La prise en charge de patients présentant des troubles de somatisation s'avère souvent complexe, mettant le praticien dans une situation souvent répétée et dont l'issue constitue parfois le référé du patient à une consultation psychiatrique. Notre article relate l'expérience de consultations conjointes médico-psychologiques destinées aux patients somatisants. Il présente le modèle thérapeutique de cette prise en charge globale et son fonctionnement dans la pratique clinique.
Nous avons pensé intéressant de présenter le fonctionnement de deux consultations conjointes médico-psychologiques visant la prise en charge globale de patients souffrant de somatisation. La première concerne une population de patientes vivant dans la clandestinité et la seconde accueille des patients présentant des somatisations de la sphère buccale.
La mise en place et le fonctionnement de nos consultations conjointes comme activité clinique de psychiatrie de liaison a déjà fait l'objet de publications1,2 et nous aimerions préciser dans cet article, après la description du déroulement de ces deux consultations, un aspect spécialement important et efficace pour la prise en charge des patients somatisants.
Nous précisons que six consultations conjointes médico-psychologiques ont été mises en place depuis 1992 dans différents services pour un total de 2528 consultations. Consultation conjointe pour patients souffrant de troubles ORL (acouphènes, maladie de Menière), affections stomatologiques, maladies infectieuses, maladies immunologiques. Quarante-six médecins assistants, chefs de clinique ou médecins associés y ont participé au moins un an, parfois deux ans, et certains durant cinq ans. Les accords de collaboration entre l'unité de psychiatrie de liaison et les différents services concernés sont renouvelés chaque année. Le principe de collaboration entre le psychologue et le médecin, responsable médical de la consultation, repose chaque fois sur les principes suivants : créer une dynamique de relation devant le patient qui lui permettra de dire plus que la plainte somatique. Définir, préciser devant le patient et avec lui une prise en charge globale pour un temps défini (une à trois consultations, un projet de dix consultations, parfois davantage. Certains patients sont venus en traitement médico-psychologique à l'une de ces consultations entre 25 et 45 fois). Pour 90% des patients qui sont venus consulter, la consultation conjointe était le tout premier accès à une aide psychologique.
Dans les deux consultations citées ci-dessus, la population concernée, bien que très différente, présente des plaintes pour lesquelles très rapidement une compréhension médicale et psychologique est nécessaire. Les difficultés somatiques exprimées ne font pas l'objet d'une difficulté diagnostique mais thérapeutique, principalement d'ordre psychosocial et/ou affectif et psychologique.
La première consultation conjointe citée, accueillant des patientes clandestines, s'est tenue entre janvier 2000 et septembre 2001.a Nous y avons reçu dix patientes dont sept d'origine sud-américaine, au rythme d'un rendez-vous tous les quinze jours pour chacune d'entre elles. Les indications pour cette consultation étaient des douleurs chroniques, des plaintes somatiques multiples, la demande d'examens médicaux supplémentaires et une souffrance psychologique exprimée mais non reconnue par les patientes.3
Le cadre de la consultation conjointe : présence continue des deux thérapeutes, temps d'écoute d'une heure, rendez-vous renouvelé si demandé, interaction entre les deux thérapeutes devant les patients, etc. a permis d'effectuer une prise en charge globale : les patientes ont pu exprimer, à partir de leurs plaintes somatiques, leurs histoires personnelles déjà lourdes dans leur pays d'origine et les difficultés économiques de la migration. Sur ces points, qui sont donnés à titre d'exemple, la demande d'aide est une demande classique mais ce qui est spécifique de la consultation conjointe (double présence des thérapeutes durant toute la consultation) a permis à ces patientes de découvrir que l'expression de leur détresse affective, de troubles psychologiques préexistant à leur migration, pouvait se faire dans un contexte médical. Un contexte médical qu'elles investissent fortement à la mesure de leur détresse socio-économique.
Verbaliser quelque chose de «non somatique» a eu un effet libérateur qui leur a permis, grâce au caractère global de la prise en charge, de les aider à différencier leur demande d'aide sur le plan affectif et psychologique. La présence active des deux thérapeutes devant les patientes a permis de réduire l'agressivité rencontrée dans les consultations médicales menées par le médecin seul, et de mettre un frein aux demandes en urgence. La présence du médecin a permis d'authentifier la réalité des problèmes psychologiques par les patientes elles-mêmes.
L'accès aux soins médicaux dans un contexte de migration clandestine est souvent vécu comme périlleux par ces patientes et dès lors, oser l'accès à une consultation conjointe médico-psychologique a permis à certaines d'entre elles de donner un statut de réalité au versant psychique de leur somatisation, quelque chose d'autonome et qui leur appartenait exclusivement.
