Résumé
Depuis quelques années, dans toutes les disciplines médicales, les «guidelines» fleurissent. Ils prennent différentes formes : «standards», «practice guidelines», «rapports de conférences d'experts» ou «rapports de conférences de consensus»...La publication des premiers standards sur la surveillance de l'anesthésie eut incontestablement un impact important pour «mettre à niveau» l'ensemble des sites d'anesthésie d'un même pays à un même standard de surveillance. Poussés par la crainte qu'une non-conformité à ces critères leur soit opposable en cas d'accidents, la plupart des établissements publics et privés se mirent en conformité avec ces critères, établis par la discipline elle-même.Au cours des années 90, probablement incité par le succès obtenu par ces premiers guidelines, ce mouvement s'amplifia. S'ils avaient concerné exclusivement les critères minimaux de surveillance, humaine et instrumentale, ils s'étendirent vers les structures de travail des anesthésistes (recommandations SFAR sur le site d'anesthésie, sur l'anesthésie ambulatoire, sur l'anesthésie obstétricale), puis vers les soins médicaux, abordant à la fois les décisions médicales (guidelines for preoperative fasting, antibioprophylaxie, thromboprophylaxie, utilisation de l'albumine, guidelines for the ethical practice of anesthesia
) et leur exécution (transfusion en chirurgie, cathétérisme artériel, transferts intra et extra-hospitaliers).Dans la forme, ces guidelines changèrent également. Initialement rédigés par un groupe d'experts désignés par les sociétés savantes, les textes, qui avaient un fort impact financier par l'acquisition de nouveaux équipements, étaient attentivement relus et corrigés par les membres des conseils d'administration de ces sociétés. Mais, progressivement, en s'adressant plus spécifiquement aux pratiques des soins médicaux, les liens entre les sociétés savantes et ces textes furent plus lâches, les rapports étant confiés à des conférences de consensus ou à des experts, plus spécifiquement investis dans la responsabilité des documents émis. Enfin, d'autres guidelines furent initiés par certaines disciplines, en intégrant des experts d'autres disciplines concernées (guidelines de l'American College of Cardiology).Que faut-il penser de cette évolution, et quelle perspective peut-on donner à ce mouvement ?L'objectif des guidelines est de donner à un sujet choisi un «référentiel», endossant un caractère plus officiel, du fait qu'il est établi par une société savante. Il semble toutefois que les sociétés de discipline choisissent le sujet abordé dans un guideline en raison de pratiques perçues comme dangereuses, ou pour clarifier sur un point complexe des pratiques fréquemment très diverses. L'objectif du guideline est alors de donner une ligne de conduite réfléchie et «officielle», afin de réduire la variance des pratiques. Le guideline vise donc à standardiser certains soins, et à réduire les pratiques multiples. Les transmissions entre les équipes, les décisions de changement ou d'adaptation des soins en sont d'autant simplifiées, car se faisant sur la base d'un même traitement initial. Comme ceci apparaît clairement avec les médicaments, plus leur nombre est grand, plus les erreurs d'utilisation augmentent. Ce même raisonnement peut s'appliquer aux protocoles de soins.Rappelons que pour qu'un soin soit délivré en sécurité, trois conditions sont nécessaires : qu'il soit efficace a priori, utile pour le patient auquel il est prescrit et administré sans défaillance. Il est intéressant de constater que les guidelines offrent l'intérêt de s'attacher dans leurs rédactions à ces trois aspects, et qu'au cours des dernières années, ils ont ciblé ces trois étapes du soin : certains se focalisent sur les critères d'efficacité d'une thérapeutique ou d'une pratique de soin, par une synthèse d'une littérature abondante et complexe : c'est le cas, par exemple, des guidelines sur la thromboprophylaxie, l'antibioprophylaxie, ou l'utilisation d'albumine. D'autres rappellent les critères de sélection des patients susceptibles de bénéficier d'un examen complémentaire ou d'une thérapeutique, afin d'éviter que des examens ou des thérapeutiques ayant une efficacité scientifiquement incontestée ne soient réalisés ou administrés chez des patients mal sélectionnés. D'autres enfin formalisent les critères nécessaires pour que des soins soient administrés en toute sécurité : c'est sur cet aspect que les premiers guidelines avaient été publiés.Si les guidelines concernant les équipements semblent avoir eu un impact important, à l'inverse, ceux concernant les décisions thérapeutiques semblent avoir peu changé les pratiques.1 N'apportant guère plus que les textbooks ou les refresher courses, à l'exception peut-être d'une rédaction plus orientée vers l'utilité pour les praticiens que les textbooks, est-il surprenant que leur impact ne soit pas vraiment différent de celui des formats précédents ? En outre, lorsqu'ils concernent des thèmes sur lesquels on sait que les experts ont eu de grandes difficultés pour se mettre d'accord, «alors pourquoi changer ma pratique ?»
