Les afibrinogénémies constitutionnelles sont des pathologies rares de la coagulation. Les personnes avec une afibrinogénémie ont un risque hémorragique permanent ; elles peuvent présenter également des ruptures de rate, des retards de cicatrisation des plaies et paradoxalement des complications thrombotiques. Les femmes souffrent d'avortements spontanés. Jusqu'en 1999, les anomalies génétiques responsables de ces déficits étaient inconnues. Depuis nous avons pu, ainsi que d'autres groupes, caractériser de nombreux déficits. Ces découvertes permettent de proposer un diagnostic prénatal et d'envisager l'espoir d'une guérison par thérapie génique.
Bien que rare, l'afibrinogénémie est une affection qui soulève de nombreuses questions d'intérêt général. Pourquoi les patient(e)s n'ayant pas du tout de fibrinogène saignent-ils moins que les personnes avec une hémophilie sévère ? Pourquoi certains patients saignent-ils fréquemment alors que d'autres ne présentent qu'occasionnellement des complications hémorragiques ? Pourquoi observe-t-on des ruptures spontanées de la rate ? Pourquoi certains patients font-ils des thromboses ? Outre les aspects cliniques, nous allons dans cette revue décrire les anomalies moléculaires responsables de cette affection. C'est à Genève en 1999 que la première anomalie génétique a été caractérisée.1 Depuis, de nombreux autres déficits ont été identifiés. Les principaux aspects thérapeutiques seront finalement abordés, l'espoir ultime étant une guérison de cette affection par thérapie génique. Nous n'aborderons pas dans cet article les déficits partiels en fibrinogène (hypofibrinogénémies, dysfibrinogénémies).
Environ une personne sur un million naît avec une afibrinogénémie.2 Contrairement à l'hémophilie où le nombre des gens affectés est presque constant (1/5000 sujets de sexe masculin pour l'hémophilie A), l'incidence des cas d'afibrinogénémie à la naissance va varier suivant les régions. Cette différence est essentiellement expliquée par l'endogamie. En effet, la transmission autosomale récessive de l'affection implique qu'un sujet afibrinogénémique aura des parents hétérozygotes, avec un taux de fibrinogène circulant d'environ 1 g/l, ce qui est la moitié d'un individu normal (2,0 à 4,0 g/l). Les hétérozygotes sont difficiles à recenser car ils ne présentent pas de manifestations hémorragiques. L'incidence différente de l'affection est bien illustrée par deux exemples, le Liban et la Suisse. Au Liban, le taux de consanguinité est supérieur à 20% dans certaines communautés, ce qui explique les nombreux cas d'afibrinogénémie. Nous avons par exemple étudié une famille vivant dans un village de la Bekaa où plus de dix individus vivants ont une afibrinogénémie.3 On dénombre presque le même nombre de cas pour toute la Suisse.
Le tableau 1 résume les principales propriétés du fibrinogène. Il s'agit d'un dimère de trois paires de polypeptides : Aa, Bb, g codés par trois gènes (FGG, FGA et FGB) séparés sur le bras long du chromosome 4 (fig. 1). Les gènes FGG, FGA et FGB ont respectivement 10, 6 et 8 exons. Les trois ARN messagers sont exprimés séparément mais avec une régulation apparemment commune. Les polypeptides sont synthétisés par l'hépatocyte et assemblés dans la cellule. Bien qu'en principe non synthétisé par les mégacaryocytes, on trouve également du fibrinogène dans les plaquettes. Ce fibrinogène plaquettaire est capté par endocytose depuis le plasma.
Le fibrinogène, lorsqu'il est transformé en fibrine par la thrombine, a une importance fondamentale puisqu'il constitue la base des caillots sanguins. De plus, de par sa fixation aux glycoprotéines GPIIb-IIIa plaquettaire, il permet aux plaquettes d'agréger entre elles. Outre son rôle dans l'hémostase, le fibrinogène sert de matrice pour la prolifération et l'organisation des cellules dans des sites lésés ou dans lesquels un état inflammatoire est présent.4
Jusqu'en 1999, aucune anomalie moléculaire responsable d'une afibrinogénémie n'avait été décrite. Une première anomalie a été trouvée chez une famille suisse1 et depuis, comme indiqué dans le tableau 2, près de trente mutations ont été décrites chez des patients de différentes origines.5-12 En Europe les anomalies les plus fréquentes sont trouvées dans le gène codant pour la chaîne a. Ces mutations sont de différents types (faux-sens, non-sens, sites d'épissage, voire délétion) (fig. 1). Récemment nous avons eu l'occasion d'étudier sept familles libanaises où nous avons pu caractériser une nouvelle mutation responsable d'une afibrinogénémie dans le gène codant pour la chaîne g.3 Les mutations touchant la chaîne b sont rares.
