Résumé
Qu'il y ait un certain souci ambiant, chez les médecins, à voir Pascal Couchepin-le-décideur s'entourer d'économistes formés à l'église de gestion saint-galloise ultra-orthodoxe pour décider les grandes lignes du système de santé de demain, on ne peut le nier. Voilà que se constitue un team qui ne craint rien, surtout pas que son manque d'expérience de terrain l'empêche de prendre les bonnes décisions. Et qui estime que ces décisions doivent être radicales, la «vieille médecine» (comme on dit maintenant : la «vieille Europe») devant céder le pas à un système moderne, géré comme une entreprise, à l'économie prévisible et, comme il se doit, ayant la compétition comme credo.Jamais n'est mis en avant que la population, et quantité d'experts d'ailleurs, estiment que notre système est parmi les meilleurs au monde, en termes de qualité et même d'efficacité. Et que donc rares sont ceux qui souhaitent cette «autre chose», ce nouveau radical qui fait rêver les économistes. S'il faut améliorer quelque chose, estime la majorité, c'est du côté de son financement. On ne demande qu'une raisonnable maîtrise. Jamais non plus n'est considéré le fait que la médecine n'est pas qu'un ensemble de techniques ou un marché, mais avant tout une vision de l'homme, une façon d'exister ensemble, une culture complexe, vivante, qui façonne la société autant qu'elle est façonnée par elle. Une culture qui s'exerce dans des cabinets, des hôpitaux, des cliniques, au travers quantité de tâches de soins, mais aussi sociales et de production de sens....«Etendre la concurrence», c'est en gros le plan Couchepin pour réformer le système de santé, expliquait la semaine dernière son nouveau bras droit dans le domaine, Fritz Britt (un ancien responsable de santésuisse ayant fait un stage d'immersion à l'OFAS). Etrange, la fascination exercée par le mythe de la concurrence. Au team de Couchepin, il faudrait enseigner ce b a ba : dans aucun pays la concurrence en matière de soins n'a fait baisser les coûts. Il faudrait lui expliquer que, plus largement, dans aucun domaine de l'économie où elle a été instaurée, la concurrence n'a diminué la quantité d'argent dépensé : si elle permet d'améliorer l'efficience (la qualité offerte pour le même prix), elle entraîne toujours une augmentation de la dépense globale dans ce domaine.Et puis, il y a concurrence et concurrence. Lorsque Couchepin parle d'«augmenter la concurrence entre prestataires de soins, c'est-à-dire supprimer l'obligation de contracter», il mélange un peu les notions. La fin de l'obligation de contracter mettrait surtout les médecins en dépendance de critères flous et de systèmes d'évaluation encore plus flous. Le problème est toujours le même : soit on laisse s'exercer une concurrence sauvage (ce qui est impossible en médecine), soit on la modère, et alors les critères de modération donnent en fait le pouvoir à ceux qui les évaluent, et scelle une pratique des soins. Pour bien comprendre ce que cette concurrence à la Couchepin entraînera comme type de médecine, il faut lire les réflexions officielles des caisses-maladie qui en deviendront les maîtres, puisqu'elles sélectionneront les médecins et en gouverneront les hôpitaux : elles sont d'une insondable futilité....Où se trouve le débat ? Il n'y en a pas. La réponse politique est affirmée avant de bien poser la question. Se déploie, ces jours, une militarisation du discours sur le système de santé. Comme le gouvernement américain pour l'Irak, les stratèges de Couchepin font semblant d'avoir tout prévu. Certes, des décisions doivent être prises, et toute décision politique a un aspect tranchant, simplificateur. Mais il reste possible de décider avec la population, loin des fausses certitudes de propagande. Rien n'empêche les politiciens de partager leurs doutes devant un avenir illisible. Faire semblant de savoir alors qu'en fait on avance à tâtons dans l'obscurité, voilà la grande imposture actuelle. D'abord, exigeons la vérité sur l'incertitude. Aucune des solutions envisagées n'est «evidence-based», toutes ont des conséquences inconnues. Comme dans l'affaire de l'Irak, le principal argument agité devant les esprits de la population et des soignants, c'est le spectre du pire (projets des socialistes et de l'UDC). Ici et là, ce discours ne fait que révéler la légèreté des preuves....Avec Couchepin, c'est évident, le principal objectif sera la maîtrise de l'augmentation des primes. A cet objectif seront sacrifiés une partie de la solidarité, les prestations remboursées, le libre choix du médecin. Est-ce pire que ce que promet la gauche avec son grand projet (en plus de la prime en fonction du revenu) d'une planification centralisée ?...Beaucoup d'idées en forme de bons sentiments, de la part des experts, des politiques, des administrations de toutes sortes. Mais toutes sont des variantes de couvercles à poser sur le chaudron bouillonnant du système de santé. Prenez Pascal Couchepin et son dream team : le phénomène du bouillonnement lui-même semble ne pas l'intéresser. Or oui, ça va mal. Médecins et infirmières en burn out et découragés. Image des professions de soin en déclin. Pénurie grave en vue. Mainmise administrative jusque dans l'intime de la relation thérapeutique. Patients de plus en plus désemparés, s'accrochant au système comme au dernier recours avant le néant social. Pour comprendre ce qui dysfonctionne dans la médecine actuelle, c'est au niveau capillaire, à celui de la pratique, qu'il faut regarder....Simplifier le monde complexe de la santé en le soumettant à la loi de la compétition : OK. Et après ? Après, c'est comme après une guerre : une autre complexité s'installera. Imaginons les réformes du programme Couchepin menées à terme. Où en serons-nous ? Certains coûts, limités autoritairement par les caisses-maladie, seront sous contrôle, c'est probable. Mais l'ensemble ? La société malade, ses grouillements, ses souffrances ? Toute cette vapeur humaine se glissera violemment sous le couvercle de la marmite, vous verrez. Et le gain sera nul.Il n'y a pas davantage de solution simple au problème des coûts du système de santé qu'il n'y en a à celui du monde, de la tyrannie, de l'extrémisme religieux, du libéralisme injuste, de l'accroissement des inégalités. Ces choses ne peuvent se traiter durablement que dans la complexité et la négociation....Aucune sortie à la «crise» n'existe. Impossible de stabiliser le système de santé, sauf à instaurer un régime totalitaire. S'il y a une certitude qui doit habiter notre vision de l'avenir, c'est celle-là.Autre certitude : on ne peut se contenter d'avoir comme but une maîtrise des coûts. Il faut en même temps repenser l'aspect culturel, «réenchanter» la sphère médicale, lui redonner la liberté et les moyens de son rôle symbolique au cur de la société. Qui parle de ce projet ?