La seconde consultation conjointe citée ci-dessus concerne une population présentant des somatisations de la sphère buccale : brûlures de langue, picotements, mauvais goût. Elle a été mise en place, en 1996, dans la Division de stomatologie de la Clinique dentaire b en collaboration avec l'unité de psychiatrie de liaison.
Cette consultation a également fait l'objet d'une publication ; 4 nous souhaitons en préciser un aspect intéressant dans l'axe des somatisations : les patients, que nous recevons bien entendu en tandem, utilisent cette double présence : elle crée en eux une dynamique nouvelle, permettant aux thérapeutes et aux patients d'envisager la plainte somatique sous un autre angle.
En effet, ces patients veulent être soignés pour des sensations de brûlures qu'ils qualifient d'insupportables mais qui sont présentes dans la majorité des cas depuis des mois, voire des années. En général, ces patients ont déjà consulté en vain de nombreux dentistes et poursuivent leur parcours médical. La composante psychique est très difficile à aborder pour le médecin-dentiste et tenter de référer leur patient au psychiatre est souvent voué à l'échec.5
L'accès à la consultation conjointe médico-psychologique en stomatologie permet au patient de répéter ses plaintes buccales au médecin-dentiste présent, représentant un des deux pôles de la consultation, et la présence du psychologue, comme «nouveauté», perçue également comme présence stable dans la consultation va permettre au patient, de dire et vivre quelque chose de nouveau.
Le modèle thérapeutique de la consultation conjointe médecin-psychologue permet, dans le cadre des somatisations, de reconnaître la variété des problèmes psychologiques, les mécanismes de chronicisation, la nécessité pour ces patients d'expérimenter une technique de consultation nouvelle.
Si d'une part, les consultations conjointes sont bien établies à ce jour dans les services somatiques, nous tenons à souligner d'autre part que l'aspect nouveau, inhabituel pour les patients, ouvre une porte de soins à ceux qui présentent des somatisations. Nous arrivons au point plus précis que nous tenions à développer dans cet article : une consultation conjointe alliant un médecin et un psychologue ne peut faire l'économie de la question de la constitution du tandem. Travailler ensemble, l'un devant l'autre, nécessite une alliance de base qui doit être explicite entre les deux thérapeutes. En ayant comme objectif de prendre en charge les patients souffrant de somatisations, il serait paradoxal, pour une activité aussi spécifique, de l'instaurer dans l'anonymat ou dans l'urgence. Constituer un tandem pour la prise en charge des somatisations place donc au centre la question du référé.
Nous explicitons ce point : comment le médecin veut-il présenter à son patient somatisant la consultation conjointe et de quelle manière l'élabore-t-il en lui ? En constituant un tandem avec le psychologue, il écarte le recours au psychologue seul, car le référé au psychologue ou au psychiatre est un recours trop souvent voué à l'échec auprès de ce type de patients.
Pour percevoir la souffrance psychique du patient, un mouvement d'identification est nécessaire : les plaintes des patients interpellent le soignant dans des vécus intimes, voire éprouvés par lui ou elle. Il ne s'agit pas d'être théoriquement prêt à considérer la souffrance psychique du patient en plus de sa souffrance somatique. Il y a une implication nécessaire qui est au centre de toute identification, et la constitution des tandems de plus dans une institution hospitalière me paraît indispensable pour amorcer ce mouvement identificatoire.
La constitution des tandems fait partie de l'alliance thérapeutique dont le patient bénéficiera. Il est nécessaire, pour les deux thérapeutes de préciser, au fil du temps, les craintes, les motivations, les questions qui les concernent chacun.
La consultation conjointe permet au somaticien et au psychologue de ne pas travailler seul auprès des patients exprimant des somatisations. Le cadre est suffisamment contenant et étayant. Avec ce type d'alliance, on observe une diminution des mouvements défensifs et projectifs des patients, mais aussi des thérapeutes.
L'apport et l'intérêt d'être physiquement ensemble, auprès de ces patients, permettent, par ailleurs, au médecin d'observer de quelle manière le psychologue est également confronté dans les consultations à une atteinte narcissique.
Tous les deux ont un soin à apporter, car il s'agit bien de cela. Ecouter est un acte. Le médecin qui veut prester cet acte doit être pris au sérieux. La constitution d'un tandem, donc, chaque fois spécifique, authentifie ce désir du médecin d'écouter le patient dans une prise en charge globale.
L'alliance thérapeutique réussie permet de ne pas se sentir perdant, ni de chercher à être gagnant. Elle favorise la concentration sur le patient d'une manière nouvelle. A son tour, le patient expérimente une façon élargie de se plaindre et de demander de l'aide.