En réalité, la vraie difficulté des guidelines est leur mise en pratique, phase beaucoup plus difficile que leur rédaction, car nécessitant des phases d'appropriation, d'adaptation et d'utilisation.Faut-il donc continuer à publier ces guidelines, peu appliqués ? Quel rôle devraient-ils donc prendre dans l'avenir ? Si leur objectif est d'offrir, à des praticiens qui ont peu de temps à consacrer à leur lecture, une synthèse sur un sujet nouveau ou d'actualité, au milieu de connaissances toujours plus abondantes et complexes, ils offriront peu de valeur ajoutée par rapport aux revues systématiques ou aux revues de synthèse de la littérature médicale. En outre, il faudra être conscient qu'il ne suffit pas d'émettre une information pour qu'elle soit mise en pratique.Si l'objectif visé est d'améliorer la sécurité des soins et de changer les pratiques, alors la question essentielle sera celle des choix concernés par ces guidelines. Donabedian rappelait que l'amélioration de la qualité des soins médicaux devrait prioritairement passer par des actions à trois niveaux : les structures et les ressources des soins, le processus de soins, et la mesure des résultats des soins.2 On peut constater que les guidelines initiaux avaient concerné les structures et les ressources des soins anesthésiques. Ce sont clairement ceux qui ont été efficaces dans les années 80-90. Leur succès est probablement lié au fait qu'ils exprimaient des besoins de sécurité implicitement acceptés par la grande majorité des praticiens, à savoir que la surveillance instrumentale peut améliorer la sécurité des patients. En outre, ils montraient les limites de la surveillance clinique, sans toutefois jeter de discrédit sur ses éventuelles défaillances. En s'adressant désormais au processus de soins, et notamment aux décisions médicales, les guidelines seront plus difficilement acceptés, surtout s'ils abordent des thèmes pour lesquels les praticiens n'ont pas le sentiment de difficultés particulières. N'est-ce pas bien souvent le cas actuel, où bon nombre de praticiens expérimentés considèrent volontiers les guidelines très utiles
pour les débutants.En conclusion, si l'évolution actuelle se maintient, il semblerait nécessaire qu'un point soit fait sur la frénésie actuelle des guidelines. Si leur objectif est l'amélioration de la sécurité des patients, ils doivent être moins nombreux, s'adresser à des points jugés «critiques» par tous, pour lesquels toute la profession adhérera plus facilement à la nécessité d'améliorer des décisions thérapeutiques ou des pratiques. Identifier ces domaines critiques devrait certainement faire l'objet d'une réflexion. Si des guidelines sont édictés, ils devraient faire l'objet d'un suivi de leur efficacité. Faute de quoi, on restera dans une approche classique, très incantatoire, du risque. Il ne suffit pas de porter la bonne parole, il faut qu'elle ait un «sens», pour qu'elle soit suivie
La vision classique, très «normative», de la sécurité («appliquez les règles !») est efficace, mais seulement jusqu'à des niveaux d'un accident pour 10 000 actes. Si l'on vise des niveaux plus bas, il est alors indispensable de prendre en compte différemment les facteurs humains et organisationnels. C'est dans ce cadre que devrait s'intégrer l'édiction des guidelines.
Contact auteur(s)
François Clergue
Médecin-chef de service
Division d'anesthésiologie
HUG
Genève