A propos de la dysfonction sexuelle féminine : «Une foule de chercheurs étroitement liés à l'industrie pharmaceutique sont en train de travailler avec leurs collègues employés par l'industrie afin de développer et définir une nouvelle catégorie de maladie humaine, durant des réunions massivement financées par des firmes lancées dans la course au développement de nouveaux médicaments.» L'accusation a le mérite d'être claire. Elle émane de Ray Moynihan, un journaliste de l'Australian financial review, qui signe un article solidement documenté dans le British Medical Journal du 4 janvier 2003 (BMJ 2003 ; 326 : 45-7).En guise d'argumentaire, l'auteur raconte la genèse du concept de dysfonction sexuelle féminine. Tout démarre en mai 1997, durant une réunion organisée à Cape Cod, entièrement financée par des entreprises pharmaceutiques. Les organisateurs déclarent eux-mêmes que seuls des chercheurs ayant des liens étroits avec l'industrie sont invités. Il s'agit de pallier l'«absence de consensus sur la définition» de la dysfonction sexelle féminine, une lacune qui empêche de réaliser des études cliniques crédibles et de proposer des médicaments féminins dans ce domaine.Nouvelle conférence huit mois plus tard, qui accouche d'une nouvelle définition et classification des troubles de la sexualité féminine. Selon Moynihan, 18 des 19 auteurs de cette définition déclarent des intérêts financiers ou d'autres liens avec un total de 22 firmes pharmaceutiques. Dès 1999, l'Université de Boston accueille chaque année une conférence sponsorisée par seize, puis plus de vingt entreprises pharmaceutiques. Dès 2000, ces réunions sont placées sous la houlette du nouveau Female Sexual Function Forum. Pfizer devient le principal sponsor de ces conférences.En février 1999, une enquête publiée dans le JAMA estime à 43% la prévalence des dysfonctions sexuelles féminines chez les femmes entre 18 et 59 ans. Les trois auteurs dont deux n'ont révélé que tardivement leurs liens avec Pfizer ne cachent pas que ce chiffre serait beaucoup plus faible en se tenant à la définition stricte des dysfonctions sexuelles féminines. Mais ce détail disparaît rapidement du discours de l'industrie et des médias. Le chiffre de 43% se répand comme une traînée de poudre.Plusieurs chercheurs examinent l'effet du sildénafil (Viagra®) sur la fonction sexuelle féminine. Faute de signes aussi clairs que l'érection masculine, ils mesurent un ensemble de données physiologiques (flux sanguin, profils hormonaux, pH vaginal, etc.) La dernière de ces études a été présentée en octobre 2002 durant une conférence dont Pfizer était le sponsor principal. Irwin Goldstein, professeur à Boston, se profile comme le grand spécialiste de cette discipline naissante. En utilisant le lapin blanc néo-zélandais, il met au point des modèles animaux de maladies telles que l'insuffisance érectile clitoridienne, compare les taux stéroïdiens chez des femmes «normales» ou souffrant de dysfonction sexuelle.«Normalité» : le grand mot est lâché. Si cette entreprise, comme le reconnaît Moynihan, a le mérite d'attirer l'attention de la recherche et du grand public sur la complexité des problèmes sexuels féminins, elle contribue également à créer une normalité artificielle et à faire entrer dans le domaine de la pathologie des états qui peuvent naître très naturellement du contexte relationnel, social, personnel. Leonore Tiefer, psychiatre à l'Université de New York, citée par l'auteur, regrette que cette médicalisation des problèmes sexuels masculins et féminins «dissocie les aspects émotionnels, relationnels et physiques de l'insatisfaction sexuelle», étroitement liés.Le fait que l'industrie pharmaceutique soit à l'origine de toute la construction de cette «maladie», conclut Moynihan, risque de conduire à une «course au diagnostic, à la classification et à la prescription». Et de faire oublier les causes complexes, autant sociales, personnelles que physiologiques, de l'insatisfaction sexuelle.