Dans la plupart des cas, les mutations entraînent soit un ARN non traduit, soit la synthèse d'un polypeptide tronqué, qui ne pourra pas s'assembler à l'intérieur de la cellule avec les deux autres chaînes de polypeptides.14
Le diagnostic d'afibrinogénémie n'est pas difficile, car en l'absence de fibrinogène, les temps de coagulation (PT, aPTT, etc.) sont indéfiniment prolongés. La confirmation du diagnostic de laboratoire repose sur la mesure du fibrinogène qui montre son absence alors que les autres facteurs de la coagulation sont normaux. Les tests évaluant la fonction plaquettaire (adhésion, agrégation, temps de saignement) sont en général altérés, ce qui est logique vu le rôle important du fibrinogène dans l'hémostase primaire.
Deux particularités sont à noter : a) la vitesse de sédimentation basse et b) l'absence d'induration aux tests d'hypersensibilité retardée. Les patients avec une afibrinogénémie ont en effet une vitesse de sédimentation qui ne s'élève que peu en cas d'infections, le fibrinogène étant, avec les globules rouges, un des composants essentiels de la vitesse de sédimentation. Par ailleurs, lorsqu'on fait des tests de sensibilité retardée (par exemple une réaction de Mantoux), on n'observe pas d'induration cutanée (la rougeur oui), l'induration étant due à des dépôts de fibrine.
Grâce aux anomalies moléculaires découvertes, on peut proposer maintenant un diagnostic prénatal, ce qui a été fait récemment à Genève pour deux familles.
Le tableau 3 mentionne les principales complications cliniques. Les problèmes hémorragiques dominent la vie de l'afibrinogénémique, ceux-ci commençant dès l'enfance (saignements ombilicaux). Il faudra en particulier faire attention de ne pas faire de circoncision sans substitution en fibrinogène. Par la suite, les manifestations hémorragiques seront principalement de type cutanéo-muqueuses, comme par exemple des épistaxis, gingivorragies ou ménorragies.2 Les hémorragies cérébrales sont une des causes importantes de complications graves voire de décès.2,15
Les patients sans fibrinogène saignent moins que les personnes avec hémophilie sévère. Ils font en particulier moins d'hémarthroses. L'explication de cette différence réside probablement dans la possibilité de génération de thrombine. En effet, les patients afibrinogénémiques sont capables de générer une quantité normale de thrombine, ce qui n'est pas le cas des hémophiles. Or la thrombine a un rôle essentiel pour activer les plaquettes. Même en l'absence de fibrinogène, une agrégation des plaquettes est possible, en particulier à des vitesses de cisaillement élevées, grâce à d'autres molécules comme le facteur von Willebrand.16 Tout ceci confère donc une certaine protection, cependant insuffisante pour contrôler des challenges hémostatiques d'une certaine importance.
De manière tout à fait étrange de nombreux cas de ruptures de rate ont été rapportés.17 Celles-ci surviennent vraisemblablement suite à des petites hémorragies sous-capsulaires. Comme autres complications, on observe une mauvaise cicatrisation des plaies et, chez les femmes, un risque très élevé d'avortements spontanés.18 En effet le fibrinogène est très important pour stabiliser l'attachement du placenta à l'utérus lors du développement embryonnaire.19
Une complication paradoxale a été rapportée, celle de la survenue de complications thrombotiques veineuses20,21 et artérielles.22,23 Ces complications pourraient survenir quand les patients sont substitués de manière excessive ou quand les préparations sont contaminées avec des facteurs activés. Elles peuvent également démasquer une thrombophilie associée.22 Ceci pourrait expliquer également, comme pour l'hémophilie,24 pourquoi certains patients afibrinogénémiques saignent relativement peu. Il est possible que les embolies artérielles observées chez certains patients soient dues aux caillots instables formés chez les patients afibrinogénémiques. Il a été montré récemment que les souris afibrinogénémiques faisaient des thrombi mais que ceux-ci étaient très instables, embolisaient et entraînaient des occlusions vasculaires.25
D'une manière générale, ces patients doivent être suivis dans des centres spécialisés. Quand un patient saigne, il faut logiquement lui donner une préparation contenant du fibrinogène (environ 50 à 100 mg/kg). Suivant les pays, trois possibilités existent : le plasma frais (congelé ou non), les cryoprécipités ou les concentrés de fibrinogène purifié.
