Je ne suis pas le seul à être de plus en plus interpellé par la problématique suivante : la biomédecine déploie une abondance de compétences scientifiques remarquables et de ressources matérielles dans l'investigation des causes des maladies et leur traitement. C'est bien sûr une partie importante de ce que, de tout temps, la société lui a demandé (entre autres choses de manière que des citoyens sains gèrent sainement la cité). Cela étant, aujourd'hui, on peut se demander si le système de santé, avec le secteur pharmaceutique et les autres éléments du complexe médico-sanitaro-industriel, ne poursuivent pas leurs propres buts de manière «tunnelisée» sur une seule préoccupation, faire croître chiffres d'affaires et bénéfices. L'essentiel n'étant plus nécessairement de rétablir la santé du plus grand nombre, dans l'optique d'une vie non handicapée et de façon à contribuer à une collectivité harmonieuse, mais plutôt de réaliser des hauts faits scientifiques, techniques et économiques. Il reste sans doute des souhaits d'amélioration de la santé comme rapport adéquat avec la réalité (von Uexküll : «Gesundheit ist der adäquate Umgang mit der Realität»), qui apparaissent secondaires cependant : la driving force est souvent la recherche de la performance biotechnomédicale, sans regarder ni à gauche ni à droite. On a parfois à cet égard une impression d'addiction, de craving pour l'exploit, pour l'artifice au sens étymologique du terme.Compte tenu des progrès qu'elle apporte, il est délicat et politiquement incorrect de mettre en cause cette évolution. Il paraît indispensable néanmoins d'apprécier dans quelle mesure elle représente (aussi) un refus de notre finitude qui a des conséquences tout à fait discutables.1 A vouloir occulter notre mortalité, et c'est bien ce à quoi certains activismes contribuent, pour le moins implicitement, à nourrir des rêves de «réjuvénation» (ah les élixirs de jouvence...), ne chosifie-t-on pas toujours plus l'existence humaine ? Doit-on sérieusement imaginer qu'une vie, selon le modèle occidental consommant et agité, où l'espérance de vie serait portée à 110 ou 120 ans vaudra plus la peine d'être vécue que des existences antiques (ou médiévales, ou actuelles) dans des contextes qui font qu'on vit en moyenne moins longtemps mais où on se préoccupe plus de sens de la vie et de spiritualité ?Deux lectures (re)faites récemment expriment des opinions et posent à ce sujet des questions hautement pertinentes. D'abord un ouvrage de Marie de Hennezel et Jean-Yves Leloup :2I «La plupart de nos contemporains, en Occident, refusent l'idée même de la mort, et à plus forte raison celle qu'on puisse vivre avec elle et l'approcher le jour venu consciemment et paisiblement» (p. 11).I «Le monde qui nous entoure ne nous apprend pas à mourir. Tout est fait pour cacher la mort, pour nous inciter à vivre sans y penser, tendus vers des objectifs à atteindre, soutenus par des valeurs d'effectivité. Il ne nous apprend pas davantage à vivre (...). C'est ainsi qu'on recueille parfois de la bouche d'agonisants révoltés, amers, cet ultime regret d'être passé à côté de l'essentiel. Il ne faut pas être particulièrement religieux pour sentir que nous ne sommes pas sur cette terre pour passer notre vie à produire et à consommer» (p. 16). Cette conclusion semble d'une évidence limpide. Pourtant, dans l'ensemble des pays du Nord d'inspiration historiquement chrétienne, le mot d'ordre théorique et pratique qui vient du plus haut niveau aujourd'hui est que nous sommes ici pour produire et consommer...I «La demande spirituelle est rarement formulée comme telle, mais elle est quasiment toujours présente, puisqu'il s'agit de la demande d'être reconnu comme personne, avec tout son mystère et sa profondeur (...). Toi qui me soignes ou qui m'accompagnes, quel regard portes-tu sur moi ? Quelle valeur ou quel sens accordes-tu au temps qu'il me reste à vivre ?» (p. 28).aI «Même au cur de ce combat qu'est l'agonie se fait un travail intérieur, une sorte d'accouchement pour une naissance à autre chose» (p. 29). S'en souvient-on ? En tient-on compte ? Oui, dans les services ou programmes (encore trop rares) de soins palliatifs et les institutions liées au Hospice Movement.3 Mais ailleurs ?I «La mort n'est pas un échec. Elle fait partie de la vie. Elle est un événement à vivre. Une réalité vigoureuse, disait Teilhard de Chardin, qui nous réveille, nous oblige à prendre conscience de nos valeurs les plus profondes, qui nous