exerce un puissant lobbying à Berne
Les assureurs ont neuf lobbyistes auprès du pouvoir central, la FMH moins d'un demi. Cette stratégie ne garantit pas forcément le succès, comme le montrent les réticences du National à la fin de l'obligation de contracter. Je crois que ce retournement politique a beaucoup surpris les assureurs, qui pensaient pouvoir s'assurer un soutien par une forte présence à Berne. Mais la politique se fait aussi loin de la Coupole.