Le plasma frais congelé est utilisé dans des pays qui ne peuvent préparer des cryoprécipités et qui ne peuvent acheter des concentrés de fibrinogène. L'ennui du plasma frais congelé est le volume injecté et la sécurité virale moindre, même si des méthodes d'inactivation existent.
Les cryoprécipités sont préparés à partir des plasmas frais congelés ; pour la même quantité de fibrinogène le volume administré est moindre que le plasma frais congelé mais ils posent également des problèmes de sécurité virale.
Différents concentrés de fibrinogène purifié existent ; malheureusement, du fait du mode de préparation et des mesures de sécurité virale accrues, le prix est plus élevé, ce qui fait que de nombreux pays ne peuvent s'en procurer. Ces concentrés permettent d'infuser une quantité précise de fibrinogène. Ces préparations ont également l'avantage de donner des quantités de volume moins importantes que les plasmas frais ou les cryoprécipités, ce qui évite une surcharge volumique et facilite le traitement à domicile.
En cas de saignement, le but est d'augmenter la concentration de fibrinogène au-dessus de 0,5 à 0,8 g/l, ce qui est tout à fait suffisant pour assurer une hémostase normale. La durée du traitement variera en fonction de l'importance et du type de saignement. On peut aussi traiter préventivement, c'est-à-dire qu'au lieu de ne traiter que les complications hémorragiques avérées, on administre du fibrinogène régulièrement (par exemple une fois tous les 15 jours), ce qui met le patient à l'abri de la majorité des saignements. La justification d'un traitement préventif, la dose à administrer et la fréquence des injections sont l'objet de discussions.15,21 Il est vraisemblable que des doses faibles et espacées soient suffisantes pour mettre le patient à l'abri de la plupart des complications hémorragiques. Par contre, en cas de grossesse, il est préconisé de maintenir un taux supérieur à 1 g/l pendant toute la grossesse.18
Quel que soit le type de traitement (plasma frais, cryoprécipités ou concentrés), il existe un risque (cependant très faible) de développer des anticorps antifibrinogène. Comme autres complications il y a le risque de transmissions d'agents infectieux ainsi que celui de faire des réactions allergiques. Enfin, comme mentionné précédemment, des complications thrombotiques ont été décrites. La plupart ont eu lieu dans les suites d'une intervention chirurgicale ou après un traumatisme alors que le patient était sous substitution. Il est donc important d'envisager une prophylaxie antithrombotique en même temps qu'une substitution en fibrinogène dans certaines circonstances.26
Deux autres traitements d'appoint ont été considérés. Le DDAVP, en augmentant le facteur von Willebrand, pourrait avoir un effet bénéfique mais ceci n'a pas été observé par tous les auteurs. Les agents antifibrinolytiques pourraient également être utiles,2 en particulier pour prévenir ou traiter les saignements dans la sphère ORL.
Une contraception orale continue est envisagée pour deux raisons. La première est qu'elle peut diminuer les ménorragies,27 la seconde vise à inhiber l'ovulation car des ruptures de kystes ovariens ont été décrites.28 Il faudra cependant tenir compte du risque thrombotique associé à la prise d'une pilule en cas de substitution en fibrinogène, particulièrement dans un contexte chirurgical.
L'afibrinogénémie congénitale est une maladie rare qui soulève cependant de nombreuses questions d'intérêt général. La découverte récente de nombreuses anomalies moléculaires a permis de mieux comprendre les mécanismes présidant à la synthèse et à l'expression du fibrinogène. Sur le plan clinique cette connaissance permet de faire un diagnostic prénatal et d'envisager une thérapie génique. Il reste cependant de nombreux points à élucider, comme la compréhension de la variabilité interindividuelle de l'expression clinique et le choix du traitement le plus approprié pour un patient donné. W