Résumé
(Suite du No 2419 du 8 janvier 2003)La réflexion sur les valeurs auxquelles la recherche serait soumise ne devrait-elle pas être portée sur la place publique ?De façon un peu «réactionnaire», j'estime qu'il n'y a pas de limite légitime à la curiosité scientifique en tant que telle. Même pas de limites démocratiques. En revanche, il y a des limites démocratiques et prudentielles tout à fait claires aux moyens que la science se donne pour satisfaire cette curiosité.Dans ce domaine, il faut réhabiliter la bonne vieille distinction entre la fin et les moyens. Les moyens qu'utilise concrètement la recherche scientifique relèvent de l'action : le chercheur expérimental agit sur des personnes, sur la nature. Ces actions sont soumises à des limites, à commencer par celles du droit. Le chercheur doit respecter des interdits, par exemple l'interdit du clonage reproductif ou de l'expérimentation humaine sans le consentement éclairé des personnes.S'agissant des fins de la recherche, la question d'un «contrôle démocratique» est au fond très peu claire. Si un tel contrôle démocratique surtout au sens du consensus mou et flou que ce terme recouvre généralement en Suisse avait existé au temps de Galilée, il est évident qu'il aurait donné raison à l'Inquisition. La recherche est fondamentalement là pour déranger. Et la majorité des gens n'aiment pas trop qu'on les dérange.Mais cela ne doit pas nous empêcher de critiquer des stratégies de recherche, particulièrement en médecine. Dans le domaine des médicaments, par exemple, on a parfois l'impression que le chercheur universitaire commence à avoir son mot à dire au moment où une recherche clinique est proposée à un service hospitalier. Finalement, la communauté hospitalo-universitaire n'est guère en mesure de se prononcer sur le concept stratégique en amont de l'essai clinique, notamment sur la logique commerciale qui l'inspire. La société civile encore moins, ce qui n'est pas normal.Il s'agirait donc de protéger la liberté de la recherche fondamentale. Mais il n'y a pas de science totalement «pure». Même la recherche fondamentale s'organise pour défendre des intérêts multiples, ceux des chercheurs, ceux des bailleurs de fonds. Ne faudrait-il pas contrôler ce système d'intérêts ?La science n'est effectivement jamais pure. Mais l'opinion démocratique sur la recherche fondamentale souhaitable ne se distingue pas, à mon sens, des autres intérêts en jeu. En Suisse, on idéalise la volonté générale, telle qu'elle s'exprime par la votation populaire. A tel point qu'on oublie qu'il s'agit, dans la politique de la science, d'un intérêt parmi d'autres. L'avis des citoyens n'a pas de raison d'être plus pur ou plus pertinent que d'autres.Par contre, lorsqu'il s'agit de moyens, je ne remets pas en cause la prérogative du peuple de faire des choix. Y compris des choix obscurantistes, si c'est sa volonté. Mais je ne pense pas que la science serait intrinsèquement meilleure si elle était dirigée par un système de priorités qui serait défini de façon démocratique. Il me semble plutôt que la démocratie a intérêt à protéger la dimension plus ou moins anarchique de la recherche fondamentale, plutôt que de l'enfermer dans un carcan bien-pensant.Parfois, on a pourtant l'impression que des chercheurs manipulent la société. Récemment, Craig Venter a médiatisé son projet de créer un microorganisme doté d'un génome synthétique. Il a mandaté des éthiciens pour donner un avis sur la création d'êtres «artificiels». Ne devrait-on pas chercher à mieux comprendre ces mécanismes de création de la science future, comme les décrit la philosophie des sciences ?L'exemple est intéressant. Craig Venter a effectivement médiatisé ce projet et demandé un avis à des éthiciens. Cela relève banalement de la tactique. Il n'y a pas besoin de convoquer la philosophie des sciences pour le dire. Le phénomène relève à la rigueur de la sociologie des sciences.Mais Craig Venter réussira peut-être à donner naissance à un champ de recherche. Il le fait sans que personne ne puisse se prononcer sur les valeurs qui justifient sa démarche
