Les effets conjugués d'une explosion des coûts de la santé, de l'émergence croissante d'une conception bio-psycho-sociale de la maladie, d'une redéfinition des professions médicales et paramédicales et de la volonté d'action et de réaction de diverses associations de patients conduisent résolument le système de santé helvétique à se restructurer. Un des moyens pour celui-ci d'y parvenir semble passer par l'adoption d'une approche déjà initiée de l'action sanitaire comprise dans une perspective de travail en réseau.1,2 Afin d'éviter d'obtenir des résultats qui se révèlent en fin de compte contre-productifs,3 cette approche appelle entre autres choses une gestion de la redistribution des pouvoirs de compétence et des responsabilités qu'entraîne toute mise en relation concertée de catégories socio-professionnelles ayant un modus operandi au plan du fonctionnement et de la communication qui leur est propre. C'est conscients de l'importance de cette gestion que les responsables de l'«Association Réseau de la communauté sanitaire de la région lausannoise» (ARCOS) ont mandaté une équipe de chercheurs pour la réalisation d'une étude. Encore en cours, cette étude est centrée sur les difficultés émergeant du travail en commun des professionnels amenés à assurer le suivi des personnes, souffrant de troubles psychiques, dont le maintien à domicile s'avère problématique.4
Concrètement, deux objectifs ont été assignés à l'équipe de recherche. D'une part, elle avait à cerner l'image que les membres du réseau ARCOS, composés essentiellement de médecins somaticiens, de psychiatres, d'infirmiers ou d'infirmières, d'assistants sociaux, de policiers et de juges, conçoivent de leur travail effectif en réseau dans la prise en charge de patients atteints de troubles psychiatriques importants. D'autre part, il s'agissait pour l'équipe en question de porter au jour certains éléments susceptibles d'optimiser ce travail en réseau. Des résultats de l'étude,5 on se limitera à présenter ici certains de ceux qui révèlent que l'on ne passe pas sans heurts du stade de la collaboration plus ou moins contrainte à celui du partenariat pleinement consenti.
Compte tenu de la nature de son double objectif, l'étude devait permettre non seulement de conduire à la production de connaissances mais également de fournir des indications en vue de l'établissement d'un certain changement dans les limites même du terrain d'enquête. Aussi est-ce une stratégie d'observation conforme à celle utilisée pour la conduite d'une recherche-action qui a été adoptée. En effet, ce type d'étude, qui permet un effort de réflexivité opéré de concert avec les sujets soumis à l'observation, a pour but de produire des connaissances tout en contribuant à la réalisation d'un objectif pratique généralement compris en termes de changement.6,7 Le cadre théorique adopté a été emprunté à la sociologie des champs sociaux.8,9 Celle-ci considère qu'aucune communauté, si réduite soit-elle, n'évolue dans un vide social, mais apparaît toujours sous les traits d'une structure hiérarchisée qui s'apparente à ce que les théoriciens de la gravitation appellent un champ. Ainsi, dans ce cadre théorique, tout système ou sous-système social doit être considéré comme un ensemble lié de positions aux profits différents dont le jeu se modifie uniquement sous la pression d'actions reconnues comme étant légitimes par toutes les parties.
Les données expressément produites pour atteindre les objectifs de la recherche touchaient au domaine des représentations développées par les acteurs impliqués dans le réseau de soins psychiatriques. Ces représentations, relatives aux rencontres réunissant ces acteurs, ont été saisies au travers de deux techniques : entretiens individuels et «focus groups».10 Admis que les représentations ne sont pas des contenus préexistant à l'acte de parole, l'attention a été portée sur les divers discours recueillis, tout comme sur les conditions de production de ces discours.11 Afin de restituer le plus fidèlement possible les sens des discours recueillis et pour répondre à la problématique étudiée, l'équipe de recherche a opté pour une méthode d'analyse de type sémantique/thématique. Pratiquement, cette analyse est fondée sur l'adoption d'une grille prenant en compte d'une part les dimensions individuelles et collectives attachées au travail en réseau et, d'autre part, les valeurs et les interactions que suppose l'activité sanitaire.12
Vingt-cinq entretiens individuels ont été effectués auprès de divers membres du réseau ARCOS entre décembre 2001 et mars 2002, donnant un échantillon profilé comme l'indique le tableau 1. Dans un deuxième temps, six groupes de discussion ont été amenés à prendre position au sujet de thèmes problématisés lors des entretiens. Ces groupes représentaient six univers, à savoir : 1) les patients et leurs proches ; 2) les lieux de vie ; 3) les médecins libre praticiens ; 4) le DUPA ; 5) le groupe de référence ARCOS et 6) les responsables institutionnels. Chacun des groupes était composé de huit à dix personnes faisant toutes partie du réseau ARCOS.
