Résumé
A propos de ce sujet hypermédiatique qu'est l'assistance au suicide, étonnant ce qu'on découvre dans un article du BMJ de la semaine dernière, sous la plume des éthiciens romands Samia Hurst et Alex Mauron.1 Non seulement cette assistance n'est chez nous pas un crime (à condition qu'elle soit désintéressée), mais en plus tout le monde peut l'offrir, ce qui ne semble être le cas dans aucun des autres pays qui la tolèrent. La Suisse est le seul pays à estimer qu'un médecin n'est pas nécessaire pour que soient respectées les conditions légales (et éthiques) de l'assistance au suicide. N'importe quelle organisation peut s'en charger. Voilà pourquoi, probablement, la Suisse fait figure de Mecque du suicide assisté. La situation est sur ce point si unique que les médias du monde entier font des reportages quasi ethnologiques sur les mouroirs zurichois (sont-ils les lieux d'une nouvelle religiosité laïque ? Zürich, la Bénarès post-moderne ?). Un tourisme de mourants s'installe. Bien qu'aucune statistique officielle ne soit tenue, le taux de suicide assisté semble être en Suisse de loin supérieur à ceux des autres pays, y compris les Pays-Bas....Soixante-huit pour cent de la population suisse, selon une étude citée par Hurst et Mauron, estiment qu'il revient aux médecins de pratiquer l'assistance au suicide. Les médecins sont considérés comme des garants d'humanité dans les moments clés de la vie. Pourquoi la loi suisse, seule au monde, ne leur donne-t-elle pas ce rôle ? La raison est-elle culturelle ? S'agit-il d'une décision politique ou, au contraire, d'une négligence législative ? Ou encore, la réticence vient-elle des médecins eux-mêmes ? Ces questions semblent n'intéresser personne. Dans les rangs des médecins, c'est vrai, il y a controverse : certains estiment que leur profession leur interdit de se mouiller dans ce genre de choses («tuer des patients viole l'intégrité professionnelle des médecins et met en danger la relation médecin-malade»). D'autres, à l'inverse, pensent qu'aider au suicide ou pratiquer l'euthanasie fait partie du respect des personnes («le suicide assisté et l'euthanasie sont une partie de la réponse de soins à la souffrance humaine intraitable»). Mais ce qu'en pense la majorité des médecins, nul ne le sait....Il faut dire que la mort n'est plus un véritable enjeu. Pendant très longtemps, dans l'humanité, le pouvoir le pouvoir en général : celui du roi, des soldats, du clergé et des médecins s'est exercé sur la mort. On la donnait souvent, la mort, pour manifester son autorité. On la codifiait aussi, par des rites. Mais surtout, on la contrôlait. Or, comme l'a montré Michel Foucault, ce qui caractérise l'époque moderne, c'est que le pouvoir s'exerce désormais sur la vie. Le véritable pouvoir est devenu un bio-pouvoir. Il y a eu pivotement, révolution dans la manière de tenir l'humanité sous coupe. Regardez le dynamisme législatif et l'intérêt pour les débuts de la vie, les discussions sur le génie génétique, sur le nombre d'embryons à implanter dans une FIV, sur les cellules souches embryonnaires, le clonage, le diagnostic prénatal : ça pinaille sec, du côté du gouvernement, rien n'est laissé à la simple interprétation des individus. La volonté est de maîtriser le social (et son imaginaire) dans ses liens avec la vie, mais aussi la biotechnologie, annoncée comme le futur économique de l'humanité. Or, en même temps qu'il organise le contrôle sur la vie, le pouvoir moderne commence à se désintéresser du contrôle de la mort. Il organise les soins palliatifs : pour le reste, que chacun se débrouille. La mort, ça n'a pas de futur....La liberté de mourir quand on s'estime trop malade, trop près du point de non-retour où, comme une navette spatiale abîmée, la vie part en débris, est une liberté «émergente», de plus en plus populaire, il faut en prendre acte. Mais une liberté encore mal définie, fragile, aux contours flous. On remplace les anciens rites religieux par l'accompagnement des mourants : c'est bien. Mais sait-on vraiment ce qu'on fait : du psychologique ? du médical ? du social ? du para-religieux ? de la mise à distance symbolique ? de l'exclusion ?...Quel est le but de l'accompagnement du mourant en soins palliatifs, demande Robert William Higgins dans un décapant article de la revue Esprit ?2 Que le patient soit pacifié ? Mais la révolte n'est-elle pas aussi «juste» ? Y a-t-il d'ailleurs un standard acceptable, une mort normale qui s'opposerait à une pathologie du mourir ? Higgins décrit le trouble des équipes de soins palliatifs lorsqu'un mourant est en déni de sa mort. Le déni du mourant, comme sa révolte, ne dérange pas qu'elles, il nous dérange tous. Bien sûr qu'il est un droit, une des façons de parler de la mort. Mais nous en faisons un échec culpabilisant. Il nous rappelle trop notre déni collectif.Pour Higgins, aussi humaine soit la démarche des équipes qui les pratiquent, les soins palliatifs cachent mal une froideur sous-jacente de la société, un éloignement de ceux qui n'ont rien à dire aux mourants et dont la priorité, de toute façon, est de s'accomplir eux-mêmes....En se séparant du groupe humain qui s'en approche, explique Higgins, la société se défausse du problème de la mort. Elle crée une nouvelle catégorie de victimes-exclus, celle des mourants. Dans un deuxième temps, en contrepartie de cette victimisation-exclusion, elle organise, comme pour tous les exclus, une démarche humanitaire d'accompagnement, les soins palliatifs. Elle décrète vouloir «discriminer positivement» les mourants. Mais la question subsiste : au nom de quoi discriminer ?...Une friche culturelle, un champ de ruines idéologique : voilà ce qu'est devenue la mort. Plus personne ne sait comment l'empoigner. Zéro mort disent les chefs de guerre occidentaux. Le plus de morts possible, répondent les gourous entraînant les kamikazes. Jouons avec elle, lance la jeunesse dorée pour tenter de l'exorciser. Quant à ceux qui auraient quelque chose à dire sur elle, les mourants, ils sont priés de disparaître sans faire de bruit social, en taisant leur révolte et leur désarroi, en cachant leur impossible questionnement. ...Nous tournons autour du pot, nous nous accrochons à des ersatz de solutions, mais nous avons beau faire : le problème avec la vie, c'est qu'on n'en sort pas vivant. La mort, pour paraphraser Shakespeare, c'est la fureur de l'existence....Le défi, pour les médecins, n'est pas de participer ou non à l'euthanasie ou au suicide assisté (même s'il serait bien de débattre davantage de cela), mais de garder vive, au cur de la société et de la médecine, comme une blessure ouverte, la question de la mort.1 Hurst SA, Mauron A. Assisted suicide and euthanasia in Switzerland : Allowing a role for non-physicians. BMJ 2003 ; 326 : 271-3.2 Higgins RW. L'invention du mourant. Violence de la mort pacifiée. Esprit, janvier 2003, 139-68.