Mesure-t-on, dans les différents cantons de la Confédération helvétique, l'impact majeur, le poids grandissant, d'une initiative sans véritable équivalent à travers le monde ; une action qui trouve depuis peu et pourquoi ? des échos aussi méchamment pervers que soudainement amplifiés ? A la une du numéro daté des 22-24 novembre de l'édition européenne du Wall Street Journal, la colonne de gauche a sans aucun doute fait frémir bon nombre de lecteurs plus rompus aux affaires financières qu'aux frontières de la mort. L'envoyé spécial du quotidien à Zurich nous raconte, de manière on ne peut plus factuelle, les dernières heures de Marie Hascoet, citoyenne française âgée de 66 ans qui, depuis Paris, a pris un aller ferroviaire simple pour la cité suisse. En abyme, le journaliste évoque aussi le tournage de ces dernières heures par une équipe de la télévision française.Mme Hascoet souffre, apprend-on, d'un cancer du sein au stade des métastases osseuses. Elle souffre tant qu'elle s'est résolue à mettre fin à ses jours, ce qu'elle ne ferait pas, confie-t-elle, si elle avait eu un enfant. Pour cela, elle a demandé et obtenu l'aide de l'organisation Dignitas ; une organisation dont nous ignorions pour notre part l'existence, les buts et l'activité. Dignitas qui, depuis 1998, a aidé à la réalisation de près de 140 suicides de personnes venues de différents pays européens mais aussi des Etats-Unis, du Liban, d'Egypte et d'Israël. Nous sommes avec Mme Hascoet, dans le café où elle fume ce qui sera son avant-dernière cigarette et où elle coupe sa carte de crédit avec une paire de ciseaux, ce rectangle de plastique symbolisant aujourd'hui mieux que tout ce qui nous relie à l'existence et au monde des vivants. Voilà l'immeuble anonyme où Dignitas possède un petit appartement avec fenêtre sur les toits de Zurich, le réfrigérateur avec une bouteille de champagne et une machine à café, la nurse Erika Luley. Nous entendons Mme Hascoet répondre oui à Ludwig Minelli, le fondateur de Dignitas, quand ce dernier lui demande si elle est bien certaine de vouloir mourir. Nous la voyons signer une «Déclaration de Suicide». Onze heures sonnent aux clochers zurichois. C'est le moment de la prise des antinauséeux qui précède de vingt minutes celle d'un cocktail de barbituriques. La porte de la chambre se ferme, l'équipe de télévision s'en va, nous sommes toujours là. Mme Hascoet demande à Mme Luley si elle vient fréquemment dans cet appartement. «Non, répond l'infirmière. Juste une fois ou deux par semaine, et c'est assez.»Le lit, la bougie qui s'allume. Une volonté, un désir ? «Que la loi française permette que l'on puisse mettre fin à ses jours. Qu'on ne soit pas obligé de venir à Zurich pour cela. Car c'est quand même cher, en train.» Pour un peu on en rirait. Il est 11 heures et 20 minutes. Le contenu du verre est avalé rapidement. 11 heures 30 minutes, Mme Hascoet est dans un coma profond, une main bientôt froide tenue par une main amie. Mme Luley déclare que la mort est là à 11 heures 34 minutes. On ferme les yeux. Le corps sera incinéré avec, ultime demande, le manteau d'hiver et son col en fourrure. Mme Luley fait le 117, le numéro de la police suisse. Les voisins, dit-on, supportent de moins en moins bien, les allées et venues que génèrent les activités de Dignitas. Des édiles de Zurich, des élus suisses, s'inquiètent des conséquences de tout cela sur l'image de la ville, sur le renom de la Confédération. S'inquiéter ? Mais au nom de qui, de quoi ? A 70 ans, Ludwig Minelli, ancien journaliste devenu avocat, ancien membre de l'équipe d'Exit a tout prévu. Tout cela fait-il débat en Suisse ? S'émeut-on ? S'indigne-t-on ? Depuis Paris, avec sans doute une trop grande ingénuité, on s'interroge, on aimerait comprendre.Bientôt conditionnés aux moteurs de recherche, on alerte Google, on demande Dignitas, on fait traduire automatiquement le texte allemand en français pour comprendre les bases juridiques de l'entreprise et l'origine des médicaments. Le résultat est bien sûr grevé de lourdes fautes mais on saisit l'essentiel. «Chaque application admise d'un médicament mortellement agissant suppose évidemment de loin la plupart des cas, aujourd'hui les médecins de famille respectifs sont prêts. Où cela ne devrait pas exceptionnellement une fois être le cas, on peut se baser Dignitas sur ses propres médecins-conseils. Après une réunion personnelle avec le membre, pendant lequel le Dignitas-Arzt se convainc de la présence des conditions pour l'accompagnement de décès souhaité, la prescription zuhanden est alors exposée.»Et Dignitas ne craint pas de nous faire connaître sa «phrase du mois». Celle de novembre 2002 ? «La conscience de notre mortalité rend notre existence seulement humaine.» Max Frisch.(Max Frisch (Zurich 1911-1991), écrivain suisse d'expression allemande dont Le Petit Robert nous dit que «sans dédaigner les ressources du lyrisme et de l'humour, il achemine le spectateur jusqu'au point final d'une démonstration qu'il conduit avec la plus exigeante rigueur.» Parmi ses uvres figure un roman intitulé «J'adore ce qui me brûle». Il est des jours, à Paris, où l'on se demande si nous connaissons pleinement ce qu'est la Suisse).