Des entretiens émerge le fait que l'actuelle mise en réseau des services sanitaires du Grand Lausanne a des implications qui diffèrent d'une institution à l'autre. Il s'avère que certains services travaillent en réseau depuis plusieurs années. C'est notamment le cas des assistants sociaux du DUPA, pour qui la mise en réseau n'implique a priori aucun changement qualitatif de leur activité. En revanche, d'aucuns sont amenés à répondre à des demandes thérapeutiques nouvelles, conséquences de leur inclusion dans une ou plusieurs filières de soins du nouveau réseau global. Par exemple, les centres médico-sociaux (CMS) ont été récemment engagés dans le suivi à domicile de patients psychiatriques adultes de tous âges alors qu'auparavant, les centres en question ne se chargeaient de psychiatrie que dans le cadre spécifique des soins psycho-gériatriques.
Il apparaît que les liens constitutifs du réseau reposent sur des activités de communication entre intervenants (suivis conjoints, transmission, supervisions, etc.). Les intervenants sondés identifient divers obstacles à ce type de communication et, partant, à la coopération :
Alors je pense qu'il y a de la bonne volonté chez tout le monde, peut-être que c'est vrai que tout le monde est surchargé et puis qu'on ne prend pas vraiment le temps de discuter. Responsable de CMS.
Il y a un manque d'informations : qui fait quoi ? quelles sont les limites de chaque partenaire ? Juge de Paix.
Il y a un manque, un déficit de langage commun, enfin, oui, on fait pas (rire)... on fait un autre travail. Psychiatre privé.
Tout est beaucoup fait pour qu'on sache très bien se parler entre nous dans un service, mais qu'on ne sache pas comment parler comme personnage institutionnel d'un service à l'autre. Assistant social de la ville (CSR).
Ces verbatims illustrent les trois obstacles à la coopération qui ont été le plus fréquemment évoqués lors des entretiens semi-directifs : le manque de temps, la méconnaissance mutuelle, et l'absence d'une culture de communication inter-institutionnelle. Les représentations ainsi dégagées suggèrent que le développement d'un réseau de soins lié suppose avant tout que les soignants se voient accorder un temps rétribué consacré à la rencontre et à l'échange d'informations. Comme l'avoue très honnêtement un psychiatre privé :
Alors pour moi la disponibilité c'est égal en fric [...] là il y a un problème qui est assez «hard».
Tous les intervenants interviewés rapportent que les prises de contact par téléphone et les rencontres impliquant des déplacements sont chronophages et regrettent qu'elles ne soient pas systématiquement rémunérées, ce qui explique un certain manque de motivation à entreprendre ou à répondre positivement à des démarches de mise en relation. La méconnaissance des partenaires entre eux constitue une bonne raison de communiquer en même temps qu'elle est liée à la diversité des cultures socio-professionnelles ou institutionnelles qui entrave la communication. Le «déficit de langage commun» paraît néanmoins surmonté par nombre de soignants :
Il faut pas hésiter à prendre contact, se réunir [...] moi j'ai l'habitude de dire comment je m'imagine [le traitement ...] honnêtement moi je suis plutôt satisfaite. Cheffe de clinique (DUPA).
Avec deux directeurs de foyers psychiatriques, on s'était mis d'accord qu'on ferait... parce qu'il y a deux personnes suivies au GRAAP qui font partie de ce foyer, de faire un mini-bilan de trois minutes tous les vendredis par exemple, avant que cette personne soit loin un week-end, ça se passe très bien. Assistant social au GRAAP.