invite à créer, à penser, à chercher un sens» (p. 50).I «Souvent les soignants sont frustrés par le manque de temps qu'ils peuvent consacrer à un malade, alors que s'ils apprenaient davantage à vivre ce kaïros, c'est-à-dire à être vraiment là avec l'autre durant le peu de temps dont ils disposent, ils seraient alors en coïncidence avec le temps du malade» (p. 111).bI «Le moment de la mort est le plus haut moment de la vie, celui où elle est à sa plus haute intensité. L'essentiel est de "mourir vivant", de ne priver personne de cette occasion de vivre intensément ce passage» (p. 203).cEt puis un article de Ivan Illich4 le philosophe-essayiste-observateur de la société qui a vivement secoué nos certitudes de professionnels de santé dans les années 1970 avec sa Némésis médicale. Article provocant mais qui amène à réfléchir. Extraits :I «Vu l'encombrement par les non-morts grâce aux soins, et vu la détresse modernisée, il est temps de renoncer à toute guérison de la vieillesse. Par une initiative, on pourrait préparer le retour de la médecine au réalisme qui subordonne la technique à l'art de souffrir et de mourir. Nous pourrions sonner l'alarme pour faire comprendre que l'art de célébrer le présent est paralysé par ce qui est devenu la recherche de la santé parfaite».I «Selon la notion qui s'affirme aujourd'hui, l'être humain qui a besoin de santé est considéré comme un système immunitaire qu'il faut contrôler, régler, optimiser, comme "une vie". Il n'est plus question de mettre en lumière ce qui constitue l'expérience "d'être vivant" (...). Il faut comprendre la recherche de la santé comme l'inverse de celle du salut». Ce remplacement moderne de la notion de salut par celle de santé (physique) est aussi relevé par Alain Finkielkraut .1I «Et, avant tout, la promesse du progrès conduit au refus de la condition humaine et au dégoût de l'art de souffrir».I «Cette transformation du médecin qui écoute une plainte en médecin qui attribue une pathologie, arrive à son point culminant après 1945. On pousse le patient à se regarder à travers la grille médicale (...). Le diagnostic ne donne plus une image qui se veut réaliste, mais un enchevêtrement de courbes et probabilités organisé en profil».* * *En dépit d'efforts accrus d'écoute et d'accompagnement, il me paraît que, trop souvent encore, on persiste à occulter l'idée que la mort fait partie de la vie ; on reste bloqué sur ce qu'on voit comme un caractère haïssable d'échec alors qu'elle ne saurait être considérée comme un échec que dans une minorité de situations. Sans doute est-il éminemment important et attendu de lutter contre la maladie et de prolonger la vie, mais la question est vivement posée de savoir dans quelle mesure c'est remplir complètement sa tâche/vocation de soignant que de négliger son rôle (avec d'autres), vis-à-vis des malades, dans le passage vers la mort. A vrai dire, poser la question, c'est y répondre. N'y a-t-il pas quelque chose d'insensé à refuser ou, à tout le moins, à ne pas considérer notre finitude, alors que c'est précisément elle qui fondamentalement donne son sens à la vie ? Au cours du dernier demi-siècle, les professionnels de santé n'ont pas (au mieux, guère) été sensibilisés à leur présence et leur contribution nécessaires au moment de l'agonie. Ayant été moins ou pas formés, ils sont mal à l'aise parce qu'ils ne savent guère comment se comporter : alors on évitera de voir le malade, de lui parler ; au propre et au figuré on fuira, accroissant ainsi la solitude, voire la détresse des personnes en fin de vie (à propos d'une étude à Genève à ce sujet,5 Sur l'évolution des regards et des pratiques en soins intensifs6).Considérer la position éthique propre du patientIl convient de souligner que la prise en compte de cette problématique ne dépend pas des convictions personnelles du soignant quant à l'existence d'un au-delà. Retenir la pertinente formule, entendue récemment : «Dans la relation de soins, la religion qui compte, c'est celle de l'autre».Notion très importante, même si certains s'y rallieront avec peine. Les discussions sur la clause de conscience que peuvent invoquer les professionnels de santé, relancées notamment en rapport avec l'interruption de grossesse (régime du délai entré en vigueur en Suisse au 1er octobre 2002) et le rôle des soignants en fin de vie, ont été conduites pour l'essentiel dans l'optique classique du soignant bienveillant. A-t-on accordé dans ce cadre une attention suffisamment précise à