Ce qui est intéressant dans le projet de Venter, ce n'est pas tellement l'idée d'un génome synthétique, presque banale, mais bien l'idée d'un génome minimal, d'un génome où il y aurait tout ce qu'il faut mais rien de plus. Il s'agit d'une question biologique sérieuse. Ce que je trouve éthiquement discutable, ce n'est pas le projet lui-même, mais la façon dont il a été vendu au public. Craig Venter prétend que ses micro-organismes minimalistes permettront des économies d'énergie. Or, cette promesse n'a pas de lien évident avec sa recherche.Venter élabore peut-être cet argument pour répondre au politiquement correct actuel, selon lequel la science doit obligatoirement servir des buts démocratiques, nobles et consensuels. Le fait de répondre à une question théoriquement importante ne serait pas suffisant. Or, si elle pose une question intéressante à l'Univers, la science est légitimée à essayer de trouver une réponse sans avoir à faire des courbettes devant l'intérêt public, dès lors qu'elle emploie des moyens licites.Venter évoque spontanément les risques que présentent ses recherches, si elles étaient détournées par le terrorisme.C'est très habile. Dans un climat d'inquiétude exacerbé, Venter se donne une médaille de bon citoyen qui avertit à l'avance des dangers futurs de sa recherche. Assez machiavélique
Des chercheurs utilisent une autre tactique, celle de choquer la population en posant des questions angoissantes. Ils attirent ainsi l'attention des médias, de la société, du législateur. Finalement, d'autres recherches risquent d'être privées de moyens. L'éthicien ne devrait-il pas se pencher sur ces pratiques ?Je suis assez d'accord. Mais je refuse de parler de «l'éthicien» et d'un rôle social unique dont il serait investi. Heureusement, la bioéthique reste une entreprise suffisamment hétéroclite pour que différents éthiciens se donnent des rôles différents. Cela dit, un éthicien issu de la biologie pourrait effectivement jouer le rôle d'une certaine conscience critique par rapport à ces stratégies visant à faire du bruit autour de certaines applications. Il pourrait par exemple essayer de les contrer en ayant de la curiosité pour d'autres travaux.En ce sens, certains éthiciens devraient peut-être jouer un rôle que Bruno Latour appelait de ses vux, celui d'un observateur qui serait pour la science ce qu'est le critique pour la vie musicale. Autrement dit, celui qui peut parler d'un sujet, d'en faciliter l'accès et l'évaluation critique, sans en être nécessairement le praticien au jour le jour. Cela me paraît un rôle social utile.Les éthiciens doivent donc se méfier des consensus faciles.Oui, y compris des consensus «tactiques», destinés à rassurer la population. En Suisse, par exemple, existe un consensus tactique des scientifiques disant à peu près ceci : «la thérapie génique germinale, c'est tout de même un peu sulfureux, on ne va pas trop secouer le bateau». Pour ma part, les arguments contre les interventions géniques germinales ne me paraissent pas convaincants et je le dis. Au risque de déranger les scientifiques qui souhaiteraient ne pas réactiver la question. Autre exemple, le diagnostic préimplantatoire : le consensus politique, grosso modo, considère que c'est une affaire réglée par l'interdiction. Je pense au contraire qu'il est utile de rappeler que les arguments éthiques contre le diagnostic préimplantatoire sont fondés sur des présupposés philosophiques qui doivent être discutés.La mondialisation ne porte-t-elle pas les problèmes éthiques à une échelle qui dépasse les Etats ? Est-il utile que le petit pays qu'est la Suisse se dote de lois bioéthiques, alors que la recherche peut émigrer dans des pays plus permissifs ?J'hésiterais beaucoup à faire des affirmations générales. La pertinence du débat suisse est à évaluer au cas par cas. Sur la question des cellules souches, par exemple, la loi suisse a un sens. Dans ce domaine, la Suisse n'est pas un petit pays. Elle a une forte tradition de recherche en biologie moléculaire du développement. De ce fait, ce qu'elle décide de faire sur ce terrain peut avoir un certain retentissement.Plusieurs questions, comme celle du clonage, se posent d'ailleurs déjà au niveau international
Effectivement. Ce qui est intéressant, c'est que la perspective d'un consensus mondial sur ces questions me paraît de plus en plus illusoire. En particulier pour tout ce qui touche à l'embryon humain, les lignes de front qui se sont dessinées dans les années quatre-vingt-dix ne vont pas beaucoup évoluer. Il y aura coexistence entre des cultures éthiques divergentes. Avec une question passionnante : celle de savoir comment ces cultures vont se stabiliser et coexister de façon pacifique. Les Allemands ne deviendront pas plus libéraux sur l'embryon, ni les Anglais plus restrictifs. La science va rester mondialisée, mais elle devra faire façon de ces différences-là.Comment expliquer ces clivages ?Ils ont souvent une origine historique. En Allemagne, l'histoire pèse très lourd sur la recherche biomédicale, en particulier sur l'étude de l'embryon. Le monde anglo-saxon n'a pas ce fardeau historique. Mais les racines intellectuelles du discours éthique