L'injonction formulée par la cheffe de clinique «il faut pas hésiter à...» est à comprendre dans sa perspective propre de personne occupant un poste conférant un relatif pouvoir au sein des groupes de discussion. Interrogée sur l'impact que le facteur hiérarchique a sur la communication de réseau, l'intervenante en question rapporte que : «ça aide parce qu'on est écouté, on a quand même un certain poids qu'on arrive à utiliser». Quant à l'assistant social cité ci-dessus, il rapporte que la pratique hebdomadaire de «mini-bilans» repose sur un contrat préalable «on s'était mis d'accord» qui l'autorise à prendre contact et réclamer les informations relatives à l'évolution des patients suivis conjointement avec les intervenants de foyers.
En filigrane de ces citations apparaît la problématique de la légitimité des interlocuteurs. A cet égard, les citations suivantes sont tout à fait explicites quant aux entraves et craintes relatives à la problématique en question :
Dans certains CMS, avec les infirmières, il faut d'abord que l'on sorte nos diplômes puis après on discute. Bénévole au GRAAP.
Les CMS c'est important qu'on ne les utilise non pas comme un exécutant mais comme un partenaire, ce qui veut dire qu'effectivement on puisse participer aux projets dans le sens que c'est vrai que si on nous convoque à une réunion et qu'on me donne pas l'espace d'avoir un contact avec les professionnels... Infirmière en psychiatrie (CMS).
La légitimité des intervenants est ici mise en relation avec la reconnaissance statutaire associée aux titres (diplômes), et au rôle strictement exécutif versus partenaire dans l'élaboration des stratégies thérapeutiques (accès à un espace de contact avec les professionnels). L'intervenant de CMS revendique pour son service un droit que ce même service refuse au bénévole du GRAAP, selon les dires de ce dernier. Ainsi, il apparaît que le système socio-sanitaire présente une hiérarchie qui du point de vue «d'en-bas» fait obstacle à la communication et, partant, altère la coopération et les soins. Corroborant les propos de l'infirmière de CMS cités plus haut, l'une de ses collègues rapporte que :
C'est clair que si c'est un médecin qui va faire une demande à un autre médecin, il aura plus vite une réponse que si c'est moi [...] effectivement, pour avoir une réponse plus rapide ou un accès plus rapide à certains soins, je triangule par le médecin traitant.
Le problème de communication dépasse la problématique des cultures socio-professionnelles divergentes dans la mesure où l'infirmière communique avec un médecin pour en atteindre un autre. Ici, l'obstacle et la solution se situent également au plan de la légitimité des intervenants ; le médecin traitant dispose d'un pouvoir mobilisateur supérieur à celui de l'infirmière de par son statut et sa connaissance des codes communicationnels propres à la corporation des médecins. Un problème similaire, sans solution pour l'instant, se pose pour les policiers. Un appointé amené à intervenir fréquemment en première ligne lors de crises psychiatriques notamment au domicile des malades exprime comme suit les problèmes de communication qu'il rencontre lorsqu'il transmet des patients au DUPA :
Ils font fi de nos explications en fait. On essaie de synthétiser en fait ce qui s'est passé sur place, de quoi cette personne a peur, en fait ce qui ne va pas, mais ces gens nous regardent gentiment en nous disant «merci maintenant on s'en occupe et puis pour vous c'est bon».
Force est de constater, au travers de ce dernier verbatim, qu'il n'est pas de chemin vers le partenariat qui puisse faire l'économie d'une valorisation des discours. En d'autres termes, le droit d'exprimer constats, interrogations, et souhaits constitue un prérequis à l'élaboration de langages communs, ou à tout le moins mutuellement intelligibles, entre institutions. Pratiquement, ce qui peut sembler une perte de temps aux yeux de certains professionnels non rétribués pour le travail effectué en réseau, à savoir la rencontre entre intervenants visant à faire connaissance et à poser les bases de collaborations ultérieures, apparaît à d'autres comme une étape souhaitable, voire indispensable. C'est ce qu'invitent à penser, par exemple, ces propos tenus par un assistant social :
Ça aide des fois de s'inviter mutuellement et puis de commencer à se poser des questions dans toutes situations concrètes, mais pas nécessairement à chaud.
Outre la connaissance mutuelle qui peut être acquise lors de telles rencontres, il est à noter que l'événement en lui-même constitue un signe de respect de la parole de l'autre. Or tous les intervenants interviewés qui sont amenés à développer des liens et se trouvent dans une position autre que le sommet de la hiérarchie aspirent à échanger de tels signes avec leurs partenaires en devenir.
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