l'autonomie du patient ? On peut se demander s'il n'y a pas là une sorte de «point aveugle», occultant l'importance de l'opinion du soigné (et, sauf circonstances exceptionnelles, sa prééminence par rapport à la vocation de bienfaisance, au vu du caractère nécessaire du consentement éclairé du malade). N.B. : Nous n'entendons pas ici nier la légitimité de la clause de conscience mais relever que, pas rarement, en faire état et l'appliquer correspondra à une limitation de la possibilité pour le patient de mettre en uvre sa libre détermination.A propos du bon usage de la vieJe postule qu'une majorité d'entre nous peut se dire d'accord que, dans le cadre d'une existence qui ne serait pas interrompue de façon brusque et imprévisible (accidents), le souhaitable est de terminer le parcours en pouvant se dire qu'on a raisonnablement réussi : réussi dans l'utilisation des compétences et des opportunités qui nous ont été accordées ou qu'on s'est créées, vis-à-vis de soi, des autres et idéalement de la communauté dans son ensemble. De plus, ne s'agit-il pas, dans la foulée, de réussir sa mort (cette notion méritant sans doute d'être élaborée plus avant). Pour cela, se souvenir qu'on est mortel, le cas échéant se réconcilier avec l'idée, et être prêt à cette issue. On peut ici rappeler l'invitation à «entreprendre comme si on ne devait jamais mourir, vivre comme si on devait mourir demain».Aussi légitimes (bien sûr) que soient les efforts en vue de prolonger la vie, aussi compréhensible que soit la recherche de cures de jouvence,d ils tendent à écarter la réflexion et le débat sur la mort et sur le bon usage de la vie. Le fait de sous-estimer cette dimension est un vrai problème qui requiert l'attention des professionnels de santé. Etant entendu qu'elle n'est pas leur affaire seulement : c'est un enjeu sociétal auquel tous et chacun peuvent apporter des éléments de réponse.Revenant à une phrase d'Illich citée ci-dessus, notre projet de vie devrait inclure comme une composante majeure l'art de célébrer le présent.e Cette célébration n'est pas bien servie par un activisme focalisé sur la survie à tout prix. En conclusion, avec Epicure : «Le soin du bien vivre et le soin du bien mourir ne font qu'un».a A rapprocher de : «Puisque tu te dis mon ami, comment cela se fait-il que tu ne saches pas ce qui me fait mal ?», comme le demande Alexei dans une histoire hassidique citée par Elie Wiesel.b Kaïros est le temps-instant, l'instant propice, à la différence du Chronos qui est lui le temps des horloges, qui tend à nous dévorer...c Plus près de nous, réponse récente de Paul Beck, infirmier et directeur de la Fondation Rive-Neuve, institution de soins palliatifs à Villeneuve (VD) : «Il faut considérer la mort comme quelque chose de naturel, comme un passage plutôt que comme une fin. Cela n'enlève pas les angoisses qu'un mourant peut avoir, et qui sont normales. Je crois que notre société doit réapprendre que l'homme est vulnérable et qu'il ne peut maîtriser ni le début ni la fin de sa vie» (Journal Bonne nouvelle, Lausanne, octobre 2002, p. 5).d A l'endroit desquelles il n'y a que peu à objecter en soi, à ceci près que, de manière certaine, leur poursuite renforcera les inégalités sociales actuelles devant la santé et dans l'accès aux thérapeutiques nouvelles ou complexes. Je n'aborde pas ici les perspectives de sociétés où une nomenklatura minoritaire de rich and beautiful deviendrait de plus en plus vieille tout en continuant à exercer des influences marquées (politiques, économiques) sur la collectivité...e Qui n'a pas grand chose à voir, à mon sens, avec la poursuite effrénée de l'assortiment le plus étendu de consommations et jouissances.Bibliographie :1 Martin J. A propos de la poursuite de la santé et de la longévité, dans notre vie quotidienne et par la recherche. Med Hyg 1998 ; 56 : 2102-4.2 de Hennezel M, Leloup J-Y. L'art de mourir. Paris : Robert Laffont, 1997.3 Martin J. Le développement des soins palliatifs Des orientations nécessaires dans l'action de santé en général. Revue médicale de la Suisse romande 1998 ; 118 : 797-9.4 Illich I. Un facteur pathogène prédominant L'obsession de la santé parfaite. Le Monde diplomatique, mars 1999, p. 28.5 Vonnez J-L. Difficultés relationnelles des médecins hospitaliers en formation face aux patients en fin de vie. Med Hyg 2002 ; 60 : 1077.6 Odier C, Ricou B. Le regard d'une pasteure sur la mort et ses rituels aux soins intensifs de chirurgie. Med Hyg 2000 ; 58 : 2049-55.