Des multiples chaires permettant d'observer l'évolution de notre société, le droit d'une part, la médecine de l'autre, sont sans conteste parmi les plus intéressants. C'est dire toute la richesse que peut offrir le croisement de ces deux mondes. Blouses blanches face aux robes noires, l'affrontement est, on le sait, souvent conflictuel. Affaire de pouvoir, de prestige, d'ego sans aucun doute ; fruit de cultures radicalement opposées aussi, d'incompréhensions réciproques, de rancurs tenaces. Le fameux «temps juridique» tout comme la lente et irrépressible évolution de la jurisprudence ne cadreront jamais avec le «temps médical», celui de l'urgence thérapeutique et de la réponse immédiate à donner pour tenter de réduire l'intensité de la souffrance de celui, en confiance, qui s'adresse à un «docteur».
C'est dans ce paysage qu'il convient de replacer l'ouvrage que vient de signer le Pr Claude Sureau ; un ouvrage atypique et foisonnant en forme de leçon magistrale donnée par celui qui dirigea, de longues années, la maternité Baudelocque de l'hôpital Cochin à Paris avant de présider l'Académie nationale de médecine. Esprit aussi vif qu'indépendant, catholique hors les normes, féru d'histoire de la médecine, passionné de droit et d'éthique, Claude Sureau nous avait, ces dernières années, régalé avec un «Alice au pays des clones» (Stock, 1999), uvre à clefs et tiroirs dans laquelle il tordait le cou à quelques chimères éthiques. Il récidive aujourd'hui avec un «Fallait-il tuer l'enfant Foucault ?» qui ne manquera pas de faire quelque bruit dans les prétoires et les salles d'accouchement.
Le propos initial ne manque pas d'originalité qui reprend une histoire du début du XIXe siècle. Nous sommes en septembre 1825, au lieu-dit La Jambière, dans le canton de la Lande-Patry, non loin de Flers, dans le département de l'Orne. Marie-Anne Le Prince, épouse Foucault va accoucher. Elle a trente-quatre ans, cinq enfants et un mari boulanger. Une matrone locale est là. Tout va, espère-t-on, bien se passer comme lors des cinq accouchements précédents. Soudain, le drame : l'enfant se présente on ne peut plus mal, par l'épaule. On appelle en urgence le Dr Frédéric Hélie. Ce dernier croît l'enfant mort, entreprend de sauver la femme, désarticule l'épaule puis le coude de l'autre membre. Mme Foucault est sauve mais puisqu'il faut, ici, dire «mais» l'enfant vit. Il mourra à six ans et demi. On accuse le médecin de n'avoir pas pu préserver l'intégrité physique du nouveau-né. Le 16 mars 1832, il est condamné par le tribunal de Domfront «à payer à l'enfant Foucault, à partir du jour de la demande, une rente viagère et alimentaire, qui sera de 100 francs par an jusqu'à ce que le dit enfant Foucault ait atteint l'âge de dix ans, et de 200 francs aussi chaque an, depuis l'époque où il aura atteint l'âge de dix ans et pendant tout le restant de la vie de cet individu.» S'il n'avait rien tenté, il n'aurait pas été condamné.
Claude Sureau, à près de deux siècles de distance, reprend le dossier, enquête, discute, soupèse, instruit. Il met en résonance cette affaire avec quelques autres, célèbres et contemporaines et tout particulièrement celle qui, en France, vit les magistrats de l'assemblée plénière de la Cour de cassation flirter sans ciller avec le sulfureux concept du «préjudice de vivre.» L'auteur nous relate aussi quelques-unes des plus belles pages de l'histoire de l'obstétrique, avec notamment les travaux trop méconnus menés par Jacques Alexandre Le Jumeau de Kergaradec à partir de son stéthoscope obstétrical. Il disserte longuement, pièces à l'appui, sur les multiples lectures qui furent faites du conflit qui peut surgir entre le droit de l'enfant à naître et celui de sa mère à ne pas mourir. Et il ne résiste pas à griffer les hommes de droit, leur «technique juridique» et leurs appréciations mouvantes de ce que peut être la relation de causalité.
L'auteur, enfin, nous offre quelques pages essentielles poignantes ou troublantes sur l'acceptation sans cesse grandissante de notre société à ce qu'il faut bien dénommer, avec Habermas, l'«eugénisme libéral».
Ecoutons-le un instant. «Il est évident que nous, cytogénéticiens et gynécologues, devenons progressivement, par la force des choses, une sorte de bras séculier, d'exécuteur des hautes et basses uvres d'une société incapable de se pencher réellement sur le sort de ses membres les plus fragiles. Oserais-je soutenir qu'à certains égards nous devenons semblables aux bourreaux du Moyen Age, chargés d'appliquer les décisions de justice ; comme eux, nous devons éliminer les membres que la société rejette, nous sommes à la fois nécessaires et critiqués pour avoir accepté de nous charger des conséquences de sa mauvaise conscience collective.» Exagère-t-il ?
C. Sureau. Fallait-il tuer l'enfant Foucault ? Stock, 2003.