Cette fois, il est parti. Bien plus tard que ce que les soignants avaient cru pouvoir pronostiquer
mais il est décédé. Il est parti après avoir résisté bien au-delà des limites connues de la biologie, à sa manière, certainement décidé à déjouer jusqu'à la mort les projets «tout faits» et les idées préconçues. Il est parti à l'issue d'un long séjour hospitalier ponctué de plusieurs transferts. Il est parti d'une manière brutale, d'une manière qui contraste tellement avec la durée de son agonie et ce que nous aurions pu souhaiter pour lui. C'est sûr, en partant ainsi, ceux qui restent éprouvent un goût d'inachevé, une impression renforcée de demeurer, eux aussi, «sur le carreau». Il s'en est allé.Soigner mais pas juger, conduire sans dicter, être disponible sans chercher à s'imposer, assurer un cadre protecteur tout en rappelant des éléments de réalité, être «au plus prêt» sans (trop) s'identifier : l'équipe cherche des repères, ressasse son inquiétude et sa culpabilité. Pour chacun de nous, la chronologie qui a ordonné les étapes du projet de soins tout au long de ce très long séjour se confond avec le caractère atemporel d'intimes vécus. Tout au long de cette trajectoire hospitalière, il a fallu, à chacun et en équipe aussi, découvrir sans cesse des rapports nouveaux entre le passé, le présent et l'avenir. Il a fallu accepter de n'être qu'en quête continue d'un sens toujours en voie de construction. Il a fallu tenir une position d'ouverture permanente. Sans ces dispositions, les soignants savent d'ailleurs bien que les projets de soins les mieux balisés se trouvent régulièrement être mis en échec : une illustration de plus que l'expression populaire qui dit que «le soignant suit son malade», tire sa véracité à la fois de son sens propre et figuré !Tout au long de ce séjour, et même après son décès, la richesse des discussions multidisciplinaires que nous avons eues, ce n'est jamais que des échanges d'informations entre soignants de compétences professionnelles diverses, c'est ce qui s'exprime aussi en termes d'angoisses et de défenses à respecter des individus qui constituent l'équipe. La richesse de ces discussions, c'est l'occasion de revenir sur les idéaux collectifs et individuels. Cette richesse, c'est aussi le temps accordé à l'élaboration de nos sentiments, c'est l'analyse de ce que chaque patient nous fait éprouver. C'est l'analyse des sentiments variés qu'ils éveillent, des attentes particulières qu'ils induisent
et des déceptions qu'ils provoquent. A l'analyse cependant, ce qui reste difficile, c'est bien que si chacun connaît intellectuellement la valeur de ce travail, il éprouve également tant de peine à éviter de penser que, malgré tout, il aurait pu éviter certaines épreuves au malade ou à ses proches.Ce qui précède est à la fois formidablement commun et terriblement singulier. Pour nous autres qui demeurons dans les murs de l'hôpital, la poursuite de notre travail sera d'ailleurs certainement exposée à de nombreux autres accrochages de ce genre. Mais qui se soucie de le faire savoir ? Qui s'intéresse réellement à faire l'état de ce qui est sous-tendu par ces rencontres mortifères ? Et d'abord, qui sera le patient qui prendra sa place dans cette chambre ? Quelles en seront les conséquences pour chacun de nous ? Comment amortir ce flux incessant de patients sortants de nos services ceux que l'on n'y reverra plus jamais et ceux dont on sait déjà qu'ils y reviendront forcément, encore plus gravement atteints avec ceux qui immédiatement leur succèdent ? Il n'est pas rare en tout cas que l'on demande aux soignants de mener de front à la fois ce qu'il est convenu d'appeler le travail du deuil ou de la séparation et l'investissement d'une nouvelle personne. En ce sens, la manière dont nous savons investir certaines catégories de situations les maladies aux complications multiples et les douloureux chroniques, les situations de fin de vie, les relations thérapeutiques difficiles ou les patients qui portent les stigmates les plus tragiques de l'existence sera probablement toujours révélatrice de la façon dont les séparations sont vécues.Il est perdu mais il continue malgré tout à exister à sa manière, à notre manière. Cette réalité latente nous habite pour longtemps encore mais on aura compris de ce qui précède que notre inquiétude aurait tort de ne s'attacher qu'aux possibilités/limites individuelles qui nous permettent d'amortir ces fins de vie, qu'à nos ressources collectives qui nous permettent d'offrir des conditions de deuils suffisantes. Notre attention doit également se porter sur les options gestionnaires qui clivent les soignants en leur confiant d'abord des mandats soit médico-techniques ou «psychologico-psychiatriques», soit des tâches infirmières
ou encore des missions d'aides-soignants alors que les seules réponses possibles se logent justement dans les intersections de ces parties. Notre attention doit aussi se porter sur les rationalisations qui éludent la question du manque de temps soit en lui déniant la place majeure qu'il occupe, soit en cherchant à le fragmenter davantage. Après ces séparations brutales où nos malades, parfois pour des raisons si mystérieuses, ont cessé de résister, une chose paraît essentielle pour les soignants : chacun à sa manière et par son exemple, il nous faut trouver les moyens de poursuivre la lutte pour la reconnaissance de l'utilité de ce travail et du temps incompressible qu'il requiert. Chacun à sa manière, éperdument, il nous faut trouver les moyens de parvenir à nouveau à réinvestir l'Autre de nos subjectivités singulières. En définitive, c'est surtout de la réalisation de ces deux dernières choses que dépendent la mise en place et le maintien de dispositifs respectueux et compatibles avec nos projets de soins.