ont aussi une influence. Le monde anglo-saxon est héritier des Lumières, en particulier les Lumières écossaises symbolisées par David Hume. L'Allemagne vient un peu des Lumières par Kant, mais beaucoup de la théologie, qui reste aujourd'hui la source principale de la légitimation académique du discours éthique en Europe centrale. Et peut-être est-ce l'influence des grands spécialistes de la culpabilité humaine : Martin Luther, Albert Schweitzer et Sigmund Freud.La Suisse se trouve un peu entre ces deux traditions.Exactement, et cela s'observe en particulier dans les instances éthiques panhelvétiques. Ce n'est pas le mur de Berlin, mais il y a clairement deux sensibilités.Il existe cependant des invariants culturels. Dans tous les pays occidentaux, par exemple, les transformations génétiques occupent le centre du débat éthique.C'est vrai. Nous considérons aujourd'hui que ce qui compte vraiment dans l'humain se trouve du côté du génome. Cette conception est portée par les intuitions philosophiques qui nous viennent de la scolastique, celles qui font la différence entre essence et accident. Le génome est devenu la collection des essences, alors que le phénotype est rangé dans la catégorie des accidents. Ce mythe ou plutôt cette métaphore est opératoire dans de nombreuses discussions récentes.Par exemple ?J'ai donné récemment une conférence sur le thème de l'homme artisan de lui-même. Or, j'ai été frappé de voir que cette question est immédiatement associée à cette autre interrogation : «A-t-on le droit de modifier des gènes humains ?». Alors que l'être humain est malléable dans beaucoup d'autres aspects de sa nature.Dès l'instant où les technologies touchent au génome, les questions acquièrent une sorte de pathos spécial. Les modifications de la façon d'être soi, rendues possibles par les neurosciences, qui sont beaucoup plus radicales à certains égards, ne semblent pas soulever les mêmes craintes. Mais comme on ne touche qu'au phénotype, qu'à l'accident, on n'entre pas dans ce registre de l'intimité ontologique des êtres.Le fait qu'en travaillant sur les neurones, on agisse sur un seul individu, de façon limitée dans le temps, alors que les manipulations génétiques peuvent se transmettre à la descendance, ne joue-t-il pas un rôle ?La différence est effectivement substantielle. Mais je ne crois pas qu'elle épuise le problème. Si le génome a autant de succès comme métaphore de l'essence, c'est aussi parce qu'il peut être décrit dans un système facile à expliquer, le code génétique, la suite des «lettres». Il mobilise des références culturelles puissantes : le livre sacré, la métaphore scripturaire. Décrire la personne par son cerveau, c'est nettement plus compliqué. On pourrait dire que nous sommes la somme de nos synapses, mais on n'est pas dans un système de représentation aussi limpide.Les applications des progrès biomédicaux sont chères et, de ce fait, pas forcément accessibles à tous. L'équité n'est-elle pas la prochaine grande question éthique ?L'équité, dans le sens d'un droit d'accès aux traitements existants ou futurs, constitue à l'évidence un enjeu éthique crucial. Par contre, ce qui est moins clair, c'est de savoir si l'éthique peut contribuer à faire exister des traitements tendanciellement équitables, plutôt que d'autres qui seraient tendanciellement inéquitables. Sur le papier, cet objectif répond à un idéal éthique plausible, mais je crains qu'il ne soit pas réaliste. Je ne suis pas convaincu que le progrès biomédical se laisse piloter selon des fins morales, comme le montrent plusieurs exemples classiques.Prenons celui de la poliomyélite. La recherche médicale pilotée selon les fins nous a donné, dans les années quarante, des poumons d'acier de plus en plus perfectionnés. L'éthicien de l'époque aurait pu demander qu'il y ait un poumon d'acier dans chaque dispensaire de quartier, afin que tous puissent en profiter. Mais au même moment, les doux rêveurs qui travaillaient sur les virus animaux ont posé les bases du vaccin. Du coup, le problème a radicalement changé de configuration. Je ne pense pas qu'aujourd'hui on ait dépassé cette perplexité-là.Au fond, garder confiance dans les surprises de la science vous semble raisonnable.Oui. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de jugement éthique à porter sur des questions comme les maladies orphelines, par exemple. Mais il ne faudrait pas que cette démarche critique débouche sur l'ambition pharaonique de vouloir piloter le progrès biomédical en fonction de fins vertueuses. On créerait des attentes qui seraient forcément déçues.La diversité s'avère plus importante pour le bien commun qu'une forme de pilotage.La force de la science telle qu'on la connaît aujourd'hui, c'est de réunir dans un effort convergent beaucoup d'acteurs qui ont de bonnes idées contradictoires entre elles. Mais cette richesse est difficile à défendre face à ceux qui ont une mentalité administrative, que ce soit dans le secteur public ou dans l'industrie. Les gens aimeraient bien des plans quinquennaux.Mais jusqu'où l'homme interviendra sur lui-même ?C'est une question qui m'intéresse beaucoup, même si, plus je me la pose, plus je me demande quel est son sens. Parce qu'il y a depuis toujours une dimension autopoïétique dans l'histoire de l'humanité. L'être humain du néolithique, en domestiquant le blé ou le chien, se domestique lui-même. Il modifie son rythme de vie, la nature de son habitat, ses pratiques culturelles, la distribution de ses propres gènes... Le progrès biomédical permet cependant des interventions beaucoup plus radicales.Je n'en suis pas persuadé. Il y a peut-être une convergence entre toutes sortes de pratiques individuelles, comme le fait de piloter son état mental par la psychopharmacologie, ou la popularité croissante de pratiques d'ornementation corporelle dans les sociétés modernes... Peut-être la modification du génome relève-t-elle de cette logique.Tout de même, l'homme va pouvoir modifier ses gènes, se mélanger avec des cellules souches embryonnaires, se relier à des dispositifs technologiques. Il se mêle de plus en plus intimement à l'artifice, ce qui est nouveau
Effectivement, le rapport entre la dimension biologique du corps humain et les outils de l'homme est peut-être en train de changer. Mais l'être humain a toujours entretenu un rapport très intime avec les outils qu'il invente, même s'il les internalise de façon plus poussée désormais. On observe certes une accélération de cette évolution, mais je ne suis pas persuadé qu'il y ait rupture.Cela pourrait être une étape majeure, comme l'invention de l'agriculture ou l'industrialisation ?Peut-être. Mais s'il y avait eu des intellectuels à l'époque du néolithique, ils n'auraient probablement pas vu la révolution de l'agriculture. Malgré tout, l'importance croissante de la prothèse et sa «biologisation» me semblent un élément plus novateur que l'accès au génome et toutes les modifications de la nature humaine par le biais des gènes.La société porte son souci éthique sur la recherche sur l'embryon, sur les annonces des cloneurs. Passe-t-elle à côté de questions plus urgentes ?D'autres questions sont effectivement écartées à tort de la conscience éthique. La confidentialité en général en est une. Nous allons au devant de dérapages majeurs dans ce domaine, parce que les valeurs qui fondent la confidentialité médicale sont de plus en plus impopulaires. La valeur à la mode, c'est devenu la transparence. Je suis sidéré de voir à quel point il est facile de convaincre certaines personnes que, s'ils ont quelque chose à cacher, c'est qu'ils ne sont peut-être pas de bons citoyens.Dans ces conditions, il devient difficile de protéger la confidentialité des données médicales face à d'autres intérêts. Les citoyens me semblent peu conscients des sacrifices auxquels ils pourraient un jour être contraints sous prétexte d'économies ou de bonne lubrification financière du système de santé. Cela a à voir avec l'immaturité générale du débat sur le système de santé. Les gens risquent d'être pris au dépourvu le jour où les assurances maladie leur diront : «Si vous nous dites tout, vous aurez 10% de moins sur vos primes, cela simplifiera notre travail». Car ils ne savent finalement plus très bien à quoi sert la confidentialité.Défendre cette confidentialité est un travail spécifique de l'éthique médicale.Oui : la médecine est porteuse d'une culture spécifique qui, quels que soient ses côtés paternalistes, corporatistes, un peu réacs, représente une certaine mémoire, en particulier de la confidentialité. Si la culture médicale ne défend plus cette valeur, personne ne la défendra à sa place. Car aucun autre rôle social, en tout cas parmi les rôles sociaux modernes, n'a ce même lien existentiel avec le secret.Je suis parfois tenté de réhabiliter quelques aspects archaïques de la bonne vieille éthique médicale d'autrefois. Dans le serment d'Hippocrate, il y a deux points qui ressemblent à des tabous quasi magiques : l'interdit sexuel et l'interdit de révéler des secrets. Ces interdits fondent une certaine forme de gestion de l'intimité, toujours d'actualité. Ils demandent certes à être retraduits dans un langage plus rationnel. Mais ils dépendent aussi de la force morale inscrite dans la culture médicale.