Résumé
Ah oui, ils sont turbulents, les jeunes médecins ! Mais turbulents avec classe. Quand, sur les photos publiées dans les journaux, on voit les assistants vaudois en grève, leurs blouses blanches en étendard, brandissant de petits calicots bricolés, avec leurs têtes angéliques, leurs regards purs et décidés, on se dit que, mince, ils ne manquent pas de panache. L'avenir leur appartient, ils le savent, et cela se sent. La société commence tout juste à le découvrir....«Nous sommes désormais des partenaires avec lesquels il faudra compter dans la politique de santé», déclarait Oscar Matzinger, président de l'association des assistants vaudois, au moment où il apprenait que le Conseil d'Etat cédait aux revendications du mouvement de grève qu'il avait lancé. Les assistants vaudois ont gagné leur grève juste. Ils ont surtout mis en évidence un phénomène qui dépasse leur action : les jeunes médecins tiennent le couteau par le manche. Car la population va vieillir, la demande de soins augmenter et eux vont manquer, donc devenir précieux. Déjà, en fait, non seulement les jeunes mais les médecins dans leur ensemble ont suffisamment de pouvoir entre les mains pour prendre une place décisive dans les décisions concernant le futur de la médecine. Le savent-ils assez ?...Quelques docteurs des anciennes générations des ex-assistants installés dans la vie et la médecine se demandent : cette grève ne va-t-elle pas pousser au flicage de la profession ? A vouloir éliminer l'exception des heures de travail, les assistants ne vont-ils pas perdre leur statut d'exception culturelle ? Le danger, c'est vrai, à exiger de dépendre strictement de la loi sur le travail, c'est de se retrouver, en contrepartie, avec des horaires strictement contrôlés, comme n'importe quel employé. Or la médecine est une profession à part et doit le rester. Mais l'exception ne tient pas seulement au dévouement des médecins. Elle dépend aussi de leur capacité à créer une ambiance culturelle. De leur force d'existence en société, de leur manière de forcer le destin....Qu'y a-t-il de nouveau dans la vie des assistants de 2003, par rapport à celle des anciennes générations de médecins ? De futurs notables qu'ils étaient, pourquoi sont-ils devenus des fauteurs de trouble ? La réponse est simple : la brutalité de la clause du besoin leur a montré que la société a changé du tout au tout. Leurs prédécesseurs étaient regardés comme des êtres sacrés (tous les journaux écrivent cela, ces jours, un peu moqueurs : «enfin, les médecins tombent de leur piédestal, ils ne sont plus des dieux»), même les infirmières acceptaient leur autorité sans arrière-pensée. L'avenir se présentait comme un parcours clair : c'était la vie dans un rôle valorisant. Associé à la profession, le gain narcissique était immense. La vocation, l'éthique, le dévouement ? Oui, certes, tout cela a existé et existe encore. Mais ce qui permettait de sacrifier une partie de sa vie privée à la médecine, c'était aussi la reconnaissance de la société....De nombreux médias ont relevé que cette grève des assistants est une conséquence directe de la clause du besoin, ce coup de Jarnac fait à la jeune génération, mais surtout qu'elle préfigure «quelque chose de nouveau». Ce nouveau, cependant, en quoi consiste-t-il ? Là, les commentateurs restaient évasifs. Est-ce le fait que, pour la première fois, une corporation de «nantis», selon les mots médiatiques, a manifesté jusqu'au bout et fait plier un gouvernement romand ? Est-ce simplement l'émergence d'une catégorie professionnelle différente, celle des médecins hospitaliers, qui ose tenir tête à son employeur ou est-ce, d'une façon plus large, le premier signe d'une nouvelle façon qu'auraient tous les médecins hospitaliers et installés de se comporter vis-à-vis du pouvoir politique ?Le véritable test, pour trancher (pour savoir de quoi est capable l'ensemble de la profession), ce sera la fin de l'obligation de contracter. Car il est de plus en plus probable que nous allons devoir en découdre, sur cette question. Sans que nous sachions pourquoi, d'ailleurs, personne ne parvenant à nous donner une seule bonne raison en sa faveur. Situation, à part ça, semblable à celle de la guerre qui se prépare contre l'Irak. George Bush a-t-il des raisons autres que celle du plus fort de faire cette guerre ? Si oui, le moment est venu de les donner. De la même façon, si les politiciens ou l'UDC ou Couchepin ont de bons arguments, un raisonnement solide, qu'ils les fassent connaître ! Pour le moment, l'argumentaire est vide. Sauf que Couchepin est très lié au lobby des caisses et que l'UDC, qui vient de lancer un référendum dont l'unique idée consiste à donner carte blanche aux assureurs, compte, parmi ses membres dirigeants, Christoffel Brändli, président de Santésuisse (pourquoi les médias se taisent-ils sur ce genre d'accointance, et présentent-ils le programme de l'UDC sans en montrer les dessous ?). Même dynamique que dans le cas de la guerre contre l'Irak : malgré la démocratie, la régression menace d'arriver par la volonté d'un petit nombre.La question est donc : si la fin de l'obligation de contracter était décidée, les médecins sauraient-ils mener le combat du refus avec la même détermination que celle montrée par les assistants vaudois ?...On peut, en gros, diviser les professions en deux grandes catégories : celles qui produisent des biens et celles qui s'occupent d'autrui. La médecine relève de la seconde catégorie, qui comprend d'ailleurs la moitié des travailleurs de la société moderne. Alors que les métiers de la production peuvent innover librement, décider du prix de leur activité, créer leurs propres champs de commerce et changer facilement d'orientation, ceux du «souci d'autrui» médecins, enseignants, travailleurs sociaux, etc. sont pris dans des contraintes éthiques qui limitent leurs marges de développement, leurs revenus et leur prise sur ce qui est demandé, donc sur l'avenir. Ces métiers, a-t-on longtemps estimé, doivent se trouver au-delà des intérêts particuliers : ils représentent une sorte de vocation laïque.Mais tout cela, ce dispositif quasi sacré, cet idéal collectif et institutionnalisé est entré dans «une longue implosion», pour reprendre les mots de François Dubet dans son livre «Le déclin de l'institution».1...L'enjeu n'est pas de s'opposer à un nouveau monde où le médecin serait davantage défini par ses compétences que par son statut d'individu sacré. Il est de refuser ce que Dubet appelle une «morale des vainqueurs». C'est-à-dire la petite idéologie du nivellement utilitariste qui fait main basse sur le système de santé. Face à cette morale, qui menace d'étouffer toute culture, toute utopie et même toute survie de la médecine, il ne s'agit plus de se montrer gentil ou conciliant. Le moment est venu de manifester, de s'opposer, de s'imposer socialement.1 Dubet J. Le déclin de l'institution. Paris : Ed. Le